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Le débat sur la laïcité, notamment autour des signes religieux, est un enjeu central au Québec depuis des années. Si la crise des accommodements raisonnables a surgi en 2006 avec le débat au sujet du kirpan, c’est plutôt le voile islamique qui en est arrivé à occuper une place prépondérante dans l’espace public. La commission Bouchard-Taylor a posé des balises claires concernant le port des signes religieux par les agents de l’État. Elle a aussi proposé qu’une enseignante ne porte pas de burqa ou de niqab en classe, afin d’assurer la communication avec les élèves. Or, cette recommandation n’a pas été retenue par le Parti libéral du Québec, qui avait pourtant mandaté cette commission ; elle n’a pas plu davantage au Parti québécois. Depuis lors, c’est autour des signes religieux dissimulant le visage et le port du voile par les fonctionnaires que le débat n’a cessé d’occuper l’actualité. Lors du projet de loi 94 en 2010, les partisans d’une laïcité ouverte ont publié le « Manifeste pour un Québec pluraliste » (Le Devoir, 3 février 2010) ; tandis que les signataires de la « Déclaration pour un Québec laïque et pluraliste » (Le Devoir, 16 mars 2010) ont fait appel à l’établissement juridique de la laïcité de l’État. Dans la foulée du projet de loi 60, déposé en 2013 par le PQ et intitulé « Charte de la laïcité », Daniel Baril et Yvan Lamonde, signataires d’ailleurs de la Déclaration de 2010, ont proposé leurs propres recommandations dans leur ouvrage Pour une reconnaissance de la laïcité au Québec (Presse de l’Université Laval, 2013) ; alors que Sébastien Lévesque, promoteur d’une société tolérante et inclusive, a dirigé le livre intitulé Penser la laïcité québécoise : Fondements et défense d’une laïcité ouverte au Québec (Presses de l’Université Laval, 2014). En 2017, le PLQ a fait adopter le projet de loi 62 sur la neutralité de l’État, qui prévoit que les services publics doivent être donnés et reçus à visage découvert. Il s’agissait de la première loi en Amérique du Nord ayant pour but d’encadrer le port des signes religieux, mais elle a été suspendue en raison de l’absence de modalités d’application concrètes. Dans ce contexte, la Coalition Avenir Québec (CAQ) a fait passer, le 16 juin 2019, le projet de loi 21, qui interdit le port des signes religieux par les personnes en position d’autorité, notamment le foulard des enseignantes musulmanes.
Cette mesure pourrait paraître comme modérée par rapport à la loi de la laïcité scolaire en France adoptée en 2004, qui interdit le port du voile aux élèves, mais elle pourrait aussi être perçue comme excessive dans le contexte nord-américain, où la primauté est donnée à la liberté de religion. La loi 21 met ainsi en lumière une position originale du Québec qui invite à l’interprétation. C’est ainsi que les universitaires s’affrontent de nouveau autour de cette loi. Le livre dirigé par Lucia Ferretti et François Rocher fournit des arguments en appui à la loi en regroupant 12 auteurs de plusieurs disciplines, tandis que celui dirigé par Leila Celis, Dia Dabby, Dominique Leydet et Vincent Romani réunit 15 essais de disciplines différentes qui mettent en cause les choix politiques du gouvernement de la CAQ. Comme le sous-titre de chaque livre le suggère, celles et ceux qui participent au premier recueil (désormais LP) essayent de mettre cette loi en perspective dans l’espace et le temps plutôt que d’en faire le simple éloge, alors que les auteurs et autrices du second recueil (désormais RC) s’opposent à cette loi en y portant leurs regards critiques. Cette recension a pour but de comparer les arguments développés dans ces deux livres tout en mettant en lumière les questions soulevées par cette loi. Les abréviations LP et RC seront utilisées pour préciser auquel de ces deux livres chaque auteur et autrice apporte sa contribution.
Commençons par la question de savoir si la loi sur la laïcité de l’État permet d’accomplir la laïcisation du Québec. Marc Chevrier (LP) explore la longue histoire des rapports entre le politique et le religieux de la province. En présentant la version pancanadienne de la religion civile, qui s’appuie d’abord sur une piété civique chrétienne, puis sur le bilinguisme et le multiculturalisme, il signale que la majorité des Québécois y résistent en faveur d’« une laïcité qui dégage l’État des croyances et des prosélytismes religieux et qui protège, outre la liberté religieuse, également les libertés de conscience et d’examen » (p. 109). L’auteur fait ainsi l’éloge de la laïcité québécoise, qui en finit avec la religion civile canadienne. Malheureusement, il ne se rend pas compte que sa conception de la laïcité peut devenir à son tour une religion civile à l’échelle provinciale. Sans employer le terme religion civile, l’article de Dalie Giroux (RC) peut se lire comme une antithèse de celui de Marc Chevrier, dans la mesure où il présente une tout autre lecture de la laïcisation au Québec. L’autrice propose de contextualiser la loi du 16 juin 2019 au croisement de l’échec du référendum et de la montée du nationalisme de droite. Selon elle, cette évolution a transformé la question nationale en question identitaire : de fervents militants de la souveraineté du Québec se sont convertis en partisans de la laïcité de l’État, qui sont souvent des « catholiques culturels » ; ces « nouveaux patriotes » frisent une « paranoïa populiste » ayant peur d’un islam politique (p. 21-22). Il se peut qu’une telle catho-laïcité fonctionne comme une sorte de religion qui soit bienveillante à l’égard de la religion traditionnelle de la majorité et méfiante vis-à-vis de la religion de l’Autre. Ainsi, Michael Nafi (RC) signale que « la laïcité de la loi 21 est christiano-centrique » et qu’elle représente « une forme de religiosité majoritaire au Québec » (p. 78).
Pour se présenter comme légitime, la laïcité québécoise ne doit pas paraître comme discriminatoire, mais trouver un équilibre entre ses éléments constitutifs. Micheline Labelle (LP) fait valoir que la loi est pondérée, n’ayant pas pour but « d’exclure les minorités religieuses portant des signes religieux du système scolaire québécois », mais « de faire en sorte que les personnes portant des signes religieux s’abstiennent de le faire », et cela simplement « durant le temps de travail » (p. 127). C’est un devoir de réserve et de neutralité que les agents de l’État doivent assumer, explique-t-elle, et cette idée obtient d’ailleurs un consensus social. François Rocher (LP) rappelle pour sa part que « ce sont moins les principes d’organisation de la laïcité qui font problème que la hiérarchisation, implicite ou explicite, de ces derniers qui est à la source des tensions et des conflits d’interprétation » (p. 28). Il attire ainsi l’attention sur le fait que l’article 2 de la loi 21 présente quatre principes comme suit : 1) la séparation de l’État et des religions ; 2) la neutralité religieuse de l’État ; 3) l’égalité de tous les citoyens et citoyennes ; 4) la liberté de conscience et de religion. Il est à remarquer qu’il y a ici un renversement de l’ordre en comparaison avec le rapport de Bouchard-Taylor : en accord avec Jean Baubérot et Micheline Milot, ces deux coprésidents de la commission considéraient l’égalité et la liberté comme le but de la laïcité et de la séparation, et la neutralité comme ses moyens. Autant dire que les moyens de la laïcité pour atteindre une fin dans le rapport Bouchard-Taylor sont devenus une fin en soi dans la loi adoptée par le gouvernement Legault. C’est une « rupture épistémologique », pour reprendre l’expression de David Koussens (RC), qui reproche à la loi 21 d’avoir « réduit la laïcité aux seuls enjeux de visibilité du religieux dans la sphère publique » (p. 83). Dia Dabby (RC) porte quant à elle une attention au fait que la version anglaise de la loi 21 ne recourt plus au mot secular pour traduire le terme « laïcité », mais introduit le nouveau terme laicity. L’autrice y voit « la volonté du gouvernement de se démarquer de l’interprétation faite jusqu’à maintenant du terme de laïcité et d’un courant d’interprétation que l’on retrouve dans la jurisprudence de la Cour suprême » (p. 244).
Comme Julie Latour (LP) le rappelle, la finalité sociétale de la loi sur la laïcité de l’État est « celle d’accroître l’aspiration et le traitement en pleine égalité de tous les citoyens et citoyennes » (p. 167). Or, cette notion d’égalité donne lieu à des interprétations différentes, et une simple mise de toutes les personnes sur le même plan peut s’avérer discriminatoire. Tout en s’opposant au modèle péquiste et caquiste, Michel Seymour (RC) considère que l’élaboration d’une charte de la laïcité est nécessaire pour que celle-ci soit plus égalitaire. Selon lui, « la conception strictement institutionnelle de la laïcité permet de prendre acte du pluralisme irréductible et raisonnable de conceptions morales, philosophiques et religieuses ». En disant cela, il veut surmonter la conception individualiste de la personne, qui se retrouve chez Jean Baubérot, Micheline Milot, Gérard Bouchard, Jocelyn Maclure ou encore Charles Taylor. Il signale en effet « l’existence d’une expérience communautarienne de la religion en vertu de laquelle la religion est une affaire de rites, de cérémonies, de célébrations, de coutumes et de pratiques vécues en groupe et qui sont l’expression d’une identité collective » (p. 104). Rappelons que Winnifred Sullivan signale, dans Impossibility of Freedom of Religion (2005), l’inégalité des religions, du fait que le religieux en tribunaux est conçu de manière à privilégier la notion occidentale et chrétienne de religion. La proposition faite par Michel Seymour de chercher un équilibre entre l’individualisme moral et l’expérience communautarienne offre une piste de réflexion novatrice pour une laïcité pluraliste plus égalitaire.
Un autre point litigieux réside dans la clause dérogatoire que le gouvernement Legault décide d’utiliser dès l’adoption du projet de loi pour éviter des batailles juridiques. Lucia Ferretti (LP) approuve cette orientation gouvernementale en défendant la souveraineté parlementaire vis-à-vis des tribunaux canadiens, où le « gouvernement des juges » tend selon elle à invalider la légitimité de l’État québécois. Guillaume Rousseau (LP) juge pour sa part non fondés les arguments avancés au Canada anglais selon lesquels l’article 28 de la Charte canadienne sur l’égalité hommes-femmes permettrait de contourner l’article 33 sur la clause dérogatoire. Daniel Turp (LP), qui décline quatre demandes juridiques après la promulgation de la loi 21, consacre aussi sa plume à la disposition de dérogation. Patrick Taillon (LP) signale quant à lui que les décisions de la Cour suprême au tournant des années 2000 cultivent en effet le sentiment chez les Québécois que la liberté de religion serait sans limites, bien qu’elle ne soit pourtant pas absolue. Il fait appel à « un dialogue fructueux entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir politique » (p. 245). Louis-Philippe Lampron (RC) reproche au gouvernement Legault d’avoir recours à la disposition dérogatoire avec « légèreté », et surtout en ce qui concerne les droits et libertés de la personne, ce qui risque selon lui d’affaiblir la légitimité du gouvernement québécois. Michel Coutu (RC) va dans le même sens quand il indique que l’invocation de la clause dérogatoire allait de pair dans le passé avec un souci de ne pas porter atteinte aux libertés et aux droits fondamentaux, mais que celle faite par la CAQ instaure des pratiques discriminatoires pour l’avenir. Dominique Leydet (RC) dénonce aussi le gouvernement Legault pour ne pas avoir pris la peine de minimiser les restrictions aux libertés et droits fondamentaux. Afin de mettre cette idée en perspective, elle invoque le cas du projet de loi 178 en 1988 concernant l’application de la loi 101 : à l’époque, rappelle-t-elle, le gouvernement du Québec a prêté l’oreille à la proposition de la Cour suprême et a essayé de trouver un compromis.
Autour du port des signes religieux, Paul Sabourin (LP) avance que ceux-ci peuvent heurter la liberté de conscience et de religion des enfants et des parents, alors que Charles-Étienne Gill (LP) souligne que les enseignants qui les portent transmettent non seulement leur matière enseignée, mais aussi leur foi. Ces constats semblent faire abstraction des voix des minorités religieuses qui les portent, mais Yasmina Chouakri (LP) raconte ses expériences auprès des femmes musulmanes. Selon elle, les opposants à loi 21 reproduisent en fait le point de vue des musulmans conservateurs, alors que la majorité des femmes musulmanes au Québec ont une vision libérale de l’islam et ne perçoivent pas cette loi comme discriminatoire. En revanche, à partir d’entrevues d’immigrantes musulmanes voilées, Sonia Ben Soltane (RC) relève le fait que ces dernières ont « le sentiment de voir de la discrimination partout » (p. 143). Quant à Khaoula Zoghalami (RC), elle fait remarquer le contraste entre « la surreprésentation des femmes musulmanes comme sujet/objet des débats publics et des couvertures médiatiques » et « leur sous-représentation dans les délibérations publiques » (p. 198). Selon elle, l’exclusion des femmes musulmanes portant un foulard des audiences parlementaires est un exemple de « racialisation genrée » qui enlève toute crédibilité à leur parole. En revanche, les témoignages des musulmanes et musulmans contre le port du voile sont entendus, voire amplifiés par les législateurs qui veulent l’interdire, et consolident ainsi les discours orientalistes. Pour Catherine Larochelle (RC), la loi 21 réactive la culture orientaliste élaborée depuis le XIXe siècle. De même, pour Leila Benhadjoudja et Leila Celis (RC), elle s’inscrit dans l’histoire du colonialisme, s’appuyant sur « une logique sous-jacente construite à l’intersection du racisme, du sexisme et du capitalisme » (p. 119). Vincent Romani (RC) relève à cet égard l’idée raciste qui sous-tend la loi : en face de la prétention selon laquelle critiquer la religion ne serait pas forcément raciste, il souligne le danger de la « racialisation du religieux » qui peut arriver et prévient que la « blanchité hégémonique » s’en retrouve confortée. Marie-Soleil Martineau (RC) va dans le même sens quand elle dit que la loi 21 renforce « l’ethnicisation genrée des inégalités sociales au nom de la défense de la laïcité » (p. 160).
Il semble que le Québec souffre des déchirements provoqués par la loi sur la laïcité de l’État. Sur le plan géographique, comme le remarque Benoît Morissette (RC), on peut observer le conflit entre le gouvernement provincial et la ville de Montréal. Sur le plan idéologique, l’affrontement est parfois brutal, ce qui nourrit les regrets de Normand Baillargeon (LP), pour qui le postmodernisme et les théories de l’identité auraient fait reculer les idéaux des Lumières. Cela dit, les arguments convaincants des deux recueils recensés ici laissent croire à la possibilité de poursuivre le dialogue, même si les participants et participantes de chaque livre n’arrivent pas à un consensus et finissent par réaffirmer leur désaccord. Dominique Leydet (RC) reproche à cet égard au gouvernement Legault d’identifier la volonté collective à la volonté majoritaire et de concevoir celle-ci à partir des résultats de l’élection ou des sondages. Si le gouvernement veut donner plus d’importance au Parlement pour interpréter les droits, insiste-t-elle, il doit élaborer une conception plus exigeante de la délibération parlementaire et écouter davantage les voix des minorités qui seront le plus touchées par la loi qu’il va promulguer. Dans cette perspective, il est scandaleux que la loi sur la laïcité de l’État soit adoptée sous bâillon. Certes, il n’y a rien de nouveau à recourir à cette mesure dans l’histoire politique au Québec. Mais derrière le fait que la CAQ se permet d’agir ainsi, il doit se passer quelque chose d’inouï. Libéré du joug du système bipartite enraciné au Québec depuis des décennies, ce parti populiste semble décomplexer les électeurs majoritaires qui se sentent fragiles. Il lui suffit de consulter l’opinion de sa base électorale pour prétendre bâtir un consensus populaire et légitimer sa politique. Dans cette situation, la mise d’un bâillon à l’opposition peut se comprendre comme un signe d’autoritarisme politique qui peut apparaître au sein même des sociétés démocratiques. Aujourd’hui, cette mouvance populiste qui sous-tend un nouvel autoritarisme est une tendance générale à l’échelle mondiale, et l’évolution de la société québécoise intéresse non seulement ses habitants, mais aussi les personnes qui portent leur regard de l’extérieur.