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Titulaire d’un doctorat en science politique, déléguée du Québec à Atlanta, et coprésidente de l’Observatoire sur les États-Unis de la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques de l’UQAM, Ginette Chenard situe d’emblée ce livre selon trois intentions : comme point de vue sur une région « largement méconnue » informé par l’expérience de terrain de son auteur, comme ouvrage scientifique structuré par une importante littérature, et comme une clé nécessaire à la compréhension des États-Unis contemporains.
L’ouvrage atteint ces objectifs, et s’avère une contribution importante (et en français !), à notre compréhension de l’histoire et de la politique étatsunienne. Un exemple suffira : publié avant l’élection historique de novembre 2016, ce livre en explique le résultat imprévu. Sans l’anticiper bien sûr.
D’entrée de jeu, l’auteure propose de démythifier cette région, méconnue au Québec par effet de la distance, de la familiarité avec ses plages, et de ce répertoire d’images et préjugés dont Autant en emporte le vent demeure la manifestation la plus visible. Pour illustrer à quel point « le Sud a changé », l’introduction présente la région d’Atlanta comme l’histoire de deux villes qui cohabitent difficilement, entre passé et avenir, entre centre et périphérie, surtout entre Afro-américains et Blancs. Le lecteur pressé aurait pu craindre que l’auteure se soit approprié le langage des chambres de commerce. Il n’en est rien : tout au long, dès le portrait d’Atlanta, son travail de démythification s’attaque aussi à cette mythologie du Nouveau Sud, et propose en six chapitres une analyse critique de l’identité et de la politique de la région.
Le corpus scientifique mobilisé ici a pour point de départ le rôle disproportionné joué par la région dans l’histoire et la politique des États-Unis. S’il était grossier de résumer la littérature politique sur le Sud à un débat sur l’exceptionnalisme régional, cette question soutient la partie la plus importante de l’analyse proposée, d’abord tributaire de l’ouvrage du politologue Valdimer Orlando Key, Southern Politics in State and Nation, publié pour la première fois en 1949. Puis, les héritiers de Key mis à contribution par l’auteure incluent les ouvrages sur le fédéralisme étatsunien du politologue Daniel J. Elazar, et ceux de David Woodard, Merle Black et Earl Black sur la politique sudiste. Au grand plaisir de ce lecteur-ci, les historiens cités ici incluent Orville Vernon Burton, C. Vann Woodward, James C. Cobb, et Dan T. Carter. Les références littéraires incluent Tennessee Williams et William Faulkner, mais le plus militant des auteurs sudistes, le plus utile ici — l’auteure en conviendra — est Robert Penn Warren.
L’auteure se positionne fermement dans le camp exceptionnaliste, comme en témoigne sa lecture des ouvrages qui tentent de le réviser, notamment le Myth of Southern Exceptionalism (2010) dirigé par Lassiter et Crespino. La question n’est pas qu’académique : depuis que le Sud a acquis son identité unique, depuis au moins les débats relatifs à la Constitution de 1787 (eux-mêmes teintés par le particularisme de l’esclavage), l’exceptionnalisme du Sud est débattu et approprié de tous côtés. Ce débat a été ravivé la dernière fois en 2015 à la suite de la tuerie de Charleston. Historiens et experts sont alors intervenus dans les médias[1] : à quoi et à qui sert l’exceptionnalisme du Sud ? Selon l’historien James Cobb, le Sud joue souvent un rôle de repoussoir commode, de parent pauvre rituel aux yeux d’une certaine idéologie régionale nordique, ce qui permet d’ignorer le racisme et les inégalités du Nord.
Ginette Chenard ne cherche pas à expliquer les travers des États-Unis par ceux du Sud. Cependant son argumentaire général fait la part belle à l’exceptionnalisme. C’est ainsi que nous interprétons ses prises de position répétées pour la « modernité ». Le Sud a accueilli la « modernisation de l’économie sans la modernité politico-sociale », et souffre de cette dualité. Par intérêt politique et économique, les élites du Sud ont sélectivement et délibérément empêché ou permis le changement, (re)produisant une succession de systèmes politico-économiques discriminatoires et inégaux. L’auteure canalise ici la furie de The Mind of the South publié en 1941 par le journaliste Wilbur Joseph Cash. Le Sud et ses habitants en ressortent divisés entre races et classes, au profit d’une élite politico-économique farouchement attachée à des privilèges amplifiés par la Constitution, ainsi que par les versions successives du fédéralisme, au nom du particularisme régional. Aux fins d’hégémonie de classe, la modernité du Sud fut et reste incomplète relativement au reste du pays.
Cette série de compromis entre tradition et modernité est déclinée en six chapitres. Les trois premiers sont historiques et thématiques. Le premier, inspiré par la lecture de Key et Elazar, décrit les sources et modalités de la sous-culture politique traditionaliste régionale, qu’on peut voir au travail dès les débats sur la Constitution de 1787, ainsi que ceux sur le fédéralisme à la défense des droits des États. Le second chapitre décrit l’ordre sociopolitique conservateur et ségrégationniste mis en place après la Guerre civile et l’abolition de l’esclavage. Cet ordre produit la domination quasi sans partage du Parti démocrate sur le Solid South, en l’absence de protection locale et fédérale des droits fondamentaux, notamment ceux affirmés dans les quatorzième et quinzième amendements.
Le troisième chapitre — le plus riche pour la compréhension du présent, et aussi le plus long — décrit la mobilisation conservatrice depuis les années 1950 du point de vue du Sud. L’une des raisons des succès conservateurs fut la résistance à l’égalité des droits : forcé par le mouvement pour les droits civiques, le gouvernement fédéral a dû appliquer la Constitution dans tout le pays, ce qui a menacé l’ordre établi au Sud, et justifié une réorganisation partisane et une remobilisation politique en faveur du statu quo. Les Blancs du Sud ont abandonné le Parti démocrate, ponctuellement en 1928 et 1948, et pour de bon depuis 1963. En réponse, les Républicains ont mis au point leur southern strategy à partir de 1964, déployant une rhétorique et des politiques favorables à la préservation de la ségrégation et des inégalités partout au pays, mais pour des fins partisanes qui ont trouvé leur plus puissante expression dans le Sud : lutte à la criminalité et au trafic de drogues ; diminution des pouvoirs fédéraux et syndicaux, ainsi que protection des droits des États ; militarisation, anticommunisme et patriotisme. Parallèlement, à l’échelle nationale, les trois branches du conservatisme (libertaire, traditionaliste et militariste) se sont greffées au Parti républicain entre 1960 et 1980.
Les chapitres quatre à six présentent des perspectives contemporaines : évolution démographique, transformations économiques et ordre socio-économique. Le dernier chapitre, et la conclusion joliment écrite, posent à répétition la question pressante des conséquences de la modernisation incomplète de la région. Combien de temps cela peut-il durer ? Combien de temps cette richesse et ces inégalités peuvent-elles encore cohabiter sans que leurs contradictions s’expriment ouvertement sur l’arène politique régionale ? (L’auteure dirait qu’elles s’expriment toujours, mais que les systèmes politiques locaux répriment leur expression partisane.) Combien de temps les Républicains du Sud peuvent-ils ignorer les besoins d’une part croissante de la population ? Ces questions sont au coeur de la révolte populiste qui a soutenu les campagnes de Trump et Sanders ; à leur tour elles ont mis en valeur d’importantes questions de recherche pour tous les américanistes. Un des plus grands mérites de ce livre est de démontrer leur urgence, pour tous les publics.
Cet argumentaire exceptionnaliste a l’avantage d’expliquer beaucoup, et de permettre une synthèse utile et cohérente. Étant donné l’échelle spatio-temporelle et la complexité du sujet, c’est une des conditions de la réussite de l’entreprise. Entreprise remarquablement réussie, par exemple quand l’auteure explique l’adhésion des Blancs pauvres et de classe moyenne à un ordre politico-économique favorable à la classe supérieure ; ou dans les nuances intrarégionales entre États de la ceinture noire (du Sud profond, Deep South ou Black Belt), et ceux de la périphérie — Maryland, Virginie, Caroline du Nord, Floride, Arkansas, Texas, et Kentucky dans une moindre mesure.
Cependant, cela encourage des raccourcis autant formels[2] que factuels : le Sud est par moments anthropomorphique — une créature qui agit et pense d’une seule voix, quand par exemple la « Louisiane d’aujourd’hui cultive encore des convictions suprématistes ». Aussi, les subtilités du traditionalisme culturel échappent à une grille d’analyse moderniste : par exemple quand Jerry Falwell est qualifié d’« intégriste », la distinction entre évangélisme et fondamentalisme échappe au lecteur.
Surtout, le parti-pris de l’exceptionnalisme et de la modernité pose des questions aux américanistes d’aujourd’hui et de demain. Le lecteur trouvera dans ce livre des éléments de réponse à la plupart de ces questions, mais il devra souvent lire davantage, ou lancer ses propres recherches sur le Sud.
Ce lecteur-ci se questionne sur l’unanimité alléguée des Blancs du Sud. Si l’auteure relève des distinctions qui indiquent des conflits latents ou ouverts, la quasi-unanimité des Blancs est réaffirmée en dernière analyse. Y eut-il jamais de lieux et moments où il fut possible d’imaginer des coalitions et modus vivendi interraciaux ou entre groupes sociaux, contre l’hégémonie élitaire ?
Parallèlement, les lecteurs, à la lumière des événements depuis 2015, voudront explorer davantage l’énigme du populisme. Le populisme que l’auteure attribue au Sud, le populisme des Watson, Talmadge, Faubus, Wallace et autres, ce populisme que permettent la ségrégation et la sous-culture traditionaliste, n’est pas suffisamment analysé. À la lumière des événements depuis 2015, un examen critique de la mécanique des populismes reste à faire.
La présentation synthétique de l’ordre politique local – élitiste, autoritaire, traditionaliste – sur la longue durée pourrait laisser le lecteur friand d’analyse politique sur sa faim. Le Parti républicain a pris le contrôle des gouvernements des États depuis les années 1970 ? Fort bien : des exemples et cas présentés plus systématiquement permettraient de mesurer comment ce réalignement partisan a pu permettre la préservation du statu quo social. Comment l’apparition et le renforcement de la distinction entre red states et blue states a-t-elle concrètement transformé la gouvernance locale et le fédéralisme ? Qu’est-ce qui distingue le Solid South républicain de celui, démocrate, qui le précéda ? Comment se construit une coalition conservatrice locale ? Comment fonctionne l’affaiblissement des institutions publiques, à tous les niveaux, sous ce nouveau régime caractérisé par un antiétatisme généralisé ? Ces dernières questions sont abordées, et l’auteure invite le lecteur à contempler leur gravité. Il n’y manque qu’une attention prolongée, illustrée et locale qui n’est pas complète ici. Cet effort est probablement pour un ouvrage plus pointu que celui-ci.
On le rappelle, ces questions abordées et laissées ouvertes sont le résultat de choix délibérés de la part de l’auteure et de ses sources. L’ouvrage de Ginette Chenard propose une synthèse d’analyse politique fortement redevable d’une compréhension historique de la culture, de l’idéologie régionale, de ses traditions politiques et sociales. À nos yeux c’est la principale qualité de cet ouvrage parce que cela force l’attention au contexte — le respect de la complexité, de la chronologie et des contingences fait partie de son programme et de sa grille d’analyse. À la lumière de sa thèse exceptionnaliste, cela donne à cet ouvrage un souffle et une utilité urgemment nécessaires à notre époque.
Appendices
Notes
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[1]
J.W. Loewen, « Why do People Believe Myths about the Confederacy ? », The Washington Post, 1er juillet 2015 ; James Cobb, « The Necessary South », Historically Speaking, vol. 11, no 10, septembre 2010.
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[2]
La forme de cet ouvrage est sa principale faiblesse — la seule qui compte parce que la seule qui n’est pas délibérée. Expurgé de ses adjectifs et ornementations littéraires superflus, l’ouvrage serait allégé de plusieurs pages. L’écriture est inégale selon les parties. Les sections plus théoriques des deux premiers chapitres, parce qu’elles s’attaquent au dur travail d’aller-retour entre analyse fine et observation de terrain, offrent une lecture parfois pénible. On est tenté d’accuser le travail inégal d’un éditeur pressé, et aussi l’utilisation de nombreuses sources anglophones — ce lecteur-ci en sait quelque chose.