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S’interroger sur la bientraitance est une démarche relativement récente. Le terme même de bientraitance, à la différence de ceux de bienveillance et de bienfaisance, existe depuis peu dans la langue française[1]. Ce n’est pas un terme de la langue courante qui aurait été pris comme objet de réflexion, c’est au contraire un terme forgé de toutes pièces parce qu’une réflexion à propos de ce qu’il était susceptible de recouvrir, notamment dans le champ médicosocial[2], s’est imposée. L’usage du terme de bientraitance a fait l’objet de critiques, notamment celle qui consiste à considérer qu’il a été essentiellement introduit dans les structures médicales par les gestionnaires chargé.es de la qualité des soins à des fins de norme imposable, comme un outil pour accroître la rationalisation et la standardisation de l’activité de soin[3], comme une façon, également, d’aborder les problèmes de maltraitance en milieu médicosocial de manière plus positive et moins stigmatisante pour les professionnels[4]. Peut-être en effet est-ce le cas, mais un tel état de fait plaide justement en faveur d’une interrogation sur la pertinence de ce terme de « bientraitance », sur son caractère redondant ou non vis-à-vis de termes proches et invite, de manière plus générale, à préciser la place que la bientraitance est susceptible d’occuper au sein même de la réflexion sur le soin.

Incontestablement, la notion de bientraitance est classiquement corrélative de celle de maltraitance, comme en témoigne notamment la définition qu’en donne l’ANESM (Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médicosociaux) : « La bientraitance vise à promouvoir le bien-être de l’usager en gardant à l’esprit le risque de maltraitance »[5]. Une compréhension de ce qu’est la bientraitance passe donc nécessairement par une caractérisation plus générale de ce que recouvre la maltraitance, afin de mieux comprendre à quoi correspond ce « risque » de maltraitance qui pourrait surgir dans la relation à l’usager.

Si l’on se fonde sur la définition classique de la maltraitance proposée par le Conseil de l’Europe en 2002, elle désigne « tout acte, ou omission, qui a pour effet de porter gravement atteinte, que ce soit de manière volontaire ou involontaire, aux droits fondamentaux, aux libertés civiles, à l’intégrité corporelle, à la dignité ou au bien-être général d’une personne vulnérable ». Il est intéressant de souligner la place accordée à la vulnérabilité dans la définition de la maltraitance. De fait, être vulnérable, c’est être susceptible d’être maltraité.e et il conviendra de clarifier et de préciser cet aspect et les conséquences qui sont les siennes concernant le rapport entre bientraitance et vulnérabilité, notamment en explorant ces notions proches, mais distinctes de la bientraitance, que sont bienfaisance et bienveillance.

Préciser le statut de la bientraitance en regard de la maltraitance, mais aussi de la bienfaisance et de la bienveillance, permettra d’en souligner les traits qui la caractérisent essentiellement. Le but sera de montrer que la bientraitance, en ce qu’elle a prioritairement en vue non la fin de l’action (contrairement la bienfaisance), mais la manière de l’accomplir; en ce qu’elle prend en compte, de manière liée, la dimension non substantielle, strictement relationnelle, de la vulnérabilité, constitue une réponse, peut-être la réponse, la plus adaptée, à la vulnérabilité.

VULNÉRABILITÉ ET DISSYMÉTRIE DE LA RELATION

1.1 Vulnérabilité substantielle ou situationnelle?

Comme c’est le cas dans la définition du Conseil de l’Europe mentionnée précédemment, la question de la maltraitance est, de manière classique, directement articulée à celle de la vulnérabilité. Pourtant, comme le souligne Barry Hoffmaster, le terme même de « vulnérabilité », souvent confondu avec d’autres que lui – fragilité, dépendance, risque, notamment –, est souvent utilisé de manière insuffisamment précise et conceptualisée[6]. De fait, dans la définition du Conseil de l’Europe, la référence à la vulnérabilité revêt un caractère ambigu.

La maltraitance semble concerner exclusivement la « personne vulnérable », l’atteinte portée soit à ses droits, à son intégrité physique, à sa dignité ou à son bien-être. Cet usage de l’expression « personne vulnérable » exclut d’emblée une compréhension de la vulnérabilité comme universellement partagée. De fait, l’expression « personne vulnérable », par ce qualificatif de « vulnérable » qu’elle prend soin d’adjoindre à la notion de « personne », prend implicitement et nécessairement ses distances vis-à-vis de la perspective selon laquelle la vulnérabilité ressortirait à l’essence humaine[7]. Si tel était le cas, en effet, l’expression « personne vulnérable » serait de l’ordre du pléonasme.

La définition peut en revanche suggérer une compréhension de la vulnérabilité en ce qu’elle caractérise un certain groupe de personnes, laissant ainsi supposer l’existence de ce que l’on pourrait nommer une catégorie de gens vulnérables : « êtres humains à qui nous devons une attention particulière »[8]. Ces « personnes vulnérables » seraient, par exemple, les enfants, les femmes, les personnes âgées, les handicapé.es, qui se trouveraient être vulnérables de manière essentielle, dans une forme de naturalisation et substantialisation de la vulnérabilité de quelques-un.es. Dans une telle perspective, la maltraitance, et son contrepoint la bientraitance, apparaîtraient comme les corrélats directs exclusifs de ces catégories de gens vulnérables. Dans un monde idéal où ces catégories n’existeraient pas, un monde d’individus tous pleinement autonomes, la maltraitance et la bientraitance n’existeraient pas non plus.

Néanmoins, l’autre lecture possible de cette référence à la « personne vulnérable » peut correspondre à une troisième conception de la vulnérabilité, moins restrictive, qui ne serait pas la caractéristique de catégories fixes de personnes vulnérables par nature, sans pour autant retomber dans la première acception d’une vulnérabilité universelle au sens où elle serait substantiellement constitutive de tout être humain. Cette troisième voie est celle d’une compréhension de la vulnérabilité susceptible de s’appliquer à toute personne en regard de sa situation à un moment donné. Ainsi, l’expression « personne vulnérable » ne désignerait pas une certaine catégorie de personnes, mais plutôt le fait que n’importe qui peut se trouver, à un moment donné, dans une situation de vulnérabilité et se trouver par conséquent susceptible de faire l’objet de maltraitance. Il s’agit là d’une conception relationnelle de la vulnérabilité, qui a plus particulièrement été développée par Robert Goodin[9].

Selon cette perspective, la vulnérabilité est en effet liée à quelque chose ou à quelqu’un – comme en témoigne l’étymologie de « vulnérable » qui renvoie non à l’existence même d’une faille ou d’une blessure, mais à la possibilité, ou plus précisément à la probabilité d’être blessé.e par un.e agent.e donné.e, dans un contexte donné. La personne vulnérable serait alors en situation de vulnérabilité. Une telle approche permet d’éviter l’écueil d’une ontologisation de la vulnérabilité, qu’elle soit conçue comme inhérente à tout être humain, ou qu’elle ne concerne que quelques-un.es[10].

Corrélativement à cette exposition au risque, la vulnérabilité intègre une dimension de dépendance à un autre que soi pour éliminer ou du moins atténuer, ou au contraire réaliser, le risque de blessure que recouvre la vulnérabilité. Ainsi du migrant quittant son pays et son environnement, se trouvant par là même exposé au risque de blessure, peut être considéré, même s’il est un homme jeune et en bonne santé physique et mentale, comme une personne vulnérable. Une telle vulnérabilité pleinement situationnelle a pour corrélat une forme de dépendance à l’autre : en l’occurrence à celles et ceux qui seront susceptibles de lui porter assistance ou au contraire d’accroître sa propre vulnérabilité. Ainsi également de celle ou celui qui, en raison d’une intervention chirurgicale, dépend du personnel hospitalier, se retrouvant dans une situation temporaire de perte d’autonomie, devenant ainsi, provisoirement, une « personne vulnérable ». Ainsi encore de l’enfant en rupture familiale qui se retrouve en situation de placement dans une famille d’accueil ou dans un centre d’hébergement pour jeunes en difficulté.

En ce sens, aborder la question de la vulnérabilité selon l’angle du « traitement » de cette vulnérabilité permet sans doute d’envisager de manière privilégiée l’un de ses aspects éminemment relationnels, non pas celui inhérent à la question de la relation au risque ou à celle de la probabilité d’être blessé.e, mais plutôt le lien que la situation de vulnérabilité entretient avec la dépendance à l’autre, non vulnérable lui-même, et susceptible, par son action, de l’atténuer ou au contraire de l’accroître.

1.2 Traiter, maltraiter; bien traiter

Le terme « traiter » est ambivalent, et il en est de même pour le verbe latin tractare, qui signifie notamment « se conduire envers quelqu’un » dans un sens neutre, de telle ou telle manière, mais aussi, en un sens négatif « brusquer quelqu’un (le traiter avec rudesse) » ou au contraire « s’en occuper », « en prendre soin ». En français, le terme peut signifier également soigner quelqu’un (au sens de cure non au sens de care), mais aussi « le blâmer », « le traîner violemment ».

On le voit, le sens commun du terme renvoie à une conduite, à un comportement à l’égard de l’autre. Traiter, c’est, d’emblée, se mettre en relation avec l’autre que soi, voire avec soi-même comme autre, toujours sur le mode de l’action. Il ne s’agit en aucun cas d’un échange, d’une relation symétrique. Quand on traite l’autre, on agit sur lui, le plus souvent sur son corps, parfois sur son esprit, que l’on modifie, directement ou de manière médiatisée. Ainsi traite-t-on l’autre humain, mais aussi l’animal, le végétal : on « traite » en effet une récolte, au sens thérapeutique du terme, et ce faisant, paradoxalement, on est bienfaisant, plus que bientraitant. Je reviendrai sur cette difficulté.

Traiter, c’est aussi, et peut-être surtout, agir sur l’autre par le biais du langage. Un livre-témoignage d’un Principal de collège s’intitule Il m’a traité[11], faisant ainsi référence à cette expression de cours de récréation. Il m’a traité signifie : il m’a insulté, en d’autres termes, il m’a maltraité par les mots. Ce rapport du verbe traiter avec le langage, dont rendait déjà compte le latin tractare, est intéressant. Il nous apprend qu’une réflexion sur la « traitance » en général, qu’elle soit maltraitance ou bientraitance, passe sans aucun doute aussi par une interrogation sur le discours, qu’elle soit verbale ou gestuelle, ou plus largement sur la communication.

Cette relation, quelles que soient les formes qu’elle prenne, quels que soient ses moyens d’action, sous-tend toujours une dimension dissymétrique. Celle ou celui qui traite, bien ou mal – laissons de côté cet aspect provisoirement –, est toujours en position de supériorité vis-à-vis de l’autre qu’il traite. Quant au traitement, qu’il soit mauvais ou bon, il intervient toujours parce que l’autre apparaît comme fragile ou vulnérable, à un moment donné. Quand on traite, au sens que le verbe recouvre dans les notions de maltraitance et de bientraitance, c’est toujours pour réagir ou pour répondre délibérément à la vulnérabilité de l’autre, à ce risque perçu chez l’autre d’être blessé.

Si l’on s’attache cependant de manière plus précise aux notions de « maltraitance » et de « bientraitance », comme c’est également le cas d’ailleurs concernant la bienveillance et la bienfaisance et leurs antonymes malveillance et malfaisance, ces termes mettent en jeu les notions de bien et de mal qui s’inscrivent dans un contexte moral ou même religieux, fortement tributaires d’un environnement socioculturel et d’une époque donnés, un tel état de fait pouvant conduire à brouiller la distinction entre bientraitance et maltraitance[12].

Néanmoins, convoquer les notions de bien et de mal conduit souvent à s’inscrire dans le cadre d’une réflexion de nature téléologique. Dans une telle perspective, maltraiter serait traiter en ayant en vue le mal de celle ou celui qui est traité.e, bien traiter serait au contraire viser son bien. On mesure d’emblée qu’une telle approche conduit à passer à côté du sens de la maltraitance et de la bientraitance et à les confondre avec les notions connexes de malfaisance et de bienfaisance. Les exemples sont nombreux de maltraitances infligées précisément pour le bien supposé de la personne maltraitée, on pense notamment aux châtiments corporels considérés comme bienfaisants et favorables à l’éducation des enfants aux siècles passés. Cela conduit à établir d’emblée une distinction centrale : si malfaisance et bienfaisance privilégient la fin de l’action, le bien ou le mal de la personne à laquelle elles s’appliquent, maltraitance et bientraitance caractérisent la manière dont une action est accomplie sur l’autre; elle réside par conséquent dans l’entre-deux, dans cet « espace interactif »[13] qui s’instaure entre deux personnes, ou entre une personne et une entité sensible, un animal notamment. En ce sens, les questions de maltraitance et de bientraitance n’accordent pas la priorité à la fin, mais privilégient l’action, sa forme même.

1.3 Maltraitance et bientraitance comme réponses à la vulnérabilité

Analyser les notions de bientraitance et de maltraitance invite à spécifier les aspects de la relation dans laquelle elles s’inscrivent l’une et l’autre. J’ai évoqué la dimension dissymétrique de la relation de maltraitance, mais aussi de bientraitance. Dans les deux cas, en effet, il y a absence de symétrie entre les deux parties. Cette dissymétrie ressortit à une forme d’inégalité. En fonction des circonstances, dans un contexte donné, l’un des membres de la relation se trouve en position de vulnérabilité. Cette vulnérabilité est parfois confusément perçue, parfois clairement identifiée, et elle suscite la maltraitance ou la bientraitance.

Considérer que la vulnérabilité, le spectacle de la vulnérabilité de l’autre, est la cause ou l’origine de la maltraitance et de la bientraitance conduit à accorder une place centrale à la vulnérabilité dans le cadre d’une réflexion sur la bientraitance qui constitue de fait une réponse[14] possible à la vulnérabilité.

Comme je l’ai souligné précédemment, maltraitance et bientraitance constituent un des aspects de la situation de vulnérabilité, celui qui concerne cette dépendance à l’autre qu’induit la situation de vulnérabilité, cette forme d’asymétrie qui en est constitutive. Un tel état de fait conduit à appréhender la vulnérabilité essentiellement dans cette dimension relationnelle qui la caractérise. La personne susceptible de maltraiter ou de bien traiter sera toujours celle qui n’est pas vulnérable ou qui, en tout cas, l’est moins, à un moment et dans une situation donnés; dans cette relation le corrélat de la personne vulnérable est celle qui maltraite ou traite bien, elle-même engagée dans cette relation dont elle est directement partie prenante. Le « mal » de la maltraitance et le « bien » de la bientraitance ne porteront pas sur les fins; encore une fois, on pourrait maltraiter alors que l’on veut le bien de la personne que l’on traite, quant à la manière de répondre à sa vulnérabilité.

On note ici le subtil jeu entre passivité et activité, la seconde étant bien entendu essentiellement du côté de la personne qui traite bien – ou maltraite, même si cette dernière, précisément parce qu’elle est un élément de la relation dans laquelle elle est engagée, qu’elle appréhende de manière subjective, peut avoir du mal à prendre du recul et n’est donc pas, ou pas totalement, dénuée d’une forme de passivité, moins prégnante, j’y reviendrai, dans la bienfaisance, précisément parce que la bienfaisance concerne la fin de l’action et non la manière de l’accomplir.

De quelle nature sont ces réponses possibles à la vulnérabilité de l’autre? C’est dans une même situation donnée, à savoir cette relation dissymétrique, que l’on est susceptible de maltraiter ou de bien traiter, et c’est toujours celle ou celui occupant la position de domination possible qui sera maltraitant.e – peut-être sans même s’en rendre compte – ou bien traitant.e. C’est dans cette possibilité d’abus, qui peut ne pas être volontaire, de position dominante, que réside l’attitude maltraitante et dans le choix délibéré de se garder d’y avoir recours que réside l’attitude bien-traitante. Cette possibilité trouve son corrélat dans le risque encouru par l’autre de subir cet abus, et c’est dans ce rapport au risque que réside une des composantes de la vulnérabilité et qui en fait aussi toute la complexité.

On mesure à quel point maltraitance et bientraitance sont l’une et l’autre intrinsèquement liées à la vulnérabilité en ce qu’elles sont représentatives de deux types de réponse possible à son endroit : soit on l’augmente et la réalise en rendant la blessure effective et en réalisant le risque, c’est le cas de la maltraitance; soit on la prend en compte et on vise à la supprimer ou au moins à l’atténuer; c’est dans cette attitude que réside la bientraitance. En d’autres termes, maltraitance et bientraitance constituent deux réponses possibles à la vulnérabilité de l’autre, soit en transformant le risque en certitude, accroissant ainsi plus encore la dimension dissymétrique de la relation, soit en réduisant ce risque et, partant, la vulnérabilité.

Une nuance doit cependant être apportée. Si la bientraitance est, à part entière, suscitée par la vulnérabilité, par le constat de la situation de vulnérabilité dans laquelle se trouve l’autre, les choses diffèrent sensiblement concernant la maltraitance qui, même si elle trouve à s’exercer à la faveur du constat de la dimension dissymétrique de la relation, peut aussi elle-même, de manière réciproque, engendrer de la vulnérabilité. Plus la maltraitance augmente et plus la vulnérabilité, le risque d’être blessé.e, augmente. Maltraiter porte atteinte, blesse, mais contribue aussi à instaurer un environnement, des circonstances favorisant le risque et par conséquent la vulnérabilité. Corrélativement, la bientraitance contribue à diminuer la vulnérabilité en instaurant une relation, un environnement et des circonstances favorisant le recul du risque et donc de la vulnérabilité. C’est en ce sens que la vulnérabilité gagne à être abordée non pas en s’intéressant seulement à celui qui est vulnérable, mais aussi à l’autre terme de la relation, la personne qui se trouve en situation de répondre à la vulnérabilité, en traitant bien ou mal.

Pascale Molinier[15] propose un exemple illustrant cette perspective : lors de la canicule de l’été 2003, face à la vulnérabilité accrue de patient.es âgé.es, les infirmières ont mobilisé des « ruses illégales » pour éviter des décès et gérer cette situation exceptionnelle, décidant d’ouvrir les portes coupe-feu pour générer des courants d’air, installant des draps mouillés devant les baies vitrées, vidant des flacons de produits à vitres pour en faire des brumisateurs que l’hôpital n’était pas en mesure de fournir dans l’urgence. Ce qui pourrait extérieurement passer pour de la maltraitance – user d’un ancien flacon de détergent pour rafraîchir une personne âgée avec de l’eau du robinet – correspond ici à ce qui relève d’un comportement bien traitant. Cette solution prend en compte la vulnérabilité situationnelle de la personne, et son application résulte d’une évaluation sous l’angle de la sagesse pratique – vertu sur laquelle je reviendrai.

2. BIENFAISANCE, BIENTRAITANCE, BIENVEILLANCE ET VULNÉRABILITÉ

2.1 Bienfaisance et bientraitance, fragilité et vulnérabilité

Un tel exemple conduit cependant à souligner la difficulté de départager ce qui relève de la bientraitance ou de la bienfaisance. De fait, les infirmières, par leur action, ont sans aucun doute été à la fois bienfaisantes et bien traitantes à l’égard des patient.es, et les deux notions sont très souvent intrinsèquement liées. Il est pourtant possible de cerner des éléments de distinction entre les deux notions, tout particulièrement lorsqu’elles entrent en contradiction. Ces distinctions permettront de mieux mettre en évidence l’articulation spécifique entre bientraitance et vulnérabilité.

Le terme de bienfaisance joue un très grand rôle en éthique médicale, cela depuis l’Antiquité. Il apparaît déjà dans le Serment, texte célèbre dans lequel Hippocrate (ou son disciple) considère comme un devoir du médecin de n’entrer chez les malades que pour leur être utile, devoir corrélatif de la non-malfaisance : il s’agit d’être utile ou, du moins, de ne pas nuire (épidémies, I, 5). Cette bienfaisance, cependant, renvoie essentiellement au soin visant la guérison; il en va de même pour la non-malfaisance. Le médecin, en sa qualité, ne peut accomplir les fins de son art qu’en étant bienfaisant, c’est-à-dire en permettant aux patient.es de recouvrer la santé, ou du moins en mettant tout en oeuvre pour y parvenir, pour leur procurer ce qui leur fait défaut. C’est là sans doute l’essence même de la médecine. De manière plus large, être bienfaisant.e consiste à faire le bien, à le pratiquer ou plutôt, à le produire par son action. La bienfaisance – au même titre d’ailleurs que la charité – procure, en tout ou en partie, ce qui manque à celles et ceux qui n’ont rien.

Aristote propose en ce sens une analyse très précise des rapports entre le bienfaiteur et son obligé.e, essentiellement en termes de débit et de créance, ainsi que d’oeuvre et de production plutôt que d’action (Éthique à Nicomaque, IX, 7, 1167b), le bienfait relevant dans cette perspective davantage de la poiesis que de la praxis, la bienfaisance trouvant donc sa « bonté », ou son « bien » non pas dans l’action elle-même, mais dans le résultat de celle-ci, à l’extérieur d’elle-même. En réalité, le bienfait subsiste une fois l’action bienfaisante accomplie. Par conséquent, ce qui compte est le résultat, la fin qui est elle-même extérieure à l’action, comme dans l’activité artistique ou artisanale. Cela explique pourquoi, selon les Anciens, la médecine relève bien de la technè, comme production de la santé.

C’est aussi pourquoi la bienfaisance, en éthique médicale, relève du soin au sens de cure, au même titre d’ailleurs, de manière un peu paradoxale, que le traitement au sens médical du terme. Bienfaisance et non-malfaisance figurent parmi les principes d’éthique biomédicale posés par Beauchamp et Childress[16] aux côtés du respect de l’autonomie des patient.es, et de la justice. Si bienveillance et non-malveillance sont les vertus corrélatives des principes de bienfaisance et de non-malfaisance, bientraitance et non-maltraitance n’ont pas leur place dans les développements des Principes de l’éthique biomédicale. Je reviendrai infra sur cette absence et sur ses conséquences en termes éthiques.

La bienfaisance et la malfaisance peuvent-elles être, à l’instar de la bientraitance et de la maltraitance, des réponses à la vulnérabilité de l’autre? C’est sans doute le cas de la malfaisance. Le malfaiteur profite d’une vulnérabilité de sa victime pour accomplir son forfait. Concernant la bienfaisance, les choses sont moins claires. Être bienfaisant.e, c’est donner, combler le manque chez l’autre. On se heurte cependant ici à la spécificité de la vulnérabilité. Si le malfaiteur, profitant de la vulnérabilité de sa victime, réalise le risque, qu’en est-il du bienfaiteur? La vulnérabilité peut-elle appeler la bienfaisance? À strictement parler, cette disposition à être blessé.e à quoi correspond la vulnérabilité n’appelle pas le bienfait. C’est plutôt la faiblesse ou la fragilité qui peut être compensée par le bienfait.

C’est là que l’on mesure également toute la distance qui sépare la vulnérabilité de la fragilité, que l’on confond trop souvent sans précaution. On peut en effet être vulnérable sans être fragile. La fragilité est substantielle, elle correspond à un manque, à une absence de solidité, quelles que soient les circonstances. En revanche, comme le souligne Robert Goodin, vis-à-vis un être vulnérable, il s’agit avant tout d’empêcher un mal de s’accomplir[17]. Un objet fragile – le registre technique est représentatif de la fragilité – est intrinsèquement cassant et c’est en lui donnant ce qui lui manque, en le renforçant, que l’on atténue sa fragilité. En revanche, l’être susceptible d’être blessé, le vulnérable par conséquent, n’appelle pas le bienfait en tant qu’il est vulnérable. S’il le fait, c’est plutôt en tant qu’il est également fragile et qu’il est possible d’être fragile sans être nécessairement vulnérable, et d’être fort tout en étant vulnérable, précisément parce que l’on se trouve dans une situation qui nous expose à un risque. Un migrant, pour reprendre un exemple précédemment cité, peut être en pleine possession de ses moyens physiques, psychiques et intellectuels, ne présenter aucune forme de fragilité et pourtant, précisément parce qu’il se trouve dans une situation à risque, parce qu’il se trouve dépendant de beaucoup de facteurs qu’il ne maîtrise pas, ou beaucoup moins bien que lorsqu’il se trouvait dans son pays d’origine, être vulnérable.

Peut-on considérer que la vulnérabilité a plus à voir avec la maltraitance et avec la bientraitance qu’avec la malfaisance ou la bienfaisance? La question reste ouverte; il est possible cependant que la distinction ménagée entre bienfaisance (ou malfaisance) et bientraitance (ou maltraitance) soit susceptible d’alimenter la réflexion en ce sens et de rendre compte du fait que l’on peut être simultanément bienfaisant et maltraitant, voire malfaisant et bien traitant. En effet, tout en oeuvrant pour le bien de la personne, on peut la maltraiter sans le vouloir, car elle se trouve dans une situation où elle est susceptible d’être maltraitée; en d’autres termes, parce qu’elle est vulnérable. En retour, cette maltraitance accroît sa vulnérabilité, instaurant une forme de cercle vicieux.

Une bienfaisance sans bientraitance – le champ médical peut parfois en fournir une illustration –, à trop vouloir viser le bien, à viser trop exclusivement la réussite du traitement, oublierait la considération de la personne elle-même; se contenterait de ne voir en elle qu’un cas clinique parmi d’autres et accroîtrait, ce faisant, sa passivité, sa dépendance et, partant, sa vulnérabilité[18]. Dans ce cas également, la prise en compte des circonstances revêt une dimension fondamentale et contribue à atténuer la vulnérabilité par la bientraitance. Ainsi de ces pratiques infirmières qui font le choix réfléchi d’accorder, en fonction des circonstances, la priorité au sommeil et au confort des patient.es plutôt qu’au geste curatif qui peut attendre le lendemain, choix effectué en connaissance de cause, fondé sur une expérience et un savoir-faire plutôt que sur une application stricte et mécanique des consignes[19]. On mesure à quel point bienfaisance et bientraitance sont les deux pôles du soin dans sa dimension la plus achevée.

Sans doute est-il ici nécessaire d’avoir recours à un sentiment, celui du respect, pour trouver le point d’articulation entre bienfaisance et bientraitance. Le respect, en effet, relève bien davantage de la bientraitance que de la bienfaisance, ou plutôt accompagne la bienfaisance en tant qu’elle est aussi bientraitance. Le bienfaiteur peut très bien ne pas éprouver de respect pour la personne à laquelle il accorde ses bienfaits; on peut même évoquer l’éventualité qu’il éprouve une forme de mépris à l’égard de l’être manquant de tout et dont il attend des manifestations de gratitude. Les travers du paternalisme sont également de cet ordre. Le respect de l’autre fait défaut à la maltraitance où le mépris domine, sentiment suscité par la vulnérabilité de l’autre. C’est en ce sens qu’il arrive qu’un dilemme s’établisse entre respect de l’autonomie d’un.e patient.e et bienfaisance. C’est sans doute également en ce sens que les philosophies du care dénoncent cet impératif de l’autonomie, comme si l’autonomie de l’autre était la seule possibilité pouvant susciter ou rétablir le respect. La bientraitance, à la différence de la bienfaisance, appelle au respect malgré la vulnérabilité constatée, voire en raison même de ce constat. C’est en ce sens également que, si la bienfaisance relève essentiellement du cure, la bientraitance s’inscrit bien dans le registre du care, du prendre soin.

2.2 Bienveillance et vulnérabilité

Comme je l’ai signalé précédemment, on associe fréquemment bienfaisance et bienveillance, comme c’est le cas chez Beauchamp et Childress. Pour autant, une personne bien traitante, ou bienfaisante, sera nécessairement bienveillante au sens où la bienveillance renvoie à l’idée de volonté, comme en témoigne le latin benevolentia. Mais être de bonne volonté ne suffit pas, car la bientraitance, à l’instar d’ailleurs de la bienfaisance, relève de l’action. En outre, la bienveillance relève, en majeure partie, d’un sentiment qui s’apparente à une forme d’amitié – Aristote parle à son sujet d’amitié paresseuse (Éthique à Nicomaque, IX, 5, 1167a) –, alors que la bientraitance n’est pas de cet ordre : on peut bien traiter une personne sans nécessairement ressentir de sympathie pour elle.

La bientraitance s’inscrit donc d’abord de manière très nette dans un contexte professionnel, correspondant finalement à une conception du soin que je qualifierais de totale ou d’exhaustive, visant à faire en sorte que le soin ne se limite pas à traiter (guérir), ne se réduise pas à un pur geste technique, aussi parfaitement effectué qu’il soit, mais soit également de l’ordre du prendre soin, prenant tout simplement en compte le fait que les patient.es ne sont pas seulement des cas cliniques, mais avant tout des êtres humains. Pour autant, il serait illusoire, voire dangereux, de considérer que la bientraitance implique que les soignant.es éprouvent pour leurs patient.es de l’amour ou de la sympathie[20], car ces sentiments ne se commandent pas. On se trouverait alors dans la situation de bien traiter celles et ceux qui nous sont sympathiques et non celles et ceux qui ne nous le sont pas. Cela irait à l’encontre d’un principe important, celui de la justice, que nous n’avons pas mentionné pour l’instant, mais qui joue un rôle majeur dans la bientraitance. Que signifierait en effet une bientraitance inégalitaire?

Ce qu’il faut retenir, toutefois, dans la notion de bienveillance, c’est la référence à la notion de désir ou de volonté qui s’y attache, comme en témoignent, plus peut-être que le français, le latin benevolentia et l’anglais good will. Ce qui est bon, dans ce cas, n’est pas la fin visée, comme dans le cas de la bienfaisance; ni la manière d’agir, comme dans le cas de la bientraitance; mais plutôt le désir lui-même. La bienveillance contribue à introduire, dans la réflexion sur la bientraitance, une place au sentiment et au désir. Cette bienveillance éprouvée quant à la fragilité et à la vulnérabilité conduit à interroger cette dynamique, évoquée dans l’introduction, qui préside à la bientraitance comme devoir-être. Le problème qui se pose, cependant, est que ce désir n’est pas nécessairement spontané. On pense notamment à la dimension, parfois – voire souvent – involontaire, de la maltraitance. On maltraite sans le vouloir. À rebours, il est fort probable que l’on traite toujours bien, volontairement.

3. BIENTRAITANCE ET PRISE EN COMPTE DE LA VULNéRABILITé

3.1 La production de la bientraitance

La première question qui se pose est celle de l’identification de la vulnérabilité, qui est de l’ordre du connaître, et celle de la volonté de la prendre en compte, qui est de l’ordre du désir. La bientraitance conçue comme une démarche exige donc une réflexion sur la vulnérabilité. J’ai évoqué, dans l’introduction, la place de la vulnérabilité dans la définition de la maltraitance qui intervient toujours sur des entités vulnérables, susceptibles d’être maltraitées. Plus sans doute qu’une hypothétique réflexion sur ce qu’est une entité ou une personne vulnérable, c’est davantage une réflexion sur les conditions ou les circonstances suscitant la vulnérabilité qu’il convient d’identifier de manière précise, circonstances qui correspondent, la plupart du temps, à la mise en place d’un certain type de relation, de nature asymétrique. Sans doute est-ce pour cette raison que les termes de bientraitance et de maltraitance furent forgés tardivement, la connaissance et l’identification de ces situations n’allant pas nécessairement de soi. Cela peut même être, comme je l’ai déjà souligné, l’identification d’une fragilité, d’une faiblesse intrinsèque, qui peut, sous couvert ou à des fins de bienfaisance, conduire à maltraiter; la recherche de bienfaisance occultant, d’une certaine façon, le risque de maltraitance.

L’identification de la vulnérabilité est d’autant plus difficile que, contrairement à la faiblesse ou à la fragilité, elle ne peut être identifiée qu’en adoptant un regard extérieur sur une relation dont on est pourtant soi-même partie prenante. Identifier la vulnérabilité, c’est se penser, soi-même, comme susceptible de rendre vulnérable, en raison précisément de la situation dans laquelle on se trouve vis-à-vis d’une autre personne ou d’une entité – animale notamment –, comme potentiellement vulnérable. Il est alors juste d’insister, comme le fait Robert Goodin, sur la responsabilité vis-à-vis de la vulnérabilité[21]. C’est peut-être pour cette raison que l’injonction d’une réflexion sur la bientraitance peut être mal vécue par les actrices et acteurs mêmes de cette bientraitance, car cela implique pour eux de s’envisager comme maltraitant.es. C’est le cas aussi pour les institutions, dont le rôle crucial ne doit pas être minimisé, ni transféré aux individus.

Le deuxième aspect central réside dans le désir, ou plutôt la volonté de bien traiter. Si l’identification d’une faiblesse ou d’un manque est susceptible d’entraîner le désir sans ambivalence de bienfaisance, de protection et de soin, le désir de bientraitance éprouvé face à la vulnérabilité doit intervenir en dépit du fait que la personne qui traite bien se situe à l’intérieur même de la relation, constitue un élément potentiel de vulnérabilisation et est donc susceptible de maltraiter sans d’ailleurs nécessairement le vouloir ou en avoir conscience.

La raison en incombe peut-être également au fait, comme en atteste le mot latin vulnerabilis, qui signifie à la fois « susceptible d’être blessé.e », mais aussi « qui blesse », qu’il existe une forme d’ambivalence de l’être vulnérable, qui risque en effet d’être blessé.e, mais qui lui-même, peut-être par le spectacle qu’il donne, ou parce qu’il nous renvoie à notre propre vulnérabilité, nous conduit à nous envisager comme maltraitant.es, nous blesse et nous atteint, engendrant par conséquent un sentiment non de compassion, mais de rejet, voire de haine[22]. En ce sens, la maltraitance ne serait qu’une réponse immédiate et irréfléchie à ce reflet insoutenable de l’être vulnérable.

Faut-il aller jusqu’à affirmer que la bientraitance ne peut être mise en oeuvre qu’à la condition d’aller à l’encontre de cette tendance naturelle qui consisterait à maltraiter l’autre en situation de vulnérabilité? Difficile de répondre à une telle question, mais en tout état de cause, c’est avec raison qu’on parle de « produire la bientraitance » comme le fait le sociologue Michel Devigne[23] – ou plus précisément la pratiquer –, et c’est avec raison qu’il convient d’affirmer que l’« on ne naît pas bien-traitant, mais qu’on peut le devenir »[24].

3.2 Bientraitance, prise en compte de la vulnérabilité et éthique des vertus

Un tel état de fait conduit à voir dans la bientraitance une notion qui pourrait s’inscrire dans le cadre d’une réflexion portant sur les vertus, au sens aristotélicien du terme, même si Aristote lui-même n’a pas mis en oeuvre – et pour cause – de réflexion sur la bientraitance. De ce point de vue, bien traiter serait applicable non seulement ici et maintenant, mais aussi pour telle ou telle personne ou entité en situation de vulnérabilité; ce serait une forme d’excellence de l’âme, fille de l’expérience et des bonnes habitudes, pour caractériser ce qu’Aristote entend par vertu morale. Il serait alors plus pertinent de réfléchir à la manière dont les personnes traitant bien entrent en relation avec l’autre vulnérable. De fait, la bientraitance est toujours incarnée, même s’il est possible et même souhaitable de parler d’institution, voire de société, traitant bien. La visée sera toujours de faire en sorte que l’être en situation de vulnérabilité, une fois identifié.e, se voie offrir la possibilité de la surmonter par le biais de moyens adaptés, mis à disposition par la collectivité. Pensons notamment aux aménagements de l’espace public pour les handicapé.es[25] ou aux aménagements des collectivités hospitalières pour réduire la dépendance et la vulnérabilité.

Lorsqu’Aristote considère que la vertu est fille de l’expérience (Éthique à Nicomaque, II, 1, 1103a), il conduit à mettre l’accent sur l’importance accordée à une forme de réflexion commune, de la part des professionnel.les, sur les récits d’expérience. Cela exige une approche narrative et une forme de recul quant aux situations passées, dans le cadre desquelles les pratiques sont apparues, qu’elles soient maltraitantes ou au contraire bien traitantes, et à s’interroger sur leur contexte d’apparition. De même, lorsqu’Aristote théorise l’acquisition de bonnes habitudes, il invite à réfléchir sur le rôle de l’éducation, sur la place à accorder à la bientraitance dans les cursus hospitaliers ou dans la formation des travailleurs sociaux, sur la nécessaire adoption systématique de bonnes pratiques afin de les transformer en habitudes, instaurant ainsi une forme de cercle vertueux.

Le problème qui risque de se poser, cependant, réside dans le fait que la bientraitance, en ce qu’elle concerne la manière dont l’action est accomplie, présente toujours une dimension particulière. L’édiction de règles de bientraitance, en ce sens, même si elle est possible et souhaitable, ne peut valoir partout et toujours. Il appartient par conséquent à l’agent.e bien traitant.e d’évaluer une situation donnée et de savoir faire le choix adéquat, au bon moment. La notion de phronèsis est sans doute utile ici; j’y ai fait brièvement allusion précédemment. Il s’agit d’une vertu aristotélicienne que l’on peut traduire par « sagesse pratique ». Pellegrino et Thomasma[26] en font avec raison la vertu centrale des soignant.es. De fait, cette vertu joue un rôle important dans la mesure où elle permet de prendre en compte le cas particulier, une situation donnée. C’est une vertu qu’Aristote qualifie d’intellectuelle et elle entretient un rapport strict avec les vertus fondées sur l’habitude, telles que le courage ou la justice. Sans doute la phronèsis est-elle une alliée de premier plan pour tenter de détecter les situations de maltraitance et réussir à y remédier, coïncidant ainsi avec la définition de la bientraitance qui intègre la prise en compte des risques de maltraitance.

La notion de bientraitance, qui caractérise la manière dont l’action est accomplie et non la fin qu’elle poursuit – à la différence de la bienfaisance –, permet de mieux cerner ce qu’est la vulnérabilité, dans sa dimension éminemment relationnelle et non substantielle ou intrinsèque. La bientraitance est une réponse volontaire et délibérée à la vulnérabilité, visant à la prendre en compte et à la supprimer ou du moins à l’atténuer en agissant de façon à tendre vers une forme de symétrie relationnelle. En ce sens, même si la bientraitance, en tant qu’elle « traite » est toujours une relation de type asymétrique, sa visée est précisément une diminution de cette asymétrie; de plus, la volonté de bien traiter est le signe de la dimension assumée d’une responsabilité de la vulnérabilité de l’autre au sein de la relation.

Cette volonté d’action positive au coeur des questions de maltraitance à laquelle correspond la bientraitance[27] conduit à penser que l’on peut également utiliser à son égard le terme de dynamique de la bientraitance[28], perspective qui laisse ouverte la possibilité d’un progrès en matière de bientraitance. Sans doute est-il juste, comme le fait Michel Manciaux[29], d’utiliser à propos de la bientraitance l’expression « utopie mobilisatrice ». Parler d’utopie est pourtant, semble-t-il, contestable, car le recours à ce terme laisse supposer que la bientraitance n’existe pas et finalement, n’existera jamais; tandis que le qualificatif « mobilisatrice » permet de mettre l’accent sur le fait qu’il s’agit bien de quelque chose qui doit être construit, vers lequel on doit tendre. L’expression « idéal régulateur », au sens kantien du terme, serait sans aucun doute mieux adaptée, la bientraitance étant conçue alors comme un horizon régulant l’action au présent. Ainsi, être bien traitant.e, ce ne sera pas seulement éviter la maltraitance, ni seulement éprouver de la compassion pour un être vulnérable; ce sera éprouver de la bienveillance et faire en sorte de prendre en compte cette vulnérabilité, tendre à la supprimer ou, du moins, à l’atténuer.