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La grande historienne de l’Amérique latine Florencia Mallon, aujourd’hui retraitée, commençait toujours ses séminaires de la même façon. Peu importe le sujet abordé, elle conviait le groupe à une réflexion sur la démarche méthodologique en histoire. Mallon se méfiait de deux extrêmes dans la pratique historienne. Elle défiait tout autant les historien.ne.s qui plaçaient la garantie de l’objectivité dans la connaissance et la bonne foi, que celles et ceux qui annonçaient la fin de notre discipline en raison de la remise en question de vérités absolues. Mallon préférait à ces refrains bien connus une définition plus constructive et exigeante du concept d’objectivité. « Objectivity [écrit Mallon] does not mean avoiding or hiding our own beliefs, but working from an understanding of what they are. Objectivity, while absolutely crucial to our work, is not an endpoint, but a process. » Mallon invitait ainsi ses pairs à une forme de pacte. S’il est primordial d’aspirer à une objectivité historique dans nos travaux, impossible de le faire sans inclure un travail d’introspection en amont de cette démarche.

Je regrette le ton vindicatif du texte de Gingras et Nootens qui ne vise pas à ouvrir la discussion sur cette introspection, mais à la fermer. L’entreprise est prévisible : réduire en miettes un débat avant même qu’il n’ait débuté. N’en déplaise à ces derniers, le fait que je sois une chercheuse universitaire québécoise, blanche et francophone façonne évidemment tout de mon rapport au passé de l’Amérique latine. Comment pourrait-il en être autrement ? Pourquoi être sur la défensive lorsqu’il est question de qui nous sommes ? Ces expériences personnelles (et toutes les autres qui me constituent !) ont bien entendu contribué à modeler les contributions scientifiques que j’ai apportées à mon champ. Ma note d’idées ne visait pas à accorder aux uns ou aux autres le droit ou non d’étudier un sujet donné. Là n’est pas du tout mon propos. Je nous invite plutôt à ne pas cacher ou éviter nos croyances et nos visions du monde, à l’instar de ce que recommande Mallon, et donc de travailler à partir d’une compréhension de ce qu’elles sont. Cette démarche réflexive, imbriquée dans le processus de l’objectivité, peut ainsi nous aider à mieux cerner les forces et les faiblesses qui façonnent nos pratiques historiennes individuelles et collectives.

À titre d’exemple, mon regard extérieur sur l’histoire du populisme péruvien m’a permis de prendre un certain recul par rapport aux luttes mémorielles qui traversent l’historiographie nationale sur la question. Ma perspective méthodologique transnationale, ainsi que ma position économique privilégiée au sein d’institutions nord-américaines, m’ont de plus permis de mener une recherche de longue haleine dans plusieurs pays. Partant, une des forces de mes recherches à ce jour a été de révéler la dimension transaméricaine d’un mouvement pourtant longtemps imaginé comme étant exclusivement péruvien. De ces forces découlent également plusieurs faiblesses. Des collègues péruvien.ne.s ont par exemple signalé des failles dans mon traitement du mouvement indigéniste péruvien au cours des années 1920. Ils et elles m’ont aidé à comprendre comment ma connaissance parcellaire de la fabrique sociale des communautés andines, dont parlaient les acteur.trice.s historiques non autochtones que j’étudiais, avait influencé ma critique de sources. Partant, une des limites de ma pratique historienne dont je dois me méfier est le risque de reproduire, à mon insu, les silences des perspectives blanches et métisses, issues des élites culturelles péruviennes, sur la question des luttes et revendications autochtones dans la région andine.

Les préjugés favorables sur un objet d’étude sont tout aussi problématiques que les biais négatifs s’ils ne sont pas pris en compte. L’importance prépondérante souvent accordée en Amérique du Nord à la seule CIA pour expliquer le renversement du président chilien Salvador Allende en 1973 en est un exemple. Il s’agit en effet d’un angle mort typique d’historien.ne.s nord-américain.e.s de gauche. Des biais favorables, voire romantiques envers les luttes révolutionnaires latino-américaines, teintent plusieurs des études qui analysent la chute d’Allende par le seul prisme de l’interventionnisme états-unien. De telles analyses historiques, par les silences qu’elles créent, empêchent de bien cerner la vigueur de l’opposition que la droite conservatrice chilienne a menée contre l’expérience de l’Unité populaire (UP) en 1970-73. Surtout, elles tiennent peu compte des jeux d’alliance entre la droite chilienne et certaines élites politiques états-uniennes comme moteurs de changements pourtant importants sur la scène politique chilienne.

J’en reviens à Mallon. Sa foi inébranlable en la discipline historique comme instrument de savoir critique est sans aucun doute le plus beau legs intellectuel qu’elle m’aura laissé au cours des séminaires que j’ai eu le privilège de suivre pendant mes études doctorales. Les faits, selon elle, ont toute leur importance, toujours et irrémédiablement. Mais encore faut-il savoir les soumettre à une interprétation rigoureuse. Aussi, le savoir sur un sujet donné n’est pas suffisant pour garantir une critique de source sérieuse et intègre. Il faut de surcroît s’engager à mettre en branle une démarche réflexive permettant à l’historien.ne de prendre conscience des angles morts, des croyances et des préjugés — favorables et défavorables — qu’elle ou qu’il possède face à son objet d’étude. Il s’agit, il me semble, d’un enseignement élémentaire au coeur notre discipline. Je m’étonne de devoir le rappeler en ces pages.