Dossier : Monuments et mémoireIdées

Pourquoi se souvenir ?[Record]

  • Jacques Beauchemin

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  • Jacques Beauchemin
    Département de sociologie et CRIDAQ, UQAM

Dans l’un de ses ouvrages les plus importants, Paul Ricoeur en appelle à l’atteinte d’une « juste mémoire », celle qui éviterait les pièges de la sur-commémoration, de la manipulation et de l’oubli coupable. Dans un ouvrage bien antérieur à celui-ci, il constatait également que l’atteinte de la vérité en histoire relevait d’une inclinaison presque naturelle de la Raison en même temps que d’une violence dans laquelle se dissimule toujours une volonté de pouvoir. C’est dire que tant l’histoire que la vérité sont aux prises avec les tourments de l’existence sociale dans laquelle elles sont toujours instrumentalisées. Au coeur de ces tensions s’impose le sentiment d’une crise de l’histoire dans nos sociétés pluralistes, ouvertes et fragmentées. D’une certaine façon, on peut dire qu’il y a à la fois pas assez d’histoire, trop d’histoire et détournement de l’histoire. Le cas du Québec est exemplaire sous ces trois aspects. Qu’il n’y ait pas suffisamment d’histoire dans le Québec d’aujourd’hui, cela se vérifie dans le fait que l’on ne la connaît plus et qu’on l’enseigne peu. On pense aux constats sur lesquels débouchent Gilles Laporte et Myriam D’Arcy, dans leur étude intitulée Je ne me souviens plus, parue à l’automne 2010 pour le compte de la Fondation Lionel-Groulx, qui déplorait l’absence quasi totale des cours d’histoire du Québec au niveau collégial. Un an plus tard, en 2011, le travail qu’a mené Éric Bédard en collaboration avec Myriam D’Arcy, L’histoire nationale négligée, montre que les départements d’histoire des universités francophones ont négligé l’enseignement et la formation en histoire politique et nationale alors que se maintient contre vents et marées l’intérêt des étudiants pour ces questions. Cette inculture par rapport à l’histoire, on peut encore la constater dans un sondage commandité par la Coalition pour l’histoire en mars 2011 qui révèle que 94 % des personnes interrogées sont incapables d’identifier le premier premier ministre du Québec, Pierre-Joseph-Olivier Chauveau (1867-1873). Cela peut paraître anecdotique, mais il me semble y trouver les traces d’un certain délaissement. J’y reviendrai plus loin. En même temps on n’a jamais autant commémoré. Chaque date anniversaire de la Révolution tranquille est l’occasion de ressasser l’épopée de « l’équipe du tonnerre » et du « maîtres chez-nous ». Le débarquement de Normandie a été l’occasion d’une débauche de commémorations en 2009. Sans parler des commémorations entourant la fondation de Québec en 1608, du 375e de Montréal, des 150 ans de la Confédération à laquelle s’oppose une contre-commémoration placée sous le thème de « L’autre 150e ». Cela sans parler des cinquante ans de l’exposition universelle de 1967 et de la visite de De Gaulle cette même année. Quelles sont les raisons de cette névrose de la commémoration ? Les sociétés modernes avancées ont peine à se représenter sous la figure du commun. Au contraire, elles s’aperçoivent dans leurs divisions et à travers la pluralité des positions politiques, éthiques et identitaires qui les caractérise désormais. Dans ce contexte, le rapport à l’histoire est un enjeu de luttes sociales, car il s’agit de savoir quelle histoire pourra être accréditée. En d’autres termes, il s’agit pour elles d’essayer de se rassembler autour d’une histoire partagée dans laquelle se dessinerait la figure consensuelle du sujet collectif qu’elles devraient former. Or un tel partage paraît difficile dans les sociétés qui ont vu émerger une pluralité d’acteurs sociaux et de regroupements identitaires dont la cohésion nécessite la constitution d’une mémoire à chaque fois particulière que l’on dressera souvent à l’encontre des prétentions d’une histoire globale, et le plus souvent nationale. C’est la raison également pour laquelle on assiste …

Appendices