L’ouvrage Interior Frontiers d’Ann Laura Stoler se présente comme une collection de huit essais qui, bien qu’indépendants, gravitent tous autour de la question des « (sous-)métriques de l’inégalité » (p. 39). S’inscrivant dans le sous-champ de l’anthropologie historique, Stoler explore les mécanismes microsociologiques menant à l’enclavement de certaines classes de personnes dans la subalternité. La notion clef de « frontières intérieures », conceptualisée par Étienne Balibar et reprise à son compte par l’autrice, sert aussi bien à « diagnostiquer » qu’à nommer les « dispositifs » maintenant des dynamiques d’exclusion à l’intérieur des États (p. 23). Ces réseaux de relations de pouvoir prennent la forme de limites informelles pour lesquelles « aucun document officiel ne suffit jamais à garantir le passage, car n’étant pas gardées par des barbelés, mais plutôt par des conventions non écrites et souvent inaccessibles » (p. 12, ma traduction). La première partie du livre (essais 1 à 4) est consacrée aux pratiques affectives, épistémiques et langagières au coeur des politiques coloniales. Stoler y met en lumière une « économie émotionnelle », fixant ce qui est perçu comme un « ennemi interne », « qui peut marcher à n’importe quels endroits tout en se sentant à sa place », et « qui peut se tenir sur un coin de rue sans être suspect » (p. 26-27, ma traduction). Ses analyses montrent comment la domination coloniale se manifeste au travers de « sensibilités racialisées […] qui confèrent de l’estime ou du dégoût, du statut ou de la répugnance » à certains individus plutôt que d’autres (p. 68, ma traduction). L’autrice expose par quels mécanismes certaines personnes sont systématiquement exclues des lieux de pouvoir par des « réponses “viscérales” » (comme la répugnance, la pitié, l’envie, la honte, etc.) socialement conditionnées (p. 86). La deuxième partie du livre (essais 5 et 6) porte sur les pratiques de résistance. Le cinquième essai consiste en une cartographie des discours artistiques et politiques d’opposition aux structures coloniales. Le sixième essai propose quant à lui une réflexion sur les évolutions récentes que connaissent les pratiques d’archivage à partir du cas de la Birzeit University Digital Palestinian Archive (AWRAQ), soulignant ainsi toute l’importance de « l’archivage comme pratique politique » et forme de résistance (p. 233). L’ouvrage se conclut par une exploration des « zones de fracture » (« shatterzones ») au sein des démocraties impériales (p. 237). Le septième essai porte sur l’analyse des pratiques carcérales — abordant autant les « prisons de pauvreté » que le caractère construit et instrumental de la criminalité dans les démocraties impériales (p. 242-245). L’essai final s’intéresse au risque d’édulcoration dans le contexte de la multiplication des appels à la « décolonisation », rappelant que la grammaire du colonialisme « peut être apaisante et dépolitisante aussi bien qu’elle peut servir d’appel aux armes » (p. 292, ma traduction). Les méthodes mobilisées varient au fil de l’ouvrage et des essais. Alors que les premiers essais revêtent un caractère plus théorique et exégétique, le coeur des analyses de Stoler repose sur du travail d’archives. Elle mobilise également ses recherches antérieures, notamment celles publiées dans Carnal Knowledge and Imperial Power (2002) et Along the Archival Grain (2009). Sa conception des archives comme « sans cesse renouvelées et sans frontières » — qui transparaît tout au long de l’ouvrage — lui permet de mettre à l’avant-plan des voix qui ont été peu étudiées (p. 142, ma traduction). Stoler met même à profit certains récits « semi-biographiques et semi-fictionnels » — entre autres ceux de James Baldwin et de Marguerite Duras — sur lesquels elle s’appuie pour analyser la mécanique fine des …
Stoler Ann Laura, 2022, Interior Frontiers: Essays on the Entrails of Inequality. Oxford, Oxford University Press, 394 p.[Record]
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Jérôme Gosselin-Tapp
Faculté de philosophie, Université Laval, Québec (Québec), Canada