À plusieurs égards, la philosophie politique contemporaine semble s’être édifiée sur les bases modernes de l’État-nation. L’exercice des droits et libertés, souvent associé à la citoyenneté démocratique, serait conditionnel à l’appartenance des individus à une société politique définie par les frontières territoriales de la nation. La plupart des théories démocratiques ont assimilé cette société politique à la figure abstraite du demos. Les normes et les institutions à l’aide desquelles se gouvernent les sociétés démocratiques ont ainsi été comprises comme le produit de la volonté commune d’une nation décrite en termes « ethniques », « culturels » ou « civiques », et dont l’État souverain serait l’agent. Loren A. King, un des contributeurs de ce dossier, rappelle ailleurs que l’ampleur de l’attention consacrée à l’État-nation n’est guère surprenante, compte tenu de l’importance de ce phénomène pour l’histoire des sociétés démocratiques. Les divers récits historiques mobilisés par les philosophes pour clarifier ou situer leurs arguments présentent souvent l’avènement de l’État-nation comme l’un des instants décisifs d’un vaste mouvement de sécularisation de l’Occident. Sa création consacrerait, de plus, l’autonomie politique de la société. Celle-ci se serait concrétisée entre autres par le développement et la consolidation des caractéristiques et institutions typiques des démocraties représentatives : la liberté d’association, l’élection des dirigeants politiques et l’extension du suffrage. L’État-nation, observe Catherine Colliot-Thélène, s’est donc imposé comme « le cadre territorial d’aménagement de la démocratie moderne. » Plusieurs penseurs, issus de traditions intellectuelles variées, déplorent la place centrale occupée par l’État-nation dans les débats en philosophie politique contemporaine et le dénoncent comme inégalitaire et hostile à la liberté politique. D’après eux, une grande part de la philosophie politique se réduit malheureusement à la justification et à l’exploration de l’État comme structure paradigmatique des sociétés politiques. Par exemple, Robert Paul Wolff inaugure In Defense of Anarchism en affirmant : « Politics is the exercise of the power of the State, or the attempt to influence that exercise. Political philosophy is therefore, strictly speaking, the philosophy of the state. » Dans la charge critique qu’elle dirige à l’endroit de la philosophie politique moderne en général et envers sa théorie de la souveraineté en particulier, Hannah Arendt cible l’État-nation quand elle déclare que « Là où les hommes veulent être souverains, en tant qu’individus ou en tant que groupes organisés, ils doivent se plier à l’oppression de la volonté, que celle-ci soit la volonté individuelle par laquelle je me contrains moi-même, ou la “volonté générale” d’un groupe organisé. Si les hommes veulent être libres, c’est précisément à la souveraineté qu’ils doivent renoncer. » Dans une veine similaire, Warren Magnusson a récemment écrit que la philosophie politique moderne justifie les multiples pratiques de domination observées dans les sociétés démocratiques, car son corpus « is shaped by the project of the State. » Les théories qu’elle avance portent à croire qu’en l’absence d’un État-nation souverain, les êtres humains verseraient nécessairement dans le chaos, l’illégalité et la violence. Au cours des dernières décennies, la valeur heuristique de l’État-nation a été profondément remise en question par plusieurs philosophes politiques préoccupés par la résurgence et l’émergence des minorités dans l’arène politique des sociétés démocratiques contemporaines. Leurs écrits soulignent la tendance des théoriciens à présumer l’unité politique, sociale et culturelle de la société politique. Selon eux, le concept d’État-nation génère des difficultés à rendre compte des dynamiques politiques contemporaines, et par conséquent à proposer des solutions appropriées aux problèmes auxquels sont actuellement confrontées les sociétés démocratiques. Des philosophes canadiens se sont d’ailleurs démarqués par leurs éminents apports à ces réflexions. Se penchant sur les sociétés marquées par la « diversité profonde », les travaux de Charles …
La philosophie politique en deçà et au-delà de l’ÉtatIntroduction[Record]
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Benoît Morissette
Doctorant en science politique, Université de MontréalYann Allard-Tremblay
Chercheur postdoctoral, Université McGill