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Cet ouvrage fut publié dans le contexte du 60e anniversaire de la télévision de Radio-Canada, en 2012. Il est constitué des actes du 10e colloque de la Société du patrimoine politique du Québec, organisé en collaboration avec le Centre d’études des médias, qui eut lieu au Musée de la civilisation, à Québec, le 21 septembre 2012. Denis Monière, professeur honoraire du département de science politique de l’Université de Montréal, et Florian Sauvageau, professeur émérite du département d’information et de communication de l’Université Laval et ex-journaliste d’expérience, sont les codirecteurs de cet ouvrage.
Le concept intégrateur de tous ces textes est celui de conscience politique, qui comprend « l’ensemble des représentations qui sont transmises aux individus », et qui s’articulent autour de « l’identification aux autres, au sentiment d’attachement ou d’appartenance au groupe ». La télévision publique de Radio-Canada est ici appréhendée comme vecteur d’appartenance à la nation et de culture commune, comme créatrice de représentations collectives pour le Québec. Dans cette perspective, les angles d’approche déployés par les auteurs réunis sont variés : expérience de la télévision à la première personne, angle linguistique, réflexion épistémologique, analyse du discours des émissions, économie politique des médias et des réseaux sociaux (dont politiques culturelles et régulation), normes et pratiques du journalisme, analyse quantitative de la popularité de certains types d’émission, sociologie de la propagande et étude des cadres sociaux et médiatiques de l’imaginaire collectif.
Les textes réunis relèvent parfois de plaidoyers sur les grandes orientations futures du télédiffuseur public, tantôt d’articles scientifiques nuancés et achevés. Ils sont le fait de chercheurs universitaires chevronnés (Frédérick Bastien, Josette Brun, Marc Chevrier, Jean-Claude Corbeil, Laurie Laplanche, Denis Monière, Véronique Nguyên-Duy, Serge Proulx), mais aussi de certains acteurs du milieu de la télévision et du journalisme (Catherine Cano, Michèle Fortin), à la croisée des chemins (Paul-André Comeau, Florian Sauvageau) et d’hommes politiques (Serge Joyal, Jean-Paul L’Allier†).
Deux grands thèmes ordonnent la présentation des textes, qui comportent de 9 à 20 pages : 1 — le rôle de Radio-Canada dans la dynamique des représentations identitaires ; 2 — l’avenir de la télévision publique dans le contexte des nouvelles technologies (depuis 1990). Le premier thème rassemble neuf textes, tandis que le deuxième se rapporte plus explicitement à quatre textes. Dans les faits, ces deux thèmes sont traités à géométrie variable dans l’ensemble des textes. À la toute fin de l’ouvrage est proposé un répertoire des émissions mentionnées par les auteurs, effort louable s’il en est un.
En guise d’introduction générale, Denis Monière définit succinctement le concept de conscience politique pour ensuite montrer comment ce concept s’articule, de manière conflictuelle, dans les bulletins de nouvelles télévisés de 1999, les symboles identitaires canadiens côtoyant les symboles québécois. Dans le cadre du premier thème, Florian Sauvageau propose un tour d’horizon du cheminement institutionnel de Radio-Canada au fil des époques, de sa position de monopole à sa situation aujourd’hui dans l’immense « bazar télévisuel ». Il montre comment son mandat national a évolué au gré des pressions politiques et des nouvelles politiques de radiodiffusion, et comment les pratiques journalistiques radio-canadiennes ont pu influencer l’émergence d’une conscience nationale, davantage québécoise que canadienne. Jean-Claude Corbeil traite du combat des élites canadiennes-françaises, puis de l’État québécois pour la langue française aux cours de crises politiques marquantes. Il se penche sur les mesures prises par Radio-Canada pour normaliser le français employé sur ses ondes télévisuelles et radiophoniques, exerçant ainsi son influence comme référence linguistique. Véronique Nguyên-Duy étudie les éléments qui attestent de la popularité des téléromans, leurs ramifications identitaires, leurs éléments distinctement québécois. Elle confesse sa propre incapacité et celle de la littérature sur ce genre à évaluer scientifiquement l’impact des téléromans sur la société, sur la conscience politique. Josette Brun et Laurie Laplanche retracent, de manière plus ciblée, à partir d’un corpus de 161 émissions, l’évolution du discours de l’émission Femme d’aujourd’hui, diffusée à Radio-Canada de 1965 à 1982. Elles examinent comment l’émission est devenue le relais des actions et des idées d’un mouvement féministe de plus en plus affirmatif et radical. Le texte de Paul-André Comeau expose, quant à lui, l’évolution de l’information télévisée à Radio-Canada (bulletins de nouvelles, émissions d’affaires publiques), mettant l’accent sur la présence de l’actualité internationale à la télévision, sur les traits caractéristiques du journalisme radio-canadien et sur les attaques visant la télévision publique lors des grands événements politiques de l’histoire. Frédérick Bastien tente de montrer comment Radio-Canada, singulièrement sous l’angle de ses émissions d’information, contribue de moins en moins au développement d’une conscience politique québécoise à cause de la segmentation de l’offre télévisuelle, de la nouvelle prépondérance des journaux télévisés en continu et de la montée de l’infodivertissement, dont les bases rassembleuses sont plus qu’incertaines. Marc Chevrier s’interroge sur la réponse de Radio-Canada aux commandes consuméristes et culturelles de l’État canadien, et dont la principale conséquence serait l’émergence d’une nouvelle télévision-spectacle, qui s’apparente à une forme de « propagande sociologique ». Le sénateur Serge Joyal fait l’inventaire des pressions politiques et des coupes budgétaires exercées à l’encontre du diffuseur public, et les éléments qui dénotent qu’il a failli à son mandat national, ainsi qu’il tarde à proposer des émissions au contenu politique qui cultivent l’intelligence. Jean-Paul L’Allier fait état des luttes du gouvernement du Québec et du gouvernement fédéral pour le contrôle du domaine de compétence de la culture, ainsi que du rôle de Radio-Canada comme accompagnateur de la démocratie, des mouvements politiques et témoin de l’éveil du Québec.
L’avenir de la télévision publique dans le contexte de l’émergence d’Internet et des réseaux sociaux est expressément abordé dans les quatre textes du deuxième thème. Michèle Fortin évalue l’incidence de la révolution numérique sur la télévision et la culture, et suggère certaines orientations à la télévision française de Radio-Canada, notamment en matière d’information et dans la production d’oeuvres de fiction. Catherine Cano s’appuie sur ses expériences de journaliste pour mieux étayer la révolution numérique et ses effets sur la démocratisation de l’information. Elle recommande un meilleur arrimage entre médias traditionnels et nouveaux médias. Pierre Trudel s’intéresse, à sa suite, à la manière dont on pourrait envisager le service public audiovisuel, son rôle, son mandat et son statut, dans le nouvel univers numérique multimédia, c’est-à-dire dans la négociation du passage d’une logique de rareté à une logique d’abondance et de gestion des risques. Serge Proulx présente finalement la transformation des représentations de la communauté politique imaginée québécoise sur elle-même, d’abord sous le prisme de la télévision des années 1950, puis sous l’effet de l’Internet à la fin du XXe siècle.
À l’analyse, une meilleure ordination des textes selon des sous-thématiques mieux ciblées aurait sans doute évité quelques redites. Certains articles ressortent du lot. Ceux de Florian Sauvageau, de Véronique Nguyên-Duy, de Frédérick Bastien, de Josette Brun et de Laurie Laplanche, ainsi que de Serge Proulx comportent un appareillage scientifique et des analyses particulièrement éclairantes.
Malgré l’ambition conceptuelle de l’ouvrage en introduction, les auteurs font peu de cas de la dynamique culturelle dialogique Canada-Québec. Deux angles morts institutionnels et identitaires s’ajoutent à l’équation : la relation entre CBC et Radio-Canada, traitée superficiellement dans quelques articles (Monière, Sauvageau, Comeau, Chevrier, L’Allier, Cano), et plus encore celle de Radio-Canada avec l’ensemble de la francophonie canadienne (Joyal, Corbeil). Alors même que la conscience politique des Québécois se trouve en profonde mutation, il aurait également fallu tenir davantage compte de l’intégration ou de la non-intégration télévisuelle des minorités ethnoculturelles.
Cet ouvrage est à situer parmi d’autres études qui sont consacrées à l’analyse de l’impact socioculturel de la télévision sur la constitution d’un imaginaire ou d’une conscience politique québécoise. La plupart des auteurs reprennent à leur compte la thèse accréditée voulant que Radio-Canada fût un précurseur et un accompagnateur de la Révolution tranquille, contribuant à l’identification de la nation québécoise, à l’émergence d’une modernité libérale, et plus particulièrement à l’ouverture sur le monde et aux arts des Québécois (Sauvageau, Corbeil, Comeau, L’Allier, Fortin, Proulx). Ils s’appuient, pour l’essentiel, sur les témoignages des artisans de la télévision et de la Révolution tranquille, ainsi que sur le contenu présumé d’émissions d’information et de téléromans de cette époque pour défendre cette thèse. Or, plusieurs études ont démontré que la véracité empirique de ces témoignages était à mettre en perspective, étant donné que ces élites s’étaient constituées en technocratie et en médiatrices de la modernité[1]. Qui plus est, la plupart des auteurs n’ont pas eu accès aux émissions citées, et encore moins ont réalisé de retranscription de celles-ci ou d’analyse de leur discours. Comment peuvent-ils alors prétendre saisir leur force persuasive ?
Cela étant dit, cet ouvrage constitue un effort particulièrement louable de compréhension de l’impact socioculturel de la télévision sur l’émergence d’une conscience politique proprement québécoise. Il constitue également une oeuvre pionnière en ce qui a trait à l’étude des effets structurants et déstructurants des réseaux sociaux sur les représentations collectives et sur le repositionnement conséquent de la télévision généraliste radio-canadienne.
Appendices
Note
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[1]
Selon le professeur Jocelyn Létourneau, « l’intelligentsia moderniste » s’est attribué le rôle de « visionnaire […] de seule autorité légitime capable de déterminer les véritables enjeux auxquels devait faire face la collectivité québécoise ». Par ailleurs, elle a occupé graduellement « presque tout l’espace communicationnel public, imposant ainsi ses visions, ses représentations, ses problématiques, ses façons de déterminer et de solutionner les enjeux collectifs ». À cet effet, il vaudrait mieux évaluer la portée relative de ce discours aux prétentions hégémoniques et s’en remettre à la réalité empirique du contenu des émissions de télévision pour éviter de reproduire sans perspective critique un discours moderniste qui tient comme un fait irréfutable le rôle de la télévision comme précurseur de la Révolution tranquille. Jocelyn Létourneau, « Le « Québec moderne ». Un chapitre du grand récit collectif des Québécois », Revue française de science politique, vol. 42, no 5, 1992, p. 768. Voir aussi Frédéric Demers, La mise en scène de l’imaginaire national et historique du Québec francophone dans la télésérie « Les filles de Caleb », thèse de doctorat en histoire, Québec, Université Laval, 2005, 393 p. ; Idem., « Sur l’historiographie de la télévision au Québec et le pesant récit de la Révolution tranquille », Mens, vol. 3, no 2, 2003, p. 233-267.