Dossier : Le projet du bilinguisme canadien : histoire, utopie et réalisationArticles

« Le bilinguisme qui nous tue » : André d’Allemagne et la condamnation du bilinguisme institutionnel au Québec (1958-1968)[Record]

  • Jean-Philippe Carlos

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  • Jean-Philippe Carlos
    Département d’histoire, Université de Sherbrooke

Au Québec, c’est au tournant des années 1960 que le mouvement indépendantiste s’ancre de manière tangible dans le paysage politique de la province. Inspirés par le courant néonationaliste québécois ainsi que par les mouvements de décolonisation d’outre-mer, plusieurs réseaux intellectuels s’organisent autour de l’idéal commun de la souveraineté politique de l’État québécois et du rejet de l’ordre constitutionnel canadien. Parmi les différents facteurs qui mènent ces nationalistes à vouloir privilégier la voie de la séparation, on notera entre autres l’importance accordée à la défense de la culture canadienne-française. La primauté accordée à la pérennité de la langue française ainsi que l’accent mis sur la condamnation du bilinguisme institutionnel au Québec constituent alors pour bon nombre d’intellectuels indépendantistes des moyens efficaces dans la lutte contre l’impérialisme linguistique anglo-saxon. Or, l’un des penseurs les plus influents de cette époque, André d’Allemagne, est sans doute l’intellectuel indépendantiste qui a le mieux articulé son discours à l’égard de la question du bilinguisme. Pionnier de l’anticolonialisme au Québec, d’Allemagne sera au centre des luttes politiques durant les années 1950 et 1960, notamment à titre de membre fondateur du Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN). Il signera aussi plusieurs textes qui auront une grande résonance dans les cercles intellectuels durant la Révolution tranquille. L’intérêt de la figure d’André d’Allemagne provient notamment de sa formation universitaire en linguistique et en traduction, un élément qui en fera l’un des acteurs les plus actifs et les plus articulés dans le débat linguistique lors de la décennie 1960. Privilégiant des thèmes associés à la question du bilinguisme, les textes que signent d’Allemagne à cette époque mettent en lumière les préoccupations et les propositions d’une majorité d’indépendantistes. Pourtant, malgré l’impact considérable qu’a pu avoir d’Allemagne dans les réseaux indépendantistes durant la Révolution tranquille, les spécialistes se sont somme toute assez peu intéressés à sa pensée, à quelques exceptions près. La plupart du temps, les historiens notent l’influence que d’Allemagne a pu avoir dans les rangs du RIN sans toutefois pousser l’analyse plus loin, notamment en lien avec sa pensée anticolonialiste ou encore en lien avec ses réflexions sur la question linguistique. Dans cet article, nous proposons d’analyser les principes sur lesquels se base André d’Allemagne afin de légitimer sa condamnation du bilinguisme au Québec, les influences qui structurent sa pensée, ainsi que les solutions que celui-ci formule en vue de pallier ce problème structurel. Selon nous, l’argumentaire développé par d’Allemagne sur la question du bilinguisme s’inscrit dans un cadre plus large reposant, dans un premier temps, sur des schèmes anticolonialistes et néonationalistes, qui voient dans le bilinguisme institutionnel une forme de dépossession culturelle et d’assimilation politique, puis, dans un deuxième temps, sur des théories liées au déterminisme linguistique, tel que développé par le linguiste américain Benjamin Lee Whorf, qui considère le bilinguisme comme étant un vecteur potentiel de troubles identitaires et psychologiques. Dans cette logique et comme le souligne d’Allemagne lui-même en 1966, les conflits linguistiques constituent une forme de colonialisme psychologique, qui eux-mêmes s’inscrivent dans le contexte global du colonialisme économique et politique. Conséquemment, l’unilinguisme français constitue pour d’Allemagne la clef de voûte pour sortir le Québec de cette impasse linguistique. Cette avenue est toutefois temporaire, car d’Allemagne voit en l’indépendance de l’État québécois la voie de sortie à privilégier afin que le Québec puisse affirmer son identité nationale et maîtriser tous les pouvoirs relevant d’un État indépendant. Les sources utilisées dans cette étude se composent essentiellement des pamphlets, des ouvrages et des articles signés par d’Allemagne entre 1958, au moment où celui-ci signe son premier texte engagé dans une revue d’idée, et 1968, au moment où se saborde le RIN …

Appendices