Les ateliers de l'éthique
The Ethics Forum
Volume 17, Number 1-2, Fall 2022
Table of contents (13 articles)
-
Liminaire / Frontmatter
-
VOLITIONS, PRÉOCCUPATIONS PRUDENTIELLES, ET RÉFLEXIVITÉ DANS LA PSYCHOPATHIE
Mathieu Garcia
pp. 4–30
AbstractFR:
Conformément à une tradition faisant des sujets manifestant un fonctionnement psychopathique des êtres moralement aveugles, voire moralement morts, les discussions ayant trait à leur agentivité morale ont pendant longtemps jugé subsidiaire l’analyse des mécanismes volitifs et conatifs, pourtant essentielle pour comprendre leurs agissements immoraux. Partant plus spécifiquement du décalage qui semble, au regard de certaines données récemment publiées, s’opérer chez ceux présentant ce type de personnalité entre jugements moraux et choix moraux, nous proposons dans cet article de discuter tour à tour les théories susceptibles de venir expliquer ce fossé qui sépare ce que le psychopathe reconnait (ou peut, d’une manière générale, reconnaitre) et ce qu’il fait. Après avoir présenté l’hypothèse – problématique en plus d’un sens – en faveur d’une faiblesse de la volonté associant la psychopathie à l’acrasie, nous exposons les apports respectifs des conceptions rationalistes et néosentimentalistes, avant d’interroger le présupposé qu’elles partagent avec les théories de l’incontinence psychopathique. Nous argumentons en effet que chacune de ces trois positions tend implicitement à octroyer à ces individus dyssociaux une propension à recourir à une certaine forme d’activité délibérative peu étayée sur le plan empirique. Une discussion resserrée autour des caractéristiques prudentielles relevées dans la psychopathie nous conduira au contraire à défendre l’idée selon laquelle l’immoralité de ceux qui en sont atteints n’est, dans la plupart des cas, qu’un effet collatéral d’un manque d’appétence pour le processus d’autoévaluation réflexive. Et nous verrons qu’il y a de fortes raisons de croire que cette irréflexivité – qui rend compte d’un grand nombre de facettes du mode d’existence de la conscience psychopathique tout en restant compatible avec les principaux modèles explicatifs aujourd’hui privilégiés pour éclairer les décisions morales qui s’en dégagent – est directement liée à la vie affective (extrêmement pauvre) du psychopathe. Nous terminons en avançant que ce lien entre déficit émotionnel et carence réflexive fait apparaitre de nouvelles perspectives pour penser les différents types de profils moraux retrouvés au sein des diverses formes de psychopathie que nous suggérons de répartir le long d’un continuum sur lequel s’étendent plusieurs niveaux (ou degrés) de déficience expérientielle.
EN:
In accordance with a tradition depicting individuals with psychopathic functioning as morally blind, or even morally dead, discussions concerning their moral agency have for a long time neglected the analysis of volitional and conative aspects, whose contribution is nevertheless crucial in our understanding of their immoral actions. Based on the findings about the discrepancy that seems to occur, in this type of personality, between moral judgments and moral choices, we propose in this article to discuss the several theories that might explain this gap between what the psychopath recognizes (or can, in a general way, recognizes) and what he does. After having presented the hypothesis - problematic in more than one sense - of a weakness of will associating psychopathy with acrasia, we expose the respective contributions of rationalist and neo-sentimentalist conceptions, before questioning the presupposition they share with theories of psychopathic incontinence. We argue that each of these three positions implicitly tends, with little empirical support, to ascribe to these dyssocial individuals a propensity to resort to some form of deliberative activity. An in-depth discussion of the prudential characteristics of psychopathy will lead us, on the contrary, to defend the idea that the immorality of those who suffer from it is, in most cases, only a collateral effect of a lack of appetite for the process of reflective self-evaluation. And we will see that there are strong reasons to believe that this lack of reflection - which accounts for many facets of the psychopathy construct while remaining compatible with the main explanatory models now favored to understand the psychopath’s moral decisions - is directly related to the (extremely poor) emotional life of psychopaths. We conclude by arguing that this way of linking emotional deficit and reflective impairment offers new perspectives for thinking about the different types of moral profiles found within the various forms of psychopathy that we suggest to distribute along a continuum on which levels of experiential deficiency extend.
-
IS DANIEL A MONSTER? REFLECTIONS ON DANIEL A. BELL AND WANG PEI’S “SUBORDINATION WITHOUT CRUELTY” THESIS
Rainer Ebert, Valéry Giroux, Angie Pepper and Kristin Voigt
pp. 31–45
AbstractEN:
Daniel Bell and Wang Pei’s recent monograph, Just Hierarchy, seeks to defend hierarchical relationships against more egalitarian alternatives. This paper addresses their argument, offered in one chapter of the book, in favour of a hierarchical relationship between human and nonhuman animals. This relationship, Bell and Pei argue, should conform to what they call “subordination without cruelty:” it is permissible to subordinate and exploit animals for human ends, provided that we do not treat them cruelly. We focus on three aspects of their view: their argument for a hierarchical view; their understanding of cruelty; and their account of the heightened duties they claim we owe to nonhuman animals who are intelligent, domesticated, and/or “cute.” We argue that the reasons that Bell and Pei offer fail to support their conclusions, and that, even if one accepts a hierarchical view, the conclusions that Bell and Pei draw about the permissibility of practices such as killing animals for food do not follow. We conclude by emphasizing philosophers’ responsibility to thoroughly test their arguments and to engage with existing debates, especially when the practices they seek to justify involve harms of great magnitude.
FR:
Dans leur récent ouvrage, Just Hierarchy, Daniel Bell et Wang Pei se donnent pour tâche de défendre le principe de hiérarchie au détriment des relations plus égalitaires entre les êtres. Dans cet article, nous commentons la position qu’ils défendent dans un chapitre de leur livre consacré à la relation qu’entretiennent les êtres humains avec les autres animaux. Cette relation, soutiennent-ils, devrait relever de ce qu’ils appellent une « subordination non cruelle ». Il serait selon eux légitime d’assujettir et d’exploiter des animaux pour des fins humaines, à condition que nous ne les traitions pas cruellement. Dans cet article, nous nous concentrons sur trois aspects de leur position : leur défense du principe de hiérarchie, leur manière d’envisager la notion de cruauté et ce qu’ils regardent comme les devoirs accrus que nous aurions, jugent-ils, à l’égard des animaux intelligents, domestiqués et/ou « mignons ». Selon nous, les arguments avancés par Bell et Pei ne permettent pas de défendre adéquatement leur thèse ; en outre, même en admettant leur hypothèse sur la hiérarchie, les conséquences qu’ils en tirent au sujet de la légitimité morale de certaines activités telles que l’élevage pour la viande ne nous semblent pas recevables. Nous concluons en soulignant la responsabilité qui incombe aux philosophes de mettre scrupuleusement à l’épreuve leurs arguments et de connaître les débats actuels dans le domaine qu’ils abordent, tout particulièrement lorsque les pratiques qu’ils entreprennent de justifier sont la cause d’immenses souffrances.
-
JUSTICE, IMPARTIALITY, AND EQUALITY IN THE ALLOCATION OF SCARCE VACCINES: A REPLY TO SAUNDERS
Hugh V. Mclachlan
pp. 46–71
AbstractEN:
This paper is a reply to Saunders’s criticism of my previously published nonconsequentialist policy proposal regarding the use of a lottery for the distribution of scarce vaccine by the state in the face of an influenza pandemic. I argued there that, on the grounds of justice, the state should distribute some of the scarce vaccine it might hold to some of its healthcare employees and the rest to citizens randomly and equally on the principle of a lottery. Central to Saunders’s criticism is the claim that I mistakenly failed to take into account morally relevant differences in need and productive capacity between potential recipients of the vaccine. Central to my response here is that whether or not need and productive capacity are morally relevant factors depends on who or what is distributing the vaccine, to whom they are distributing it, and why they are doing so. For instance, discrimination between people in the distribution of publicly owned vaccine that is distributed as a prophylactic on the basis of their age is unjust whether or not it might be morally justifiable on other grounds.
FR:
Cet article est une réponse à la critique de Saunders de ma proposition de politique non conséquentialiste publiée précédemment concernant l’utilisation d’une loterie pour la distribution de vaccins rares par l’État face à une pandémie de grippe. J’y ai soutenu que, pour des raisons de justice, l’État devrait distribuer une partie du vaccin rare qu’il pourrait détenir à certains de ses employés de la santé et le reste aux citoyens de manière aléatoire et égale sur le principe d’une loterie. Au coeur de la critique de Saunders se trouve l’affirmation selon laquelle j’ai omis à tort de prendre en compte les différences moralement pertinentes dans les besoins et la capacité de production entre les receveurs potentiels du vaccin. Le point central de ma réponse ici est que le fait que le besoin et la capacité de production soient ou non des facteurs moralement pertinents dépend de qui ou de quoi distribue le vaccin, à qui ils le distribuent et pourquoi ils le font. Par exemple, la discrimination entre les personnes dans la distribution de vaccins publics distribués à titre prophylactique sur la base de leur âge est injuste, qu’elle soit ou non moralement justifiable pour d’autres motifs.
Dossier: Affective States, Happiness, and Well-Being
-
Sous la direction de Samuel Lepine
-
AFFECTIVE STATES, HAPPINESS, AND WELL-BEING: INTRODUCTION
-
HAPPINESS AND THE METAPHYSICS OF AFFECT
Daniel M. Haybron
pp. 81–111
AbstractEN:
This paper introduces a category of functional conditions to address certain difficulties that have arisen in philosophical work on the nature of happiness. In earlier work, I defended an emotional state theory of happiness on which being happy consists substantially in dispositional states, such as one’s propensity for a relaxed or cheerful mood. Hedonistic accounts of happiness, which reduce it to experiences of pleasure, were rejected partly on the grounds that they appear to commit a category mistake. However, the nature of this category mistake remained unclear, and the claimed dispositionality of happiness has likewise been challenged even by commentators otherwise sympathetic with an emotional state theory. Here I address these worries by sharpening the metaphysical underpinnings of the emotional state view as I have articulated it. Understanding happiness in terms of an individual’s functional condition resolves these puzzles in a way that helps to explain the distinctive significance of happiness.
FR:
Cet article présente une catégorie de conditions fonctionnelles pour aborder certaines difficultés qui ont surgi dans le travail philosophique sur la nature du bonheur. Dans des travaux antérieurs, j’ai défendu une théorie du bonheur comme état émotionnel selon laquelle être heureux consiste essentiellement en des états dispositionnels, tels que la propension à une humeur détendue ou ravie. Les conceptions hédonistes du bonheur, qui le réduisent à des expériences de plaisir, ont été rejetées en partie parce qu’elles semblent commettre une erreur de catégorie. Cependant, la nature de cette erreur de catégorie est restée incertaine, et la dispositionnalité revendiquée du bonheur a également été contestée même par des commentateurs par ailleurs sympathiques à une théorie de l’état émotionnel. Ici, je réponds à ces inquiétudes en précisant les fondements métaphysiques de la conception de l’état émotionnel telle que je l’ai articulée. Comprendre le bonheur en termes de condition fonctionnelle d’un individu résout ces énigmes d’une manière qui aide à expliquer la signification distinctive du bonheur.
-
UNE THÉORIE DU BIEN-ÊTRE COMME BONHEUR APPROPRIÉ
Mauro Rossi and Christine Tappolet
pp. 112–125
AbstractFR:
Il existe un lien intuitif entre le bien-être et le bonheur. Nous souhaitons proposer une nouvelle théorie selon laquelle le bien-être consiste en un bonheur approprié. Notre théorie peut être considérée comme la combinaison de quatre thèses. La première thèse est que le bonheur psychologique consiste en une balance largement positive d’états affectifs tels que les émotions, les humeurs et les plaisirs sensoriels. La seconde est que les émotions, les humeurs et les plaisirs sensoriels sont différents types d’expériences perceptuelles de propriétés évaluatives. Il s’ensuit que le bonheur consiste en une balance largement positive d’expériences perceptuelles de propriétés évaluatives. La troisième thèse est que, dans la mesure où le bonheur est constitué par des états qui ont des conditions d’adéquation, alors le bonheur aussi peut être évalué comme étant approprié ou inapproprié. La quatrième thèse est une thèse concernant le bien-être : elle affirme que le bien-être consiste en un bonheur approprié ainsi défini.
EN:
There is an intuitive connection between well-being and happiness. Our goal is to defend a new theory, according to which well-being consists in fitting happiness. Our theory can be considered as the combination of four claims. The first is that happiness consists in a broadly positive balance of affective states such as emotions, moods, and sensory pleasures. The second is that emotions, moods, and sensory pleasures are different kinds of perceptual experiences of evaluative properties. It follows from this that happiness consists in a broadly positive balance of perceptual experiences of evaluative properties. The third is that insofar as happiness is constituted by states that have fittingness conditions, happiness can be assessed as fitting or unfitting. The fourth claim concerns well-being: we claim that well-being consists in fitting happiness as we have defined it.
-
VIRTUE, HAPPINESS, AND EMOTION
Antti Kauppinen
pp. 126–150
AbstractEN:
Philosophers have tried very hard to show that we must be virtuous to be happy. But as long as we stick to the modern understanding of happiness as something experienced by a subject – and I argue against contemporary eudaimonists that we should indeed do so – there can at best exist a contingent causal connection between virtue and happiness. Nevertheless, we have good reason to think that being virtuous is non-accidentally conducive to happiness. Why? First, happiness is roughly the experiential condition of enjoying predominantly positive affective phenomenal states concerning things that are subjectively important to us. I argue that this straightforward sentimentalism about happiness has several advantages over Daniel Haybron’s emotional condition account. Second, insofar as we’re virtuous, we can correctly identify what is worth doing in our particular situation and will skillfully pursue it. At the same time, we’re not bothered by things that are not worth caring or worrying about. Consequently, virtuous people are likely to enjoy central positive emotions related to success and approval by others, and avoid common negative emotions related to social comparison or avarice. While their happiness is still in part a matter of luck, it is such to a lesser degree than for the rest of us.
FR:
Les philosophes se sont efforcés de montrer que nous devons être vertueux pour être heureux. Mais tant que nous nous en tenons à la compréhension moderne du bonheur comme quelque chose de vécu par un sujet – et je soutiens contre les eudaimonistes contemporains que nous devrions effectivement le faire – il peut au mieux exister un lien de causalité contingent entre la vertu et le bonheur. Néanmoins, nous avons de bonnes raisons de penser qu’être vertueux est non accidentellement propice au bonheur. Pourquoi? Premièrement, le bonheur est, sommairement, la condition expérientielle de jouir d’états phénoménaux affectifs principalement positifs concernant des choses qui sont subjectivement importantes pour nous. Je soutiens que ce sentimentalisme à propos du bonheur a plusieurs avantages par rapport à la conception de Daniel Haybron comme état émotionnel. Deuxièmement, dans la mesure où nous sommes vertueux, nous pouvons identifier correctement ce qui vaut la peine d’être fait dans notre situation particulière et nous la poursuivrons habilement. En même temps, nous ne sommes pas dérangés par des choses qui ne valent pas la peine d’être prises en charge ou de s’inquiéter. Par conséquent, les personnes vertueuses sont susceptibles de profiter d’émotions positives centrales liées au succès et à l’approbation des autres, et d’éviter les émotions négatives communes liées à la comparaison sociale ou à l’avarice. Bien que leur bonheur soit encore en partie une question de chance, il l’est dans une moindre mesure que pour le reste d’entre nous.
-
LES BONNES HUMEURS, LE BONHEUR ET LE BIEN-ÊTRE
Samuel Lepine
pp. 151–175
AbstractFR:
Dans cet article, je propose d’analyser le concept de bonheur en termes d’humeurs positives. Je montre que cette analyse constitue une voie moyenne entre l’analyse du bonheur comme émotion et l’analyse du bonheur en termes de propensions émotionnelles. Je soutiens plus particulièrement qu’être heureux consiste à ressentir une humeur positive, quelle que soit cette humeur. Cette analyse est donc réductionniste – être heureux n’est rien d’autre qu’être de bonne humeur – et pluraliste –nos bonnes humeurs, dans toute leur diversité, constituent autant de manières différentes d’être heureux. Afin de soutenir cette approche, je défends la thèse selon laquelle les humeurs sont des attitudes prospectives, consistant à évaluer l’impact affectif possible de notre environnement sur nos états motivationnels tels que nos désirs ou nos préférences. Je m’efforce ensuite d’explorer les relations que le bonheur entretient avec le bien-être à partir de cette analyse du bonheur comme bonne humeur.
EN:
In this paper, I propose to analyze the concept of happiness in terms of positive moods. I show that this analysis constitutes a middle way between the analysis of happiness as an emotion, and the analysis of happiness in terms of mood propensities. In particular, I argue that being happy consists in feeling a positive mood, whatever that mood may be. This analysis is therefore reductionist - being happy is nothing more than being in a good mood-and-pluralist-the diversity of our good moods constitutes the many different ways of being happy. In order to defend this approach, I argue that moods are prospective attitudes, consisting in evaluating the possible affective impact of our environment on our motivational states, such as our desires or preferences. I then explore the relationship between happiness and well-being based on this analysis of happiness as a good mood.
-
THE HEDONIST’S EMOTIONS
Julien Deonna and Fabrice Teroni
pp. 176–191
AbstractEN:
This paper explores the compelling hedonistic intuition that emotions affect happiness because they are states of pleasure and displeasure. The discussion focusses on two constraints on a plausible version of hedonism and explains which accounts of the emotions satisfy these constraints. Section 1 revolves around the nonalienation constraint: the constituents of a subject’s happiness must engage him or her. We argue that the intuition that emotions have prudential value presupposes that emotions are forms of engagement, a condition that only some accounts of the emotions satisfy. Section 2 centres around the unity constraint: if we acknowledge a great variety of (dis)pleasures, we still need to understand what makes all of them (dis)pleasures. Conceiving of the emotions as forms of engagement, we contend, allows us to resolve the difficulties concerning the variety and unity of (dis)pleasures that weigh on traditional hedonism. In section 3, we defend the form of affective hedonism that has emerged. We argue that the approach can be extended from emotions to other affective states and that the central role we give to action tendencies in our conception of affectivity does not call into question the idea that emotions contribute to happiness because of their hedonic value.
FR:
Cet article explore l’intuition hédoniste convaincante selon laquelle les émotions affectent le bonheur parce qu’elles sont des états de plaisir et de déplaisir. La discussion s’intéresse à deux contraintes sur une version plausible de l’hédonisme et explique quels récits des émotions satisfont ces contraintes. La section 1 s’articule autour de la contrainte de non-aliénation : les constituants du bonheur d’un sujet doivent l’engager. Nous soutenons que l’intuition selon laquelle les émotions ont une valeur prudentielle présuppose que les émotions sont des formes d’engagement, une condition que seules certaines conceptions des émotions satisfont. La section 2 est centrée sur la contrainte de l’unité: si nous reconnaissons une grande variété de (dé)plaisirs, nous devons encore comprendre ce qui en fait des (dé)plaisirs. Concevoir les émotions comme des formes d’engagement, soutenons-nous, permet de résoudre les difficultés concernant la variété et l’unité des (dé)plaisirs qui pèsent sur l’hédonisme traditionnel. Dans la section 3, nous défendons la forme d’hédonisme affectif qui se dégage de ce qui précède. Nous soutenons que cette approche peut être étendue des émotions à d’autres états affectifs et que le rôle central que nous donnons aux tendances à l’action dans notre conception de l’affectivité ne remet pas en question l’idée selon laquelle les émotions contribuent au bonheur en raison de leur valeur hédonique.
-
PEUT-ON ENCORE ÊTRE HÉDONISTE ÉTHIQUE ?
Antonin Broi
pp. 192–213
AbstractFR:
L’hédonisme éthique est la théorie selon laquelle les seules choses qui ont de la valeur finale, respectivement positive et négative, sont le plaisir et le déplaisir. Une grande partie du débat philosophique autour de l’hédonisme éthique s’est concentrée sur la nature de ces états affectifs. Cet article se propose de revisiter cette question en examinant les relations entre l’hédonisme éthique et la philosophie du plaisir et de la douleur. L’hédonisme éthique est traditionnellement associé à une théorie qui conçoit le plaisir comme une qualité phénoménale, mais cette théorie est loin de faire l’unanimité. Nous montrerons que la plupart des théories récentes les plus prometteuses en philosophie du plaisir et de la douleur sont en fait incompatibles avec l’hédonisme éthique, ce qui place l’hédoniste dans une position difficile.
EN:
Ethical hedonism is the thesis that the only things that have (respectively positive and negative) final value are pleasure and displeasure. A large part of the philosophical debate around ethical hedonism has focused on the nature of these affective states. This article aims at reconsidering this question by looking at the relationships between ethical hedonism and the philosophy of pleasure and pain. While ethical hedonism has traditionally been associated with felt-affect theories of pleasure, these are far from consensual. A closer look reveals that the most promising theories that have been recently developed in these fields seem to undermine ethical hedonism.
-
QUELLE PRO-ATTITUDE POUR LE SUBJECTIVISME À PROPOS DU BIEN-ÊTRE ?
Stéphane Lemaire
pp. 214–241
AbstractFR:
Selon le subjectivisme à propos du bien-être, un événement contribue au bien-être d’un individu dans la mesure où cet individu a ou aurait une certaine pro-attitude à l’égard de cet événement dans des circonstances à préciser. Une telle approche doit donc spécifier un certain nombre d’éléments de cette définition, par exemple les circonstances pertinentes. Dans cet article, je me concentre sur la pro-attitude pertinente. Afin d’organiser la discussion, je soutiens que cette pro-attitude doit satisfaire trois desiderata. Elle doit permettre de formuler une conception du bien-être qui serait extensionnellement adéquate moyennant une détermination satisfaisante des circonstances pertinentes. Elle doit offrir une conception du bien-être qui ne varie pas, peu importe que l’on considère des êtres humains à la naissance, jeunes ou adultes. Elle doit enfin exister effectivement. Ces desiderata posés, je montre qu’un subjectivisme faisant appel au désir, à une pro-attitude cognitive ou plus complexe, éventuellement comprise en termes de désirs, ne peut satisfaire à la fois le critère d’adéquation extensionnelle et le critère d’invariabilité. En réponse à cette difficulté, je suggère que le subjectivisme devrait adopter une pro-attitude de valorisation. Une telle pro-attitude a été introduite par différents auteurs, mais j’en propose une interprétation plus simple et je soutiens qu’elle est la seule à satisfaire les trois desiderata initialement présentés.
EN:
Subjectivism as a view about well-being contends that an event contributes to an individual’s well-being to the extent that this individual has or would have a certain pro-attitude towards this event under certain circumstances. To obtain a full-blown account of well-being, subjectivism must therefore specify several elements that are constitutive of the approach and, in particular, the relevant pro-attitude and circumstances. The present paper focuses on the relevant pro-attitude. It contends that this pro-attitude must satisfy three desiderata. It must provide a conception of well-being that could be extensionally adequate given a satisfactory determination of the relevant circumstances. It must offer a conception of well-being that applies equally well to infants, children, or adults. Finally, this relevant pro-attitude must exist. With these desiderata in hand, the paper shows that if subjectivism takes desire, or a cognitive attitude, or a more complex pro-attitude possibly understood in terms of desires, as relevant, then it cannot satisfy both the requirements of extensional adequacy and invariability. These difficulties suggest that subjectivism should look for a different pro-attitude. I propose after others that a pro-attitude of valuing is a better candidate. However, my account of this pro-attitude of valuing is simpler than those that have been offered so far and I argue that only this simpler understanding of valuing satisfies the three desiderata initially presented.
-
BIEN-ÊTRE, AFFECTIVITÉ ET SOCIÉTÉ : ENJEUX MORAUX ET ENJEUX STRUCTURAUX
Julien Claparède-Petitpierre
pp. 242–265
AbstractFR:
Cet article aborde la question du bien-être à partir du problème sociologique et psychologique de la socialisation. Deux types de théories distinctes de la socialisation sont ici cernés qui posent de façon différente la question du rapport entre émotions et bien-être. En premier lieu, les théories de la répression (Freud) et des sentiments moraux (Elster) font du processus de socialisation une expérience d’émotions négatives puissantes suscitées par l’intériorisation du jugement moral d’autrui dans la psyché individuelle. Qu’elle soit naturalisante (Freud) ou culturaliste (Benedict, Elster), cette approche repose sur l’idée d’une contradiction entre les aspirations pulsionnelles de l’individu et les réquisits moraux du groupe. Cette contradiction, qui induit une violence affective (angoisse du rejet, honte) et un renoncement systématique aux satisfactions du désir, montre la socialisation comme un processus conflictuel générant inévitablement du mal-être. En second lieu, les théories de l’apprentissage font de la socialisation un processus générateur de bien-être dans la mesure où la découverte cognitive des règles qui structurent le champ social permet à l’individu de devenir un acteur social compétent et à l’aise dans les interactions quotidiennes. Ces théories distinguent l’affectivité de haute intensité, générée par l’angoisse ressentie par l’acteur social incompétent et désorienté, de l’affectivité de basse intensité reposant sur le sentiment de confiance affectant l’acteur social compétent (Quéré). Cette seconde approche illustre l’intérêt que porte l’individu à la maîtrise des règles sociales. Quoique distinctes, ces deux positions ne s’opposent pas, voire semblent pouvoir être articulées à profit.
EN:
This paper adresses the issue of well-being in the overall context of socialization. It pinpoints two distinct theories of socialization, each of which induces a specific articulation between emotions and well-being. According to Freud’s theory of repression and to Elster’s theory of moral sentiments, the socialization process is regarded as an experience of powerful negative emotions triggered by the internalization of moral judgment. Whether naturalistic (Freud) or culturalist (Benedict, Elster), this approach is based on the idea of a contradiction between the individual’s impulsive aspirations and the moral demands of the group. This contradiction induces an affective violence (anguish, shame) and a systematic renunciation to the realization of desires. It depicts socialization as a conflictual process generating an inevitable malaise. In contrast, learning theories see socialization as a possible source of well-being. Indeed, the cognitive elucidation of social rules allows the individual to become a competent social actor and comfortable in daily interactions. These theories distinguish between a high-intensity affectivity generated by the anxiety felt by the incompetent and disoriented social actor, and a low-intensity affectivity based on the feeling of confidence affecting the competent social actor (Quéré). This second approach illustrates the individual's interest in mastering social rules. Although distinct, these two positions are not opposed to each other, and even seem to be able to be articulated to advantage.