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En se focalisant sur les musulmans (principalement chiites) et les hindous de Birmanie, le titre de cet important ouvrage ne rend en réalité qu’imparfaitement compte de l’approche méthodologique et théorique développée par Judith Beyer, professeure d’anthropologie sociale et politique à l’Université de Konstanz, dans Rethinking Community in Myanmar. Un ouvrage important non seulement parce que les populations d’origine indo-birmane restent à ce jour de véritables laissées pour compte de l’anthropologie birmane, mais aussi parce qu’en évitant l’impasse identitaire, l’auteure franchit un seuil dans l’appréhension de l’altérité à travers l’émergence de catégories nouvelles, dont la jurisprudence coloniale, d’un point de vue émique, constitue l’un des fondements.
Judith Beyer, dont les premières enquêtes de terrain en Birmanie remontent à 2012, inscrit sa démonstration dans le courant existentialiste initié par Jean-Paul Sartre, en particulier le concept développé dans L’Être et le Néant (1992 [1943]) d’un « we-object » défini comme la mutuelle aliénation et la mutuelle réification sous le regard d’un tiers (p. 4). C’est toutefois sous la plume de Michael Jackson et Albert Piette (2017 [2015]) que s’impose depuis le milieu des années 2000 le courant dit « d’anthropologie existentielle » (« existential anthropology », p. 22), dans le sillage duquel se situe expressément Judith Beyer. L’intérêt majeur de l’ouvrage repose sur le choix de penser les formations identitaires du point de vue des individualités. Dans cette perspective est élaboré le concept de « work of community », décrit comme le produit d’actions réalisées au nom de la communauté, et celui de « we‑formation », identifié comme la « conscience de soi pré-réflexive » (p. 8, 21). C’est autour de ce double jeu d’échelle que nous entraîne Judith Beyer et dans lequel elle se positionne elle-même. De manière significative, c’est par un selfie qu’en ouverture d’ouvrage elle se met en scène lors d’une procession cérémonielle nocturne dans le centre de Yangon, en décembre 2015. Façon pour elle d’exprimer un sentiment collectif partagé, qualifié de « sensory experience » (p. 6), dans lequel elle s’est trouvée louvoyer ; manière aussi de rappeler que l’expérience sensible demeure au fondement même de l’anthropologie.
La volonté affichée d’éviter le piège identitaire connaît un prolongement tout au long des six chapitres organisés autour de problématiques partagées. Dans les deux premiers chapitres sont discutées les contingences historiques de la notion de « work of community », envisagée comme une catégorie de fabrication de l’autre (other-making), à partir de laquelle la création des « eux » devient non seulement possible, mais également routinière (p. 29). À travers l’analyse de cérémonies processionnelles et domestiques du centre de Yangon, les quatre chapitres suivants s’attachent à montrer la propension d’un tel mode opératoire à se reproduire lui-même, force d’entraînement (qualifiée de « ongoing importance ») d’un processus adaptatif de formation et de transformation du social, par définition non figé. On le pressent au fur et à mesure de la lecture, c’est bien plus qu’un vide que vient combler le présent ouvrage en invitant à penser l’hétérogénéité et le rapport hiérarchisé d’altérité sous l’angle novateur d’une anthropologie dite « existentielle ».
Par manque de place, je concentrerai la discussion autour de trois remarques.
1) En portant un regard focal sur les « Indiens birmans » censés n’avoir aucun passé précolonial dans le pays, le risque de réduire l’émergence de l’islam en Birmanie (Myanmar) à l’Empire britannique est d’autant plus grand qu’il s’impose au sein même de la population birmane et de ses dirigeants, laïcs ou religieux, avec les travers xénophobes qui ne se cessent de s’y développer. On comprend bien que le parcours personnel d’une chercheuse ayant à l’origine travaillé en Asie centrale (Kirghizistan) explique, au moins en partie, le choix de prendre pour objet d’étude les musulmans chiites de Birmanie, choix ô combien justifié du fait de l’absence d’étude les concernant et de leur influence croissante dans le pays. Ce choix oblitère toutefois en partie ceux, musulmans ou autres, qui ne se situent pas dans le sillage colonial.
2) Une seconde remarque concerne, d’un côté, la qualité du développement théorique qui, en se concentrant à juste titre sur l’articulation individus/collectifs dans le processus communautaire, balaie de l’autre les dynamiques relationnelles réduites à des « usual networks of business and in public space » (p. xvii). Or, Deleuze et Guattari l’ont montré dans Mille plateaux (1980) à propos de la notion « d’assemblage », la dynamique relationnelle — dans laquelle s’inscrit d’une certaine manière Judith Beyer — est au fondement même du « tenir-ensemble » au sein de paysages hétérogènes. Une notion que Judith Beyer développe indirectement, battant en brèche la notion même de syncrétisme (p. 150), en lui substituant deux notions développées par Sahlins (1972), puis par Appadurai (1981), deux auteurs cités expressément dans l’ouvrage (p. 150-151). De ce point de vue, ce ne sont pas tant les « relations entre » groupes constitués (« between relations », arccanai) que les « relations d’intérité » (« within relations », puja) par lesquelles tout carrefour social trouve sa consistance et se déploie (Robinne 2021, 2023).
3) Une troisième remarque concerne le peu de cas fait aux catégories vernaculaires. Certes, Beyer montre à juste titre que les termes birmans pour signifier « indigènes » ou « race » produisent eux-mêmes ce regard essentialiste et xénophobe contre lequel ne cesse de buter la Birmanie depuis l’indépendance (p. 74.). Mais on peut regretter l’absence d’un terme qui ne subit pas le traitement qu’il mérite. Il s’agit de badha, un merveilleux terme birman d’origine pāli qui, en réunissant les sphères linguistique, culturelle et religieuse, est à lui seul un passe-muraille et un faiseur d’identité hétérogène. Le chapitre 4, consacré au temple hindou Mahapeinne, à l’intersection de deux artères centrales de Yangon, est à cet égard magistral en ce que les gardiens du temple s’attachent eux-mêmes à mettre en scène la dimension multiconfessionnelle dont est empreinte le lieu, qu’il s’agisse des objets de culte (arbre de l’illumination, images du Bouddha, représentations de plusieurs divinités hindoues, esprits birmans), ou des personnes de différentes confessions, y compris la communauté kalai de confession hindoue non orthodoxe, ou encore les gardiens du temple de confession musulmane. Avec toujours cette part de hiérarchie (stagnated subalternity) selon laquelle les individus ne se distinguent pas seulement par leur propension à catégoriser les autres, au bénéfice principalement de la majorité dominante que sont les bouddhistes birmans.
Ce faisant, Judith Beyer livre un ouvrage de référence, parce qu’elle contribue certes à défricher un pan entier de la sphère indo-birmane largement tenue à l’écart de la birmanologie. Un ouvrage incontournable qui suscite le débat, surtout parce que son approche théorique d’une anthropologie existentielle s’avère particulièrement stimulante et novatrice. Du fait de la très haute tenue scientifique (et aussi littéraire), c’est avec beaucoup d’impatience qu’est attendue la suite annoncée sur les chrétiens de Birmanie (Myanmar). Ce ne sera malheureusement pas aux éditions NIAS, dont on sait qu’elles ont récemment déposé le bilan et auxquelles il importe de rendre un hommage appuyé.
Appendices
Références
- Appadurai A., 1981, Worship and Conflict under Colonial Rule. A South Indian Case. Cambridge, Cambridge University Press.
- Deleuzee G. et F. Guattari, 1980, Capitalisme et schizophrénie 2 :Mille plateaux. Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Critique ».
- Jackson M. et A. Piette (dir.), 2017 [2015], What Is Existential Anthropology? New York/Oxford, Berghahn.
- Robinne F., 2021, Birmanie. Par-delà l’ethnicité, préface de Michel Agier. La Roche-sur-Yon, Éditions Dépaysage.
- Robinne F., 2023, « Anthropologie des carrefours sociaux : une question de consistance », Lettre de l’INSHS, 81 : 25-28.
- Sahlins M., 1972, Stone Age Economics. Chicago/New York, Aldine.
- Sartre J.-P., 1992 [1943], Being and Nothingness. A Phenomenological Essay on Ontology. New York, Washington Square Press [traduit du français L’Être et le Néant. Essai d’ontologie phénoménologique. Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées »].