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Parmi les défis intellectuels auxquels la philosophie morale sera probablement confrontée dans les années à venir, l’un des plus importants, à mon avis, concernera le rôle épistémologique des intuitions morales en éthique normative, c’est-à-dire la place de ces intuitions dans la justification des théories qui nous disent ce qui est désirable ou indésirable, ce qu’il faut faire ou ne pas faire[1].

Pour la plupart des philosophes qui s’intéressent à ces questions aujourd’hui, on ne peut pas se passer de l’appel aux intuitions dans ce domaine de réflexion[2].

David Copp a trouvé les mots justes pour l’exprimer. Il fait observer que les philosophes politiques et moraux considèrent que les théories morales et les principes moraux sont douteux s’ils contredisent des intuitions. Et ils ont tendance à mobiliser des intuitions dans l’élaboration et la défense de leurs propres théories[3].

Dans son essai sur les contributions possibles des approches empiriques de l’éthique à la philosophie morale, Joseph Heath suppose, comme je le ferai aussi, que le rôle central des intuitions dans la justification des théories normatives sera de plus en plus contesté.

La raison qu’il invoque principalement est que les philosophes perdront confiance dans la fiabilité des intuitions morales au fur et à mesure qu’ils prendront conscience des implications de certaines recherches empiriques en psychologie cognitive.

Ces dernières montrent en effet à quel point nos intuitions sont peu fiables, en raison de ce qu’on appelle des « effets de cadrage »[4].

Nous pouvons préférer une proposition à une autre alors qu’elles ont exactement le même sens, tout simplement parce qu’elles ne sont pas présentées de la même manière.

Les meilleurs exemples dans la littérature ne font pas référence à des intuitions morales, mais leur leçon peut être étendue à ces dernières[5].

Supposons qu’on soit confronté à une grave épidémie. Si on la laisse se développer, 600 personnes vont certainement mourir. On peut mettre en oeuvre plusieurs politiques pour en sauver un certain nombre. Si on nous dit que l’une des politiques permet de sauver 200 personnes, alors qu’une autre en laissera mourir 400, nous aurons tendance à préférer la première à la seconde alors qu’elles sont exactement les mêmes, en raison d’une aversion psychologique à l’égard de la perte, ou d’un biais psychologique en faveur de la conservation de ce qu’on a.

Ce genre d’enquête empirique montre que nos réactions spontanées à un dilemme moral ou non moral peuvent être fortement influencées par la forme de sa présentation, et même par les mots qui sont utilisés pour le présenter. Ainsi, nous aurons tendance à préférer les réponses dans lesquelles des mots comme « sauver », sont plus saillants que « tuer » ou « laisser mourir », même lorsque leur contenu est identique[6].

La référence à ces données empiriques est devenue l’« objection standard » contre l’appel aux intuitions dans la justification des théories morales.

Ce n’est pas du tout celle que je voudrais présenter ici.

Mon objection n’est pas empirique mais conceptuelle.

Elle dit que si les intuitions ne peuvent pas servir à justifier les théories morales, ce n’est pas (ou pas seulement) parce qu’elles ne sont pas fiables empiriquement[7]. C’est parce qu’elles ne sont pas suffisamment indépendantes conceptuellement de ces théories.

Un peu de « tramwayologie » 

Étant donné que le débat autour des intuitions morales est entièrement focalisé sur la question de leur fiabilité, il n’est pas évident que cette idée puisse être jugée pertinente par ceux qui sont engagés dans la discussion.

Mais je peux toujours espérer (en faisant preuve d’un optimisme assez irréaliste il est vrai) qu’elle pourrait le devenir, grâce à ces Ateliers de l’éthique sur le futur de la philosophie morale.

Pour montrer, en tout cas, qu’elle est plausible, je vais commencer par un petit exercice de « tramwayologie »[8], ce corpus de plus en plus considérable d’expériences de pensées et d’enquêtes empiriques[9], dont certains disent ironiquement, mais à tort je crois, qu’il n’est important que par son volume.

Soit les deux scénarios suivants :

Détourner le tramway

Vous voyez un tramway dont les freins ont lâché foncer vers cinq traminots qui travaillent sur une voie étroite, dans un vallon encaissé. Ils n’ont aucun moyen de se mettre à l’abri. Si le tramway n’est pas arrêté ou détourné, ils seront inévitablement écrasés et tués. Par chance, vous êtes juste à côté d’un aiguillage qui permettrait de détourner le tram sur une voie secondaire avant qu’il n’écrase les cinq traminots. Mais par malchance un autre traminot travaille sur cette voie secondaire. Si vous actionnez l’aiguillage, il sera inévitablement écrasé et tué. Que faire ? Est-il moralement permis de détourner le tramway ?

Pousser le gros homme

Vous vous trouvez sur un pont piétonnier, quand vous voyez, sur la voie en contrebas, un tramway foncer à toute allure, et, de l’autre côté du pont, cinq traminots qui travaillent sur la voie. Vous comprenez immédiatement que le tramway ne pourra pas s’arrêter. Mais vous avez assez de connaissances en physique pour savoir que si un objet massif était jeté à ce moment-là sur la voie, le tramway s’arrêterait inévitablement. Vous savez aussi que vous n’avez pas le volume et le poids nécessaire, et que vous ne pouvez pas vous sacrifier vous-même en dépit de vos préférences altruistes. Mais un gros homme, qui semble remplir les conditions physiques, se trouve justement sur le pont piétonnier tout près de vous. Il est penché sur le parapet. Il attend pour voir passer le tram sans se douter de rien. Il suffirait d’une poussée sur le gros homme pour le faire basculer sur la voie.

Vous est-il moralement permis de le pousser ?

C’est Judith Jarvis Thomson qui a inventé le couple d’expériences de pensée dont je me suis inspiré pour décrire ces deux scénarios[10].

La plupart des collègues à qui elle en a parlé, écrit-elle, considèrent qu’il est moralement permis de détourner le tramway, mais interdit de pousser le gros homme sur la voie pour arrêter le tramway fou.

Une vaste enquête sur Internet, construite à partir de cette expérience de pensée (pour vérifier, entre autres, si ces intuitions sont partagées en dehors des départements de philosophie) a été menée par une équipe de chercheurs en psychologie dirigée par Marc Hauser. Les résultats ont été publiés en 2007[11].

Ils sont en harmonie avec les intuitions de Judith Jarvis Thomson et de ses collègues.

89 % de l’ensemble des personnes ayant participé à l’expérience jugent qu’il est moralement permis de détourner le train vers la voie secondaire où se trouve un traminot, en causant ainsi délibérément sa mort.

11 % seulement jugent qu’il est moralement permis de pousser le gros homme sur la voie en causant ainsi délibérément sa mort.

Dans les deux cas, il n’y a pas de variation significative selon l’âge, la religion, le sexe, la culture, le niveau d’éducation ou la connaissance de la philosophie morale.

En dépit de l’unanimité des réponses recueillies, elles restent énigmatiques. Quand on pousse le gros homme, on ne fait rien d’autre en effet que causer la mort d’une personne pour sauver la vie de cinq autres, c’est-à-dire exactement la même chose que lorsqu’on détourne délibérément le tramway fou sur la voie secondaire où se trouve une personne.

Juger qu’il y a une différence morale significative entre les deux, n’est-ce pas une forme d’incohérence ou d’irrationalité?

Trois interprétations charitables

Appliquant plus ou moins consciemment un principe de charité interprétative, certains chercheurs provenant de différentes disciplines empiriques (psychologie, sociologie, neurosciences, etc.) essaient de découvrir une cohérence cachée à la paire de jugements spontanés ou intuitifs : « Oui » pour détourner le tram, « Non » pour pousser le gros homme.

Voici trois tentatives, qui font référence à certaines versions simplifiées (au point qu’elles pourraient agacer les spécialistes) des trois grandes théories normatives en compétition : déontologisme, conséquentialisme, éthique des vertus[12].

1) Déontologiste : Les gens appliquent spontanément le principe déontologiste de ne pas traiter une personne comme un simple moyen, c’est pourquoi ils jugent moralement permissible de détourner le tramway, et moralement inadmissible de pousser le gros homme. Dans le premier cas, on ne sert pas du traminot qui se trouve bloqué sur la voie d’évitement comme d’un simple moyen d’arrêter le tram. Sa mort est un effet collatéral non voulu de l’action visant à détourner le tram. Dans le deuxième cas, on sert intentionnellement d’une personne, du gros homme en l’occurrence, comme d’un simple moyen pour stopper le tram[13].

2) Conséquentialiste : Si c’était la partie rationnelle de notre esprit qui avait toujours le dernier mot, nous jugerions les deux cas exactement de la même manière, étant donné que les conséquences sont les mêmes. Mais nous sommes exposés à des conflits intérieurs entre la partie rationnelle et la partie irrationnelle de notre esprit, et c’est cette dernière qui parfois l’emporte en introduisant des considérations appelées « déontologistes ».

Notre esprit contiendrait en effet deux systèmes. L’un serait rationnel ; l’autre serait émotionnel ou affectif. À l’aide de l’imagerie médicale, Joshua Greene a cru pouvoir établir que lorsqu’on confronte une personne à des actions impersonnelles (n’impliquant pas de contact physique direct), comme détourner le tramway, le seul système qui s’active est le rationnel[14]. C’est lui qui nous ferait juger qu’il est permis moralement de détourner le tramway. Mais lorsqu’on confronte cette même personne à une action personnelle (impliquant un contact physique violent direct) comme pousser le gros homme, le système émotionnel réagirait fortement, et finirait par inhiber la réaction rationnelle qui devrait nous faire juger qu’il est permis moralement de pousser le gros homme par souci de cohérence avec le jugement précédent. Selon Greene, ce conflit a pour origine l’histoire de notre espèce. Nous réagissons émotionnellement au contact physique violent personnel, parce que nous vivions autrefois dans de petites communautés ne disposant que d’armes de contact primitives. Nous avons conservé ces réactions d’aversion émotionnelle à l’égard des dommages causés ainsi. Les dommages causés par des machines, des bombes, des tramways ne peuvent pas susciter le même genre de réactions, car notre aversion à leur égard n’est pas aussi profondément inscrite dans notre psychologie. Mais cela ne veut pas dire que nous ne savons pas, rationnellement, que les deux sortes de dommages sont aussi condamnables ou acceptables moralement, contrairement à ce que suppose le déontologiste.

3) Arétiste, ou selon l’éthique des vertus. Pour l’arétiste, ce qui est pertinent moralement, ce n’est pas la nature de l’acte ou ses conséquences, mais le genre de personne qu’on est, le caractère qu’on exprime. Or même si l’action est similaire dans l’intention, même si ses conséquences sont les mêmes quand on détourne le tramway et quand on pousse le gros homme, on n’est cependant pas le même genre de personne si on se montre capable de faire la deuxième action que si on accomplit la première. Qui aimerait dîner avec un individu capable de jeter un inconnu sur une voie ferrée en sachant qu’il sera écrasé par un tramway? Dîner avec une personne qui vient de détourner un tramway en causant la mort d’un individu ne doit pas être très amusant non plus. Mais cette personne n’est pas aussi répugnante. Autrement dit, dans le premier cas, détourner le tramway, ce n’est pas le même caractère qui s’exprime que dans le second, pousser le gros homme, et c’est pourquoi nous jugeons les deux cas différemment sans incohérence[15].

Nous avons donc trois interprétations différentes des intuitions, aussi charitables et aussi plausibles dans l’état actuel de la discussion. Elles sont inspirées par des théories morales différentes, qui donnent chacune une cohérence différente à la paire de jugements spontanés examinés.

Je n’ai pas du tout l’intention de proposer une autre interprétation, qui pourrait être jugée meilleure, ou d’éliminer l’une d’entre d’elles sous le prétexte qu’elle serait moins convaincante, comme de nombreux philosophes ont tenté de le faire (en vain faut-il le préciser)[16].

Intuitions, justifications et interprétations

En fait, ce qui me paraît important, pour faire comprendre le problème que je me pose, c’est de mettre clairement en évidence la différence entre l’intuition morale, sa justification, et son interprétation philosophique.

Cette classification correspond aux données suivantes :

Qu’est-ce que l’intuition ?

C’est le fait (brut) que les gens ont tendance à répondre spontanément « Oui » à la question : « Est-il moralement permis de détourner le tramway ? » et « Non » à la question « Est-il moralement permis de pousser le gros homme ? ».

Qu’est-ce que la justification ?

Ce sont les réponses données par les sujets d’enquête aux chercheurs qui leur demandent de justifier leurs réponses spontanées. Elles sont du genre : « On n’a pas à se prendre pour Dieu et décider de la vie ou de la mort des gens », « Ce n’est pas la même chose de détourner une menace sur les cinq traminots et de créer une nouvelle menace sur le gros homme ». Ou, le plus souvent, « Je ne peux pas expliquer pourquoi ».

Qu’est-ce que l’interprétation ?

Ce sont les explications des deux précédents proposées par des psychologues ou des philosophes: « Les gens appliquent spontanément le principe de ne pas traiter une personne comme un simple moyen » ou « Les réactions émotionnelles irrationnelles inhibent les jugements conséquentialistes rationnels » et « On a tendance à penser qu’un individu capable de pousser un gros homme sur la voie pour arrêter un tram n’est pas un type bien ».

On change complètement de perspective quand on passe des intuitions et des justifications aux interprétations. On passe du regard de l’agent à celui de l’interprète.

Lorsque les psychologues ou des philosophes disent que les gens ont des intuitions « déontologistes » ou « conséquentialistes », c’est une façon maladroite ou abusive de s’exprimer.

L’intuition « Il n’est pas permis moralement de pousser le gros homme » est un fait brut, qui n’est ni déontologiste, ni conséquentialiste. Elle ne nous est pas livrée avec son interprétation. C’est l’interprétation des psychologues ou des philosophes qui permet de coller l’étiquette « déontologiste », ou « conséquentialiste ».

Si un kantien dit « La réponse spontanée “Il n’est pas permis moralement de pousser le gros homme” est une intuition déontologiste », c’est un abus de langage. Il devrait dire « Mon interprétation de l’intuition est déontologiste ».

Si un conséquentialiste affirme « La réponse spontanée “Il n’est pas permis moralement de pousser le gros homme” montre que nos intuitions conséquentialistes sont inhibées par des émotions irrationnelles », c’est un abus de langage. Il devrait dire « Mon interprétation de l’intuition est conséquentialiste ».

Le manque d’indépendance des intuitions à l’égard des théories

Il faut faire attention à ne pas confondre l’intuition et son interprétation, si on ne veut pas commettre ce genre d’abus.

Mais respecter cette distinction peut poser un sérieux problème à ceux qui voudraient justifier leurs conceptions morales ou réfuter une conception morale rivale en faisant appel aux intuitions.

Pour que les intuitions puissent acquérir une fonction épistémologique de réfutation ou de justification d’une théorie, il faut les interpréter.

Mais le déontologiste peut parfaitement interpréter la paire de jugements « Il est moralement permis de détourner le tramway » et « Il n’est pas permis moralement de pousser le gros homme » dans un sens qui lui permettra d’affirmer qu’elle conforte le déontologisme ou réfute le conséquentialisme.

De son côté, le conséquentialiste peut parfaitement interpréter la paire de jugements « Il est moralement permis de détourner le tramway » et « Il n’est pas permis moralement de pousser le gros homme » dans un sens qui lui permettra d’affirmer qu’elle conforte le conséquentialisme ou réfute le déontologisme.

Dans ces conditions, comment les intuitions pourraient-elles nous aider à départager ces deux grandes théories rivales ?

Conclusion

Il existe deux raisons différentes, au moins, de douter de l’avenir des intuitions morales en tant que critères de sélection des théories :

  1. leur manque de fiabilité ;

  2. leur manque d’indépendance à l’égard des théories.

J’ai tenté d’expliciter puis de défendre la seconde.

Quatre précisions pour conclure.

  • D’abord, ces deux raisons ne sont pas exclusives l’une l’autre. On peut être sceptique à l’égard des intuitions morales à la fois parce qu’elles ne sont pas fiables, et parce qu’elles manquent d’indépendance à l’égard des théories[17].

  • Ensuite, nier que les intuitions puissent jouer un rôle dans la réfutation ou la confirmation des théories, ne veut pas dire qu’on ne leur reconnaît aucun rôle épistémologique. Personnellement, tout en restant sceptique sur leur fonction de réfutation ou de confirmation des théories morales, je n’ai aucune difficulté à admettre l’importance des intuitions dans la formation de ces théories. J’admets en effet la division de Popper entre logique de la découverte et logique de la preuve. La première, qui sert à former des hypothèses, est souple. Elle n’est pas regardante sur la provenance des idées. Elle peut faire appel à des intuitions. La seconde inspire les procédures de vérification et de réfutation. Ses exigences sont grandes en matière de preuves. Il n’est pas évident que les intuitions puissent les satisfaire.

  • Par ailleurs, en soutenant que les intuitions morales ne peuvent pas avoir pour fonction de départager les grandes théories normatives en compétition, je ne dis pas qu’il n’existe aucun autre moyen de le faire. Mon argument n’exclut pas la possibilité de confirmer ou de réfuter une théorie morale. Il n’est pas sceptique à cet égard. Il nous oriente seulement vers d’autres méthodes que l’appel aux intuitions morales, comme la cohérence, la simplicité, le respect de la logique ou des faits objectifs, etc.

  • Enfin, on peut se dire que le projet de confirmer ou de réfuter une théorie morale est trop exigeant, que tout ce que nous avons besoin d’avoir, ce sont des raisons suffisantes de préférer une théorie à une autre[18].

Resterait à savoir si même dans ce programme beaucoup plus modeste, les intuitions pourraient jouer un rôle épistémologique intéressant. Ce n’est pas évident, si on admet qu’elles ne sont ni fiables, ni indépendantes des théories (ou les deux).