En 1958, le jeune Pierre Bourdieu, professeur assistant de philosophie à l’Université d’Alger, rencontre Abdelmalek Sayad, instituteur algérien. Le très bel ouvrage d’Amin Pérez tiré de sa thèse de sociologie est consacré au récit de la relation profonde entre les deux hommes, à la fois professionnelle et intime, à l’origine d’une pensée sociologique critique ancrée dans l’expérience de la guerre d’Algérie. En s’appuyant sur des archives publiques et privées (Fonds d’archives d’Abdelmalek Sayad et Fonds d’archives de Pierre Bourdieu), complétées par des entretiens avec des personnes issues de l’entourage des deux chercheurs, l’auteur documente en détail ces deux trajectoires, faisant le lien entre certaines expériences communes de leur socialisation primaire (transfuge de classe, familiarité précoce avec l’injustice sociale et raciale), comme autant de points d’accroche pour cette amitié intellectuelle. Le livre témoigne de la socialisation savante réciproque des deux chercheurs, chacun trouvant chez l’autre les ressources décisives. Le chapitre 3 expose ainsi le rôle crucial d’informateur tenu par Sayad dans la compréhension de la société algérienne de Bourdieu, notamment sur le plan linguistique. L’intimité des deux hommes se noue principalement au fil des enquêtes de terrain en Algérie, dans le partage de conditions difficiles où s’exercent des contraintes multiples pour les sociologues dans un contexte de guerre. L’auteur détaille ainsi les conditions dans lesquelles Sayad et Bourdieu réalisent leur enquête en 1959 sur les déplacements de populations opérés par l’État français pour lutter contre les indépendantistes. Dans ces pages (140 et suivantes), qui racontent comment ils ont sillonné le pays, se heurtant à une réalité douloureuse pour chacun, l’auteur dessine le portrait de cette amitié tout en nous faisant entrer dans « la fabrique de la recherche ». Il faut à cet égard souligner l’un des atouts principaux de ce travail, qui est la large place faite aux matériaux archivistiques : correspondances privées entre les chercheurs, avec leurs familles, carnets de terrain, ébauches de travaux non parus. Loin d’un simple ornement, l’auteur place l’archive au coeur de son écriture et laisse par exemple le lecteur s’émouvoir en découvrant Bourdieu en proie aux doutes face aux réactions que suscitent sa première publication majeure, Sociologie de l’Algérie, en 1958. La magie de l’archive opère, en nous livrant des fragments intimes, mais teintés d’universel, à la lumière d’un Bourdieu qui écrit qu’il aurait dû rester dormir plutôt qu’écrire (p. 99). Ce livre apporte également une contribution majeure dans la compréhension de la construction de positions dissidentes des deux sociologues, à la fois sur le plan politique — Bourdieu, dans son positionnement à gauche, mais tenant à distance le communisme et le marxisme, Sayad, dans sa position indépendantiste libérale critique envers le FLN — et académique. Agissant comme un fil rouge dans l’ouvrage, le refus de se positionner dans l’espace idéologique tel qu’on leur propose agit comme un moteur puissant pour les deux hommes, qui tendent à construire une posture au plus près de la complexité du monde social, refusant de céder à des positionnements binaires. Cette volonté se traduit dans la réinvention d’une sociologie au service d’un combat politique en faveur de l’émancipation sociale. Les manières de faire et les manières d’être de Sayad et Bourdieu sur le terrain algérien témoignent d’une rupture avec les procédés ethnographiques utilisés jusque-là. Les deux chercheurs mobilisent un panel de techniques d’enquête le plus large possible, mêlant le qualitatif et l’ethnographie, s’appuyant également sur les archives, et même sur la photographie. Outre cette question de méthode, en desserrant un peu l’analyse et en replaçant le travail des deux sociologues dans le champ académique de l’époque, l’auteur montre les apports d’une sociologie nouvelle qui mêle savoirs intimes …
Appendices
Référence
- Bourdieu Pierre, 1958, Sociologie de l’Algérie. Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que-sais-je ? ».