Dossier : Monuments et mémoirePrésentation

De l’importance d’historiciser les luttes mémorielles dans la Cité[Record]

  • Stéphane Savard and
  • Jacques Beauchemin

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  • Stéphane Savard
    Département d’histoire et CRIDAQ, UQAM

  • Jacques Beauchemin
    Département de sociologie et CRIDAQ, UQAM

Les récents événements entourant la dénomination de la rue Amherst à Montréal, le retrait de la statue d’Edward Cornwallis à Halifax, ou encore le déboulonnage de statues représentant des généraux confédérés, dont celle de Robert Lee, à Charlottesville, aux États-Unis, nous montrent que les choix du présent influencent assurément les façons de percevoir le passé, et vice-versa. Pour l’historien ou le sociologue, cette réalité implique que la mémoire et son poids symbolique, nouveaux objets d’étude en histoire depuis les années 1970, sont des sujets « chauds » qui polarisent les citoyens, qu’ils agissent à titre individuel ou qu’ils militent au sein de groupes de pression ou d’intérêt. S’il est possible pour certains chercheurs de sauter dans la mêlée publique en adoptant une posture militante, d’autres tentent plutôt d’éclairer les débats actuels en historicisant les « batailles » mémorielles et en jetant la lumière sur le principal enjeu de ces luttes, celui de l’instrumentalisation des représentations du passé – en termes de valeurs, intérêts, référents identitaires, etc. – cristallisées dans des événements ou des personnages particuliers. C’est ici que les chercheurs en histoire politique se sentent interpellés. Produits de rapports de force présents au sein de la société civile, plusieurs « batailles » mémorielles trouvent leur écho dans le champ politique, mobilisent les élus et les forcent à prendre position. Les protagonistes du débat sont alors dans l’obligation de préciser les motivations qui sont au fondement de tel ou tel usage du passé. Évoqués en fonction des besoins et considérations du présent, les usages publics du passé peuvent ainsi devenir de véritables objets d’études donnant lieu à des analyses particulièrement fécondes. L’interprétation partisane du passé et les conflits mémoriels qui y sont rattachés ne sont pas nouveaux. Au Québec, la victoire du Parti libéral dirigé par Jean Lesage aux élections de 1960 ouvre la voie à une réinterprétation de la période duplessiste – et plus largement de la période 1840-1960 – dans laquelle la figure de Maurice Duplessis est associée à la représentation de la « grande noirceur ». Au fur et à mesure que la Révolution tranquille fait son nid, la mémoire de celui qui dirigea la province de Québec pendant près de 20 ans est répudiée par plusieurs élus québécois – libéraux surtout – qui refusent même de lui rendre hommage par le biais de l’installation publique d’une statue à son effigie. Il faudra attendre 1977, quelque temps après la victoire électorale du Parti québécois, pour que le premier ministre René Lévesque, pourtant un pourfendeur de la mémoire de Duplessis pendant les années 1960, fasse appel à de nouveaux usages du passé pour justifier la sortie des limbes de la statue de Maurice Duplessis et son installation sur le terrain de l’Assemblée nationale. Des chercheurs ont observé la multiplication de ces enjeux mémoriels au cours des dernières décennies. Le phénomène ne serait pas étranger à l’accroissement du nombre de références identitaires – surtout à partir des années 1980 dans les sociétés occidentales – véhiculées par des groupes et mouvements sociaux ethniques, communautaires, à l’identité sexuelle, etc. L’affirmation identitaire et les revendications sociopolitiques que ces derniers mettent de l’avant font souvent appel à des interprétations du passé qui troublent l’ordre établi et la mémoire collective du groupe majoritaire. On entre alors dans ce que Tzvetan Todorov et Janna Thompson appellent les luttes pour la reconnaissance des torts causés à ces groupes dans un passé plus ou moins lointain, débouchant souvent sur des tentatives d’obtenir réparation politique (excuses), monétaire (dédommagement) ou judiciaire (lois, chartes, etc.). L’ouverture partielle des démocraties occidentales à l’égard de ces groupes racisés, …

Appendices