Hors-dossierIdées

Les périls de la moralisation ou comment « l’épistémologie woke » veut réécrire l’histoire[Record]

  • Yves Gingras and
  • Thierry Nootens

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  • Yves Gingras
    Université du Québec à Montréal

  • Thierry Nootens
    Université du Québec à Trois-Rivières

Le texte intitulé « Racisme anti-noir et suprématie blanche au Québec : déceler le mythe de la démocratie raciale dans l’écriture de l’histoire nationale » paru dans un récent numéro du Bulletin d’histoire politique mérite réponse et exige une analyse détaillée, en raison de ses dérives rhétoriques et accusatrices. Nous pensons en effet que ce genre de texte constitue une régression dans les méthodes argumentatives et même quant aux règles éthiques qui définissent la recherche historique et qui assurent des échanges sereins entre les membres de toute communauté scientifique. Son auteure, Geneviève Dorais, professeure à l’UQAM et spécialiste de l’Amérique latine, soutient en substance que la « majorité blanche » et « plusieurs milieux universitaires francophones » auraient nié la virulence du racisme anti-noir dans la province (136), notamment au moyen de comparaisons favorables avec la violence de l’esclavage et du racisme dans la société américaine (136-137). Il existerait ainsi un « mythe de la bienveillance québécoise » en la matière (137), à l’image de représentations qui ont eu cours en Amérique latine. Elle se propose donc d’oeuvrer au « démantèlement » de ce même mythe (137). Dorais propose en outre un agenda à la fois introspectif et historiographique, consistant à « accepter de prendre conscience des mécanismes du mythe de la bienveillance raciale à l’oeuvre dans l’écriture de l’histoire du Québec » (147) et à « recentrer le passé québécois au coeur du récit anti-noir qui a façonné l’ensemble des sociétés américaines coloniales et postcoloniales » (147). Cela en raison du fait, entre autres, que le passé des Noirs au Québec aurait été victime « d’ostracisme historique » (138). Ces propos pourraient à la rigueur contribuer à un débat historiographique intéressant, fournir une occasion de confrontation de perspectives théoriques articulées et de données empiriques nouvelles ou de réinterprétations stimulantes ; ils pourraient même donner lieu à une tentative de circonscrire ou de prendre la mesure des phénomènes allégués. Si la soi-disant « mise au rancart » (138) des Noirs dans l’écriture de l’histoire québécoise, la distorsion du récit de leur expérience par des mythes et le parallèle avec l’Amérique latine étaient soit corrigés (pour les deux premiers éléments), soit prouvés (pour le dernier), le monde de la recherche aurait la possibilité de faire des gains nets. Dorais prend cependant une tout autre direction que celle de la recherche historique et du débat historiographique. Elle a plutôt choisi la mise en accusation moralisante, les insinuations, les généralisations non étayées et la formulation de thèses douteuses sur la psyché collective des Québécoises et Québécois. Cela est plutôt stupéfiant dans une revue savante, particulièrement dans une discipline qui depuis des décennies a tout fait pour prendre ses distances avec les objets préconstruits du sens commun et surtout de la mémoire, afin de tenter au mieux d’objectiver et de comprendre le passé, c’est-à-dire la manière dont les humains sont entrés en relation et ont transformé leurs sociétés. Rappelons seulement ici Max Weber, pour qui « partout où l’homme de science intervient avec son propre jugement de valeur, il cesse de comprendre pleinement les faits ». Deux décennies plus tard, insistant aussi sur l’importance de l’objectivation, Marc Bloch comparait l’historien au biologiste en notant que « pour la biologie, il n’y a pas de bons ou de mauvais microbes. Il y en a pour le médecin ». On comprend que selon lui, pour l’historienne ou l’historien sérieux, il n’y a pas de mauvais ou de bons acteurs sociaux et que l’historien n’est pas un médecin qui …

Appendices