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En 1956, l’historien Peter Laslett écrivit que la philosophie politique était morte. En 2012, il est permis de se demander comment un membre chevronné de la profession académique aurait bien pu être amené à formuler ce jugement, tellement le domaine est riche et foisonnant. Il est devenu pour le spécialiste de la philosophie politique impossible, à moins de disposer de pouvoir surhumains, de suivre tout ce qui se fait dans cette sous-discipline. J’irai même plus loin en affirmant que c’est tout un défi pour l’expert de suivre la littérature sur les questions à propos desquelles il est censé être expert. Le nombre de revues consacrées à la philosophie politique explose, les maisons d’édition publient à un rythme alarmant, et les problématiques et les méthodes employées pour explorer ces problématiques se multiplient.
Dans cette perspective, la question que nous avons posée à nos deux experts, celle de savoir où en serait la philosophie politique dans 10 ans, relève de la triche. En effet, elle ne sera pas dans un seul endroit, mais fort probablement, dans une multitude d’endroits en même temps. Elle continuera à investir des champs qu’elle avait naguère délaissés, ceux de ce qu’Alain Renaut appelle la « philosophie politique appliquée », expression bien choisie qui fait un clin d’oeil aux éthiques appliquées, déjà bien développées dans des domaines comme ceux de la santé ou des affaires ; mais à ces éthiques appliquées déjà avancées, le philosophe politique reprochera de ne pas avoir par rapport à leurs objets une perspective tenant suffisamment compte des contextes politiques et institutionnels dans lesquels les problèmes d’éthique se posent. La philosophie politique parlera donc dans les prochains 10 ans de médecine, d’environnement, de guerre, et ainsi de suite, en cherchant à éviter une approche purement principielle, et en déployant plutôt une argumentation à même d’imaginer des transformations politiques susceptibles de donner lieu à la réalisation de principes.
Elle se posera notamment la question du niveau d’idéalité auquel il conviendra de déployer le travail philosophique. Faut-il, comme l’ont fait les penseurs qui ont réveillé la philosophie politique de son sommeil de mort il y a maintenant presque un demi-siècle, travailler au niveau de la théorie idéale, c’est-à-dire en cherchant à décrire le fonctionnement d’institutions justes et bonnes sans trop se préoccuper de la distance qui sépare nos institutions bien moins que parfaites de cet idéal ? Ou devons-nous au contraire prendre les institutions (et les agents qui y oeuvrent) à peu près comme ils sont, en visant, dans un esprit « non-idéal », de décrire des réformes imaginables, ne présupposant pas de transformations révolutionnaires ? Faut-il travailler aux deux niveaux en même temps ?
Les contributions proposées à ce volume par Alain Renaut et par Philip Pettit, deux des plus importants philosophes politiques de l’époque contemporaine, laissent penser que les deux types d’approche continueront à produire des recherches importantes, à même d’illuminer le monde politique dans lequel nous vivons. Se situant dans une perspective résolument philosophique, Philip Pettit envisage que le thème de ce que l’on pourrait appeler la résilience de valeurs deviendra dans l’avenir un thème important. Dans la foulée des importants travaux qu’il a lui-même effectués sur le concept de la liberté, Pettit invite la philosophie politique à imaginer des dispositifs tant psychologiques qu’institutionnels à même de livrer des biens de tous genres d’une manière robuste, c’est-à-dire ne dépendant pas de manière trop étroite d’une certaine configuration de faits empiriques ou de traits de caractère individuels. Comment pouvons-nous assurer le bien des individus, sans que cela ne dépende de ce que d’autres soient favorablement disposés à leur endroit ? Il s’agit d’inculquer des dispositions individuelles (des vertus) adéquates, et de faire des lois qui visent une telle robustesse dans la production de bienfaits pour les individus.
La contribution de Alain Renaut se situe pour sa part résolument dans le monde meurtri, notamment par les événements du 11 septembre, et se pose la question de savoir si nous ne serions pas entrés dans une nouvelle phase de guerres de religions, c’est-à-dire d’une conjoncture dans laquelle les principaux conflits qui traversent tant les sociétés modernes que le domaine international ne pourront plus être perçus comme appelant les ressources d’une pratique qui serait issue, par exemple, d’une variante des théories politiques issues des Lumières, telles que l’éthique de la discussion, dans la mesure où elle confrontera non pas des individus mettant de l’avant des revendications intelligibles en des termes individualistes, mais plutôt des positions et des aspirations politiques communautaires.
Ces deux communications sont garantes du fait que la philosophie politique continuera à prospérer dans les 10 années à venir. Qu’il me soit permis de formuler le souhait que son succès ne sera pas purement académique, mais qu’elle pourra également nous aider à trouver des solutions durables à certains de nos problèmes politiques et sociaux les plus urgents.