Dossier : Monuments et mémoireIdées

La mémoire comme tradition vivante[Record]

  • Joseph Yvon Thériault

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  • Joseph Yvon Thériault
    Département de sociologie et CRIDAQ, UQAM

Dans les débats entourant les enjeux de la mémoire, le déboulonnage des statues et des monuments, le changement de nom des rues, ou encore l’éviction de personnages historiques des manuels scolaires, je remarque une polarisation excessive. Il me semble que la chose est pourtant moins complexe qu’il n’y paraît, puisqu’elle peut se résumer en une opposition entre deux tendances. La thèse que je voudrais défendre ici est donc relativement simple. Deux postures circulent aujourd’hui tentant de circonscrire le champ mémoriel. Par champ mémoriel, j’entends, comme il est maintenant convenu, les usages publics de l’histoire dans la construction des représentations sociales, à la différence de l’histoire proprement dite qui serait la reconstruction du passé par l’usage des méthodes des sciences humaines. Je reviendrai dans le texte sur la distinction entre histoire et mémoire, car elle est en effet au centre du débat que je veux éclairer. Deux postures s’affrontent donc aujourd’hui dans le champ mémoriel, il s’agit des postures « passéistes » et « présentistes ». Chacune de ces thèses m’apparaît légitime, quoique l’une chasse l’autre. La réponse sociétale devrait se retrouver entre les deux, dans une tradition qui est une mémoire vivante, résultat d’une conversation dans l’espace public. Dans ce court texte, j’expliquerai la nature des deux propositions, j’analyserai l’impasse que leur affrontement produit et j’essaierai, dans une dernière partie, d’esquisser la synthèse proposée (celle de la tradition vivante) en soulignant au passage quelques exemples tirés de l’actualité récente. La première posture portant sur la mémoire qui circule dans la société en est une « passéiste ». Je n’emploie pas cette expression de façon péjorative. On le verra, je la considère comme légitime. Elle repose sur de solides arguments sociologiques. C’est d’ailleurs son rejet unilatéral qui provoque aujourd’hui un trouble dans l’exercice de la mémoire. La posture passéiste veut que les sociétés comme les individus se construisent sur une mémoire, sur un récit. La mémoire est l’élan du passé qui donne forme au présent et permet la projection dans l’avenir. C’est ce que le titre du petit ouvrage de Fernand Dumont soulignait, L’avenir de la mémoire. Pas de mémoire, pas de récits, pas de sociétés, pas de projections dans l’avenir. Car, pour donner corps, pour donner sens, à ce qui ne serait qu’un rassemblement hétéroclite d’individus, il faut l’inscrire dans une continuité. La société, comme notre personnalité, prend forme quand elle est capable de se concevoir à travers la trame du temps – le passé, le présent, l’avenir. Pour les tenants de la posture passéiste, le sujet historique (la collectivité qui prend conscience réflexive de son existence, qui veut faire l’histoire) n’existe que parce qu’il est mémoire. Une telle posture est fort répandue, du moins elle le fut intellectuellement. Elle fut celle d’une grande partie de la tradition sociologique (on pense aux travaux d’Émile Durkheim et de Maurice Halbwachs), de la pensée romantique (Johann Gottfried Herder) et des communautariens contemporains (Charles Taylor, Michael Sandel). Dans une telle démarche compréhensive, les sciences humaines (la sociologie comme l’histoire) ne sauraient se départir de toute subjectivité (en l’occurrence ici, de la mémoire). Ce qu’il s’agit de faire, c’est de comprendre le travail mutuel de l’une sur l’autre. Plus concrètement, les « lieux de mémoire », la toponymie (le nom des villes, des rues, des espaces publics, des rivières et des montagnes, etc.) sont des repères mémoriels qui nous rappellent constamment que nous faisons société, c’est-à-dire que nous construisons, reconstruisons, à travers nos actions et nos représentations, les cadres sociaux qui structurent et donnent sens à la société. Cette société, elle est d’ici, c’est-à-dire qu’elle est la mémoire d’une collectivité singulière (locale, …

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