Les ateliers de l'éthique
The Ethics Forum
Volume 14, Number 1, Winter 2019
Table of contents (11 articles)
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Liminaire / Frontmatter
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QUEL(S) FONDEMENT(S) POUR LA NEUTRALITÉ RELIGIEUSE DE L’ÉTAT AU CANADA ? UNE ANALYSE CRITIQUE DE L’ARRÊT BIG M DRUG MART
Sébastien Lacroix
pp. 4–25
AbstractFR:
Dans la jurisprudence canadienne post-Charte, la neutralité religieuse de l’État repose encore aujourd’hui sur les principes déterminés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Big M Drug Mart en 1985. Dans cet article, j’analyserai les fondements de la neutralité religieuse tels qu’ils apparaissent dans cet arrêt. À mon avis, on y trouve une confusion conceptuelle importante, qui infecte encore la jurisprudence actuelle. En effet, dans l’arrêt Big M Drug Mart, il est dit que la neutralité religieuse de l’État découle uniquement de la liberté de conscience et de religion. Comme nous le verrons, il s’agit certes d’un fondement nécessaire à la neutralité religieuse, mais cela n’est pas un fondement suffisant. Il faut y ajouter la notion d’égalité pour obtenir un ensemble normatif nécessaire et suffisant. De plus, nous verrons que la Cour suprême semble normativement d’accord avec cette conclusion, mais a dû intégrer la notion d’égalité au sein de la notion de liberté pour des raisons historiques contingentes.
EN:
In post-Charter Canadian jurisprudence the religious neutrality of the state is, to this day, determined by the principles elaborated by the Supreme Court of Canada in the 1985 Big M Drug Mart decision. In this article, I will analyse the foundation of religious neutrality as they appear in said decision. In my opinion, this case presents an important conceptual confusion which still infects today’s jurisprudence. Indeed, in Big M Drug Mart, the state’s religious neutrality is said to stem solely from freedom of conscience and religion. As we shall see, this is certainly a necessary foundation to religious neutrality, but it is not sufficient grounds. The notion of equality must be added as a second concept to obtain a necessary and sufficient normative set. Furthermore, we shall see that the Supreme Court seems to agree with this assertion, but had to insert the notion of equality within the concept of liberty for contingent historical reasons.
Dossier : La métaéthique et ses implications normatives. En hommage à Ruwen Ogien. (Circa 1949-2017)
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Sous la direction de Marc-Kevin Daoust, Stéphane Lemaire, Christine Tappolet et Patrick Turmel
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LA MÉTAÉTHIQUE ET SES IMPLICATIONS NORMATIVES. EN HOMMAGE À RUWEN OGIEN. (CIRCA 1949-2017) : INTRODUCTION
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POUR RUWEN
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LE CONCEPT DE BIEN
Charles Larmore
pp. 35–47
AbstractFR:
Dans cet essai, je défends une conception réaliste de la valeur selon laquelle le bon et le mauvais peuvent être un objet de connaissance. C’est à tort, je maintiens que certains aspects fondamentaux de la culture moderne sont censés exclure une telle conception et favoriser plutôt l’idée que nos jugements évaluatifs ne servent au fond qu’à exprimer nos préférences à l’égard des choses dont ils traitent. Mais je montre aussi pourquoi une conception réaliste est à épouser. Cet argument positif procède en deux temps. Je commence par le concept de bien, en soutenant que nous ne pouvons désirer une chose sans supposer (à juste titre ou non) qu’elle est bonne – ce qui signifie, sans supposer qu’il y a une raison de la désirer. Je passe donc ensuite au concept d’une raison. Là, il s’agit de montrer de façon générale que les raisons que nous avons (et non seulement que nous croyons avoir) de penser ceci ou de faire cela existent indépendamment de nos attitudes à leur égard. En effet, l’obstacle majeur qui s’oppose à l’idée que le bon et le mauvais peuvent être un objet de connaissance est l’absence d’une réflexion suffisante sur ce que c’est qu’une raison.
EN:
In this essay, I defend a realist conception of value according to which good and bad can be an object of knowledge. Certain fundamental aspects of modern culture are wrongly thought, I argue, to exclude such a conception and to favor instead the idea that our evaluative judgments serve in the end only to express our preferences with regard to the things they deal with. But I also show why a realist conception ought indeed to be adopted. This positive argument proceeds in two stages. I begin with the concept of good, arguing that we cannot desire a thing without supposing (rightly or wrongly) that it is good – and that means, without supposing that there is a reason to desire it. I then move to the concept of a reason. There, it is a matter of showing, quite generally, that the reasons we have (and not merely the reasons we believe we have) to think this or to do that exist independently of our attitudes toward them. The major obstacle standing in the way of the idea that good and bad can be an object of knowledge is, in fact, the lack of adequate reflection about the nature of reasons.
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CONNAISSANCE MORALE ET DOGMATISME
Simon-Pierre Chevarie-Cossette
pp. 48–77
AbstractFR:
Le réalisme moral, dans son acception classique, affirme qu’il existe des vérités morales objectives et nécessaires qu’il nous est parfois donné de découvrir. Appelé à motiver cette position forte, le réaliste se contente d’ordinaire de réfuter les accusations sceptiques. Au mieux, il invoque des faits moraux de premier ordre (éthique) pour justifier sa doctrine de second ordre (métaéthique). En un mot, si l’on croit au réalisme, ce serait ou bien sans argument ou bien en vertu d’un argument circulaire. Dans les deux cas, le réalisme semble reposer sur une forme de dogmatisme. Le réalisme est aussi accusé, souvent implicitement, de cautionner le dogmatisme en éthique. Après tout, selon le réalisme, la morale n’est pas une question d’opinion ou de consensus, mais de vérité et de découverte. Néanmoins, cette double accusation est erronée. D’une part, le réalisme ne repose pas forcément sur le dogmatisme puisqu’il est possible d’être réaliste sans être dogmatique. D’autre part, le réalisme ne cautionne pas le dogmatisme en éthique. Pour avancer ces deux thèses, j’offre une définition du dogmatisme en quatre volets et je montre que le réalisme peut tous les éviter. Cette réflexion suggère que la pratique de l’éthique et celle de la métaéthique doivent être reliées.
EN:
Moral realism, at least its classical version, claims that there are objective and necessary moral truths which we sometimes come to discover. When asked to motivate her view, the realist typically merely refutes sceptical accusations. At best, she appeals to first order moral facts to justify her second-order doctrine. All in all, it seems that if one believes in realism, it will be either without an argument or by begging the question. In either case, realism seems to rely on a form of dogmatism. Realism also stands accused, often implicitly, of licensing ethical dogmatism. After all, according to realism, morality is not a matter of opinion or of consensus but of truth and discovery. Nevertheless, this dual charge is flawed. It is not necessary to be dogmatic to endorse realism and realism does not support ethical dogmatism. To argue for these two claims, I offer a fourfold definition of dogmatism and I show that realism can avoid it. This reasoning suggests that ethics and metaethics do not come apart.
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LE CONSTRUCTIVISME HUMIEN ET LES RAISONS DES AUTRES
Félix Aubé Beaudoin
pp. 78–100
AbstractFR:
Selim Berker soutient que le constructivisme humien implique que nos jugements à propos de nos propres raisons (morales) sont fiables, mais que nos jugements à propos des raisons des autres ne le sont pas. C’est ce que l’on peut appeler le problème de l’asymétrie. Une manière pour les constructivistes de résoudre ce problème consisterait à soutenir que des facteurs évolutionnaires expliquent que nous partageons certaines raisons. Dès lors, si nos jugements à propos de nos propres raisons sont fiables, nos jugements à propos des raisons des autres le sont également puisque nous avons (presque) tous les mêmes raisons. Dans cet article, je soutiens que les arguments de Berker à l’encontre de cette solution ne sont pas décisifs, mais qu’il y a néanmoins de sérieux obstacles à sa mise en oeuvre considérant ce que nous enseignent les sciences biologiques. Je propose une version améliorée de la solution que les constructivistes pourraient développer.
EN:
Selim Berker argues that humean constructivism implies that our judgments about our own (moral) reasons are reliable, whereas our judgments about the reasons of others are not. We can call this the problem of asymmetry. One way for constructivists to solve that problem would be to claim that evolutionary factors explain why some reasons are shared. If our judgments about our own reasons are reliable, so are our judgments about other people’s reasons, since we (almost) all have the same reasons. In this paper, I argue that Berker’s objections to this solution are not decisive, but that there are other difficulties involved in carrying it out that stem from the biological sciences. I outline a modified version of the solution that constructivists might pursue.
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MÉTAÉTHIQUE ET PHILOSOPHIE NORMATIVE : DEUX APPROCHES
Ophélie Desmons and Jocelyn Maclure
pp. 101–127
AbstractFR:
Cet article se propose de comparer deux approches différentes de la métaéthique, toutes deux portées par des penseurs qui ont conjugué un intérêt pour les questions métaéthiques et pour les questions normatives. La première approche, qui est celle de Ruwen Ogien, accorde une priorité à la question sémantique. La sémantique inspire le reste de la réflexion métaéthique. La deuxième approche, qui trouve ses sources chez John Rawls et ceux qui lui ont succédé, prend quant à elle les questions normatives comme point de départ, sans pour autant délaisser la réflexion métaéthique. Celle-ci est menée dans des termes différents, qui s’avèrent particulièrement pertinents pour ceux qui s’intéressent aux questions normatives. Elle aboutit néanmoins à ce que nous appellerons un « minimalisme métaéthique », qui appelle un certain nombre de compléments.
EN:
In this paper, we compare two different approaches to metaethics, both of which supported by philosophers who had an interest in metaethics and in normative philosophy. The first approach was developed by Ruwen Ogien. It gives priority to semantics, which inspires the other branches of metaethics. The second approach comes from John Rawls and his successors. It takes normative questions as a starting point. But it does not however abandon metaethics. Metaethical reflection is formulated in different terms, and in a way that makes it particularly relevant for those who are interested in normative questions. It nevertheless leads to what we call a “metaethics minimalism” that calls for further elaboration.
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RÉALISME MÉTAÉTHIQUE ET CONTRACTUALISME MORAL : UNE RELATION DE DÉPENDANCE RELATIVE
Victor Mardellat
pp. 128–154
AbstractFR:
Dans cette contribution, nous nous demandons dans quelle mesure l’opposition entre contractualisme et conséquentialisme se joue sur le plan métaéthique. Nous montrons d’abord qu’il est possible d’aboutir au conséquentialisme à partir des prémisses métaéthiques du contractualisme moral – à savoir le réalisme sur les raisons. Nous réfutons ensuite l’idée que le traitement contractualiste du problème de l’agrégation présupposerait des jugements conséquentialistes. Cela nous invite à conclure, d’abord, que la relation entre contractualisme moral et réalisme métaéthique est une relation de dépendance relative. Mais cela implique aussi, plus généralement, qu’il serait faux de soutenir que nos convictions morales de premier ordre seraient toujours totalement déterminées par nos croyances métaéthiques – de même qu’il serait faux de soutenir qu’elles en seraient toujours parfaitement indépendantes.
EN:
In this paper, I aim to understand to what extent the opposition between contractualism and consequentialism is rooted in metaethical premises. I first show that consequentialism is compatible with the metaethical premises of moral contractualism, that is, realism about reasons. I then refute the claim that the way in which contractualism deals with the issue of aggregation would presuppose consequentialist judgments. This leads me to conclude, first, that the relationship between moral contractualism and metaethical realism is one of relative dependence. But this also implies, more broadly, that it would be wrong to regard our first order moral convictions as being always wholly determined by our metaethical beliefs—just as it would be wrong to claim that the former are always completely independent from the latter.
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IN PRAISE OF LUMPEN HUMANITY: AGGREGATION, PERSONAL & IMPERSONAL REASONS
Véronique Munoz-Dardé
pp. 155–171
AbstractEN:
T. M. Scanlon’s contractualism and more specifically his conception of morality narrowly conceived proscribe direct appeal to what he calls impersonal values, such as items of natural beauty or cultural goods. In the scope of what we owe to each other, one should appeal only to concerns arising from what bears directly on individuals, by reference to which they can reasonably reject one set of principles in favour of another. There is an overlooked ambiguity here in how we should understand the scope of “what we owe to each other.” Unpacking this helps us see more clearly how contractualism can respond to the challenge that it must accommodate the intuitive force of aggregating: that, when all other things are equal, we are required to save a greater number of people over a lesser. I explain the role personal and impersonal value have in Scanlon’s contractualism. I connect the focus on personal value with perspectivalism, the justificatory privileging of the perspective of victims. Perspectivalism, I suggest, is motivated by Scanlon’s constructivist methodology. Whether perspectivalism is adequate as the basis of contractualism is not independent of the question of aggregation. Given the ambiguity highlighted, I conclude that other forms of contractualism might safely ignore the demands of aggregation.
FR:
Le contractualisme de T. M. Scanlon et plus particulièrement sa conception de la morale étroitement conçue proscrit l’appel direct à ce qu’il appelle des valeurs impersonnelles, telles que les objets de beauté naturelle ou les biens culturels. Dans le cadre de ce que nous nous devons les uns aux autres, on ne devrait faire appel qu’aux préoccupations découlant de ce qui concerne directement les individus, par référence auxquelles ils peuvent raisonnablement rejeter un ensemble de principes au profit d’un autre. Il y a ici une ambiguïté négligée dans la façon dont nous devons comprendre la portée de « ce que nous nous devons les uns aux autres ». Déballer cela nous aide à voir plus clairement comment le contractualisme peut répondre au défi qu’il doit prendre en compte la force intuitive de l’agrégation : que, toutes choses étant égales par ailleurs, nous sommes tenus de sauver un plus grand nombre de personnes par rapport à un moindre. J’explique le rôle de la valeur personnelle et impersonnelle dans le contractualisme de Scanlon. Je relie l’accent mis sur la valeur personnelle au perspectivalisme, le privilège justificatif du point de vue des victimes. La perspective, je pense, est motivée par la méthodologie constructiviste de Scanlon. Que le perspectivalisme soit adéquat comme base du contractualisme n’est pas indépendant de la question de l’agrégation. Compte tenu de l’ambiguïté mise en évidence, je conclus que d’autres formes de contractualisme pourraient ignorer en toute sécurité les exigences de l’agrégation.
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POUR UN AMORALISME : UNE POLÉMIQUE. CODA SOUS FORME DE DIALOGUE ENTRE UN AMORALISTE ET UN MINIMALISTE MORAL
Ronald De Sousa
pp. 172–189
AbstractFR:
Ruwen Ogien, en préconisant son minimalisme moral, a bien raison de rejeter la notion de devoirs envers soi tout en exonérant toute pratique sexuelle consentante et autres « crimes sans victime ». Mais il ne va pas assez loin. Toute moralité, à l’instar de toute religion, est intrinsèquement totalisante. Limiter son empire risque d’exiger des avenants ad hoc, greffés sur les principes fondamentaux qu’invoquent l’un et l’autre des systèmes de morale qui s’affrontent. Ce qu’il faudrait faire, c’est se dispenser tout à fait du discours moral. La fonction de celui-ci n’est que de privilégier certaines raisons pour en faire des raisons-atouts en vertu de leur caractère supposé « moral ». Or, nous ne sommes capables ni de nommer sans ambiguïté ces raisons-atouts ni de justifier le privilège en question. Se passer du langage de la moralité n’exige aucun sacrifice des bonnes raisons d’agir dont nous disposons déjà. Sans la morale, nous éviterions de nous égarer dans des disputes sans issue sur son fondement; nous n’aurions à perdre que la jouissance perverse que nous procure le droit de blâmer tant soi-même que les autres.
EN:
The moral minimalism recommended by Ruwen Ogien is right to reject the notion of duties to oneself, while exonerating consensual sexual practices of all sorts as well as other “victimless crimes”. But Ogien does not go far enough. Every system of morality, like every religion, in inherently totalizing. To contain it may be impossible without some arbitrary limitations, grafted onto the foundational principle invoked by one or another of the available systems of morality. Better to dispense entirely with the discourse of morality, which is essentially a practice of privileging certain classes of reasons. Those reasons supposedly trump all others because they are labeled “moral”. But we can neither identify the class unambiguously nor justify the privilege we accord it. Without talk of morality, all our valid reasons to act would remain the same; we would avoid getting lost in endless foundational disputes; and all we have to lose is the dubious pleasure of feeling righteous about piling on blame both on self and others.