Éditorial

Paradoxes de la pandémie : l’exceptionnel normal[Record]

  • Martin Pâquet

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  • Martin Pâquet
    Université Laval

Débités avec son style inimitable, d’un registre quelque peu différent de celui du lyrisme churchillien, ces éléments d’un discours récent du premier ministre canadien Justin Trudeau sur l’imminence de la campagne de vaccination touchent néanmoins, en discernant sous une banalité apparente, à des éléments fondamentaux du politique. Ces éléments renvoient aux paradoxes de l’exceptionnel normal. En effet, le politique n’est pas seulement affaire de rapports de force ou de mobilisations autour d’un projet. Il renvoie aussi à la tension traversant les attentes des citoyens et citoyennes en temps de crise : ils et elles vivent une période d’exception qui nécessite des réponses tout aussi exceptionnelles, mais, du même coup, ils et elles souhaitent un retour rapide à la normalité. Source du charisme des responsables politiques, la capacité de concilier l’exceptionnel et le normal constitue donc un critère d’évaluation par les citoyens et les citoyennes : ces derniers s’attendent à ce que leurs responsables sachent agir de manière adéquate au moment opportun pour restaurer l’ordre de la quotidienneté et l’intérêt supérieur de la communauté politique. Parfois, ce sont les individus jusqu’alors les plus improbables qui se révèlent lors du moment exceptionnel. Réputé surtout pour ses coups de gueule et son populisme, le maire de Québec Régis Labeaume avait su trouver les mots justes au moment de la tuerie de Sainte-Foy en janvier 2017, afin de consoler les membres de la communauté traumatisés par cet acte haineux. Si ces responsables ne peuvent concilier l’exceptionnel et le normal, le jugement est sans appel. Impuissant au moment de la crise du verglas en 1998 puisqu’il était dans l’opposition, le chef libéral Daniel Johnson fils avait dû se retirer de ses fonctions avant les élections québécoises. La pandémie de la COVID-19 est sans conteste une situation de crise, un moment de rupture entre un avant et un après, une période décisive. En grec, krisis signifie le jugement, le moment où une décision doit être prise, l’instant critique où on passe au crible — krinein — et où on départage l’essentiel de l’accessoire. Elle est également l’expression d’une certaine conception biologique du politique, où, pour maintenir sa cohésion d’ensemble, la Cité doit assurer la santé individuelle de ses citoyens. Elle marque aussi une suspension du temps quotidien, suspension qui se manifeste par les confinements, le couvre-feu, le rythme des gestes-barrières. En s’imposant comme le principal problème à l’ordre du jour politique, la crise engendrée par la pandémie interroge enfin la relation entre les maintiens de l’ordre public et de la sécurité civile d’une part, et la liberté individuelle d’autre part — relation constitutive de l’histoire des États et des démocraties. Plus précisément, elle relève de l’exercice de la souveraineté selon la définition classique du juriste allemand Carl Schmitt : « Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle ». Au nom de ce principe justifié par l’urgence sanitaire, les détenteurs de l’autorité étatique, qu’ils soient canadiens ou québécois, cherchent alors à accroître leur pouvoir souverain ou à l’exercer sans passer par la médiation des institutions démocratiques. Dès mars 2020, le Parlement fédéral a adopté la Loi sur les mesures d’urgence visant la COVID-19, accordant des compétences accrues en matière réglementaire au gouverneur en conseil et au ministre des Finances pour l’allocation de ressources. Du 13 mars 2020 au 1er avril 2021, depuis la déclaration de l’état d’urgence sanitaire, renouvelé chaque semaine, le gouvernement de François Legault a adopté 68 décrets et 103 arrêtés ministériels relatifs à la santé publique : instance supérieure de la démocratie, le Parlement québécois ne s’est pas prononcé sur ces mesures réglementaires. …

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