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Je ne saurais dire si Joseph Yvon Thériault est un « grand homme » comme l’avancent François-Olivier Dorais et Jean-François Laniel qui orchestrent de main de maître cette conversation sur l’oeuvre de leur interlocuteur. Dès notre première rencontre au début des années 1980, alors même que nous étions éloignés au niveau théorique et analytique, j’ai à tout le moins reconnu en lui un être humain d’une très grande convivialité. J’ai fini par soupçonner avec le temps que cette sorte d’affinité que je ressentais presque spontanément en sa présence résultait peut-être, à une génération de distance, du partage de cultures premières cousines, son père ouvrier spécialisé à Caraquet, mon grand-père agriculteur à Caplan près de Bonaventure. Je sais aussi que Joseph Yvon Thériault, sociologue d’exception, est le plus grand spécialiste des francophonies canadiennes, lui qui peut se réclamer d’une connaissance approfondie de la sociologie historique des nations acadienne et québécoise.

Sociologue et en même temps philosophe du politique, Thériault s’inscrit dans la filiation des travaux d’auteurs comme Tocqueville, Lefort, Gauchet et Rosenvallon. Il se définit lui-même comme un « libéral inquiet » seule position que l’on puisse tenir raisonnablement à partir d’une vision libérale du monde. À moins de s’en tenir au dictat du libre marché et du droit de propriété, une sociologie libérale digne de ce nom ne saurait que prendre la pleine mesure des effets sociaux délétères de la pratique d’un libéralisme primaire.

Mi-figue, mi-raisin, Joseph Yvon Thériault va même jusqu’à se présenter comme un « progressiste conservateur », voire même comme un « nationaliste conservateur » reprenant en cela certaines de ses critiques (Piotte et Couture, Les nouveaux visages du nationalisme conservateur du Québec). Bien sûr, Thériault s’amuse ici à brouiller les pistes, mais cette sorte de jonglerie entre le libéralisme, le progressisme, le conservatisme et le nationalisme n’en paraît pas moins au coeur de son oeuvre. Dans un passage célèbre que Thériault reprend en partie, Marx écrit « Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne le font pas dans des conditions choisies par eux…, mais bien dans des conditions qu’ils trouvent directement et qui leur sont données et transmises » (Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte). Tout tient dans le regard que l’on pose sur ces conditions, sur cette configuration des rapports sociaux aurait dit Elias ou sur ce complexe d’institutions, bref sur cet héritage. Il n’y a pas ici de position radicalement tranchée qui ne soit parfaitement caricaturale (pensons à ce spectre qu’est soudain devenu l’homme blanc hétérosexuel). On pourrait dire en ce sens que Joseph Yvon Thériault considère l’institution plutôt comme un héritage que tel un lieu de reproduction des rapports de force et de domination. Son oeuvre porte ainsi principalement sur le temps long de l’institution pensée comme une sorte de matérialisation toujours transformée, mais sans cesse réinventée d’une intention de « faire société » comme en témoigne sa sociologie politique des petites nations.

Toute l’oeuvre de Joseph Yvon Thériault peut ainsi être considérée comme une critique des possibles dérives de la modernité, du libéralisme et de l’État moderne. Ainsi s’oppose-t-il résolument à une conception essentiellement rationaliste de la modernité. Il conçoit plutôt le monde moderne comme la conjugaison contradictoire des idéaux des Lumières et des valeurs de la réaction romantique. Bien loin de l’évaluer de manière négative, Thériault considère cette dernière comme un rempart qui prévient l’éclatement de la société. Le progrès oui, pourrait-il écrire, mais pas au prix de défaire la société. Ainsi sa défense de la nation et de l’État providence s’inscrit-elle dans la perspective des célèbres travaux de Karl Polanyi. La tradition ne représente pas pour lui une entité figée ou une Grande Noirceur. Il s’agit d’une institution à partir de laquelle il faut refaire société.

Pour Joseph Yvon Thériault, « faire société » durant la modernité, c’est aussi « faire nation ». Aussi conçoit-il l’État, la démocratie et la nation comme des instances de la modernité politique à partir desquelles advient la transformation de la société. Aussi ne faudrait-il pas s’étonner du fait qu’il se soit fermement opposé à cette course rétroactive au dévoilement de la modernité du Québec qui s’est emparée du milieu intellectuel durant les années 1980 et 1990. Tout ce passe comme s’il avait fallu rechercher le plus loin possible les germes de ce qui allait à terme balayer la tradition. Il importe de souligner ici que pour Thériault la tradition n’est pas ce qui finit toujours par se figer sous l’effet de la transformation des rapports sociaux. Celle-ci est plutôt repérable dans les questions que se reposent invariablement les acteurs sociaux dans les conjonctures successives d’une histoire particulière. Dans une telle perspective, l’histoire du Québec depuis la Conquête peut-être présentée comme une série de réponses différentes à au moins deux grandes questions : au nom de qui s’exerce le pouvoir dans la vallée du Saint-Laurent et dans quel espace politique et frontalier s’exercent les rapports de force.

La critique récente que Thériault propose du cosmopolitisme s’inscrit dans la même perspective. Il considère ce dernier comme un au-delà du multiculturalisme en ce qu’il se donne comme un dépassement du cadre de l’État-nation. La référence nationale y devient une simple délimitation territoriale et L’État une seule structure procédurale. C’est en quelque sorte le triomphe du libéralisme, de la mondialisation et du capitalisme financiarisé.

Je ne saurais que célébrer en terminant l’oeuvre remarquable qu’a produite au fil du temps Joseph Yvon Thériault. Même si je déplore avec lui la régression actuelle de la démocratie et la mise à mal de l’espace national, je ne saurais pourtant me définir comme un « libéral inquiet ». Sans les nier, Joseph Yvon Thériault sous-évalue les rapports de force, d’exploitation et de domination qui fondent l’institution. Cette sorte d’angle mort le conduit, à seul titre d’exemple, à formuler des critiques très peu nuancées d’un mouvement comme celui du Printemps érable. En somme, nos désaccords théoriques des années 1980 subsistent encore. De tels désaccords ne sauraient cependant empêcher de reconnaître la très importante contribution de Joseph Yvon Thériault aux sociologies québécoise, acadienne et plus largement francophone au Canada.