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L’intérêt primordial de cette ethnographie théorique et de cette géographie humaine d’un peuple autochtone du sud des Philippines est d’envisager l’espace dans lequel se meuvent les Blaan comme un espace de déplacements, d’avancées et de progressions incessantes ponctuées par de provisoires périodes de sédentarisation. Or, les Blaan sont des agriculteurs (maïs et riz surtout) dont les pérégrinations se situent dans un espace relativement circonscrit. D’où le titre paradoxal de l’ouvrage « des nomades à l’arrêt » ou alors peut-être « des sédentaires mobiles ». Du point de vue méthodologique, cette analyse est d’un grand intérêt. L’ouvrage comprend plus de 50 photos (dont le tirage malheureusement en noir et blanc et en petit format ne permet pas toujours une lecture claire) ainsi que des cartes et des illustrations qui offrent un visuel éloquent. Une bibliographie d’une douzaine de pages et un glossaire complètent cet ouvrage. La matière ethnographique s’appuie en outre sur deux volumes, recueils en langue blaan incluant les traductions anglaises d’entretiens enregistrés au cours d’« ateliers de transmission intergénérationnelle », volumes préparés et édités par l’auteur, Antoine Laugrand, et son père, l’ethnologue Frédéric Laugrand (2021).
Dès l’entrée en matière, on découvre avec l’auteur, qui en fait un récit vivant à la première personne, cette population de la péninsule méridionale de Mindanao, à cheval entre le golfe de Davao à l’est et la baie Sarangani à l’ouest. On fait connaissance avec le guide de l’ethnologue, le Père Samson, figure attachante s’il en est. On apprend l’arrivée récente, dans les années 1940, des habitants de Malbulen (appelé aussi Little Baguio) à la suite de conflits et de violences intestines. On appréhende très vite l’univers social et politique qui les entoure, composé de guérillas menées par les rebelles communistes de la New People’s Army (NPA), une administration envahissante, et les menées prédatrices des habitants des basses terres, chrétiens Visayans et politiciens, qui tentent d’accaparer les meilleures parcelles. « Un climat de violence règne dans la région » (p. 20).
La communauté qu’étudie l’auteur, la commune — ou village (barangay) — de Malbulen, créée en 1970, est celle de lumad (terme générique pour les Autochtones non islamisés et non christianisés de Mindanao) appartenant à la section dite Koronadal de ce groupe ethnolinguistique. Il s’agit de l’un des groupes les plus nombreux et les moins étudiés des Philippines.
Le corps de l’ouvrage, bien résumé dans un avant-propos, se compose de six chapitres : 1) Enjeux méthodologiques et méthodes de travail ; 2) L’occupation de l’espace en relation avec la société ; 3) La toponymie en relation avec les récits, l’histoire et tous les êtres qui peuplent l’environnement ; 4) L’interaction humaine avec les lieux qu’elle marque et dont ces lieux la marquent ; 5) Les rythmes spatiaux et temporels ; 6) Les transferts spatiaux et particulièrement les transferts de corps dans les rituels thérapeutiques. Une conclusion offre une synthèse détaillée dont on peut déjà retenir le point d’orgue en écho à la zomia de James Scott (2019).
Antoine Laugrand nous présente d’abord les deux instruments maîtres de sa recherche : la cartographie et « l’ethnographie de la marche ». La première est constituée d’un vaste planisphère qui permet de nommer les lieux dans la langue vernaculaire et de situer les trajets qui les relient. Celui-ci est accompagné d’une carte numérique. Cette cartographie est le support d’une riche connaissance toponymique, mais aussi cosmogonique et historique. La seconde est une expérience vécue par l’auteur de l’usage du corps, du sien en particulier, pour connaître l’espace et la multitude des formes de vie, certaines visibles et audibles, d’autres invisibles, dont l’entrelacs complexe forme la substance à la fois pensée et matérielle de l’environnement, de la nature et de la culture tout à la fois. « Dans l’écoumène, les êtres et les choses ne font qu’un » (p. 67). L’auteur marche beaucoup et nous raconte cela dans des anecdotes d’une spontanéité réjouissante (p. 69 et suiv.). Mais surtout, il fait l’apprentissage de techniques du corps qui informent les manières d’occuper l’espace, manières que la nomenclature blaan exprime par des termes précis et révélateurs. Ainsi, occuper un lieu, c’est « s’asseoir » dans ce lieu, c’est-à-dire s’y établir provisoirement, car s’asseoir, c’est se reposer un moment avant de se relever et de continuer son chemin. Le titre du livre trouve ici son expression la plus appropriée. Le positionnement du corps dans l’espace est détaillé plus loin : s’asseoir sur les talons, s’asseoir sur les genoux, être couché en écartant les jambes et les bras, marcher en zigzaguant, marcher rapidement, courir, etc. Sur le chemin, on interroge : d’où viens-tu ? (litt., où étais-tu assis ?), où vas-tu ? (litt., où vas-tu marcher ?).
La question des territoires ancestraux reconnus par la législation officielle est discutée avec précision et critiquement évaluée. Un territoire, en effet, implique une notion d’enfermement. Mais pour la pensée nomade, ce sont « des logiques circulatoires de flux et de corps » (p. 48) qui dominent, non des frontières. Le territoire de Malbulen, qui couvre 21 000 hectares et une population en habitat dispersé de plus de 11 000 personnes, déborde des tracés assignés par le gouvernement. Tout terrain ou portion de territoire a un possesseur fun (esprit possesseur), et les humains s’approprient et utilisent momentanément telle ou telle portion de terrain. Ils sont mangfun, usufruitiers, mais non véritablement propriétaires. Ici comme ailleurs, dans cette partie du monde, les humains ne sont pas propriétaires de la terre, ce sont eux qui appartiennent à la terre.
La société est, dit l’auteur, organisée en lignages à partir d’un ancêtre s’étant établi dans un lieu. La notion de lignage n’est pas précisée. La cellule de base est la maison comprenant trois générations. Le gakèd est un groupe de parenté comprenant les alliés. Le terme parentèle serait plus approprié. L’entraide est de mise dans ce groupe. Il n’y a pas de chefs ni de conseils d’aînés, mais des bong to (voir plus bas). Le mariage est permis à partir du 8e degré, ce qui implique de longues généalogies dont l’auteur ne donne aucun exemple. Le mariage des cousins croisés matrilatéraux est permis dès le 1er degré. La nomenclature de parenté n’est pas présentée. Les habitants n’ont pas de forte identité communautaire à l’échelle du barangay. Sur ce sujet, l’organisation sociale, on reste sur sa faim, mais il est clair que dans ce système de filiation indifférenciée, il n’y a pas de principe corporatif, excepté au niveau de la famille restreinte (la maison). La société est de régime égalitaire et compétitif (voir plus bas), avec une forte autonomie individuelle. Ces caractéristiques rapprochent les Blaan de ce que j’ai appelé un régime d’agrégation faible, ou anarcho-grégaire (Macdonald 2018 : 88).
La dimension compétitive est également marquée dans la prestation matrimoniale, qui fait l’objet d’une négociation entre les deux familles, et celle d’une comparaison de valeurs entre les prestations faibles et les grosses, plus prestigieuses. La résidence, rappelons-le, est virilocale. La possession ou plus exactement « l’emprunt » d’un terrain se fait par la plantation de bambous après l’offrande obligatoire au fun (esprit possesseur du lieu). Puis, on cultive le maïs et le riz ainsi que d’autres plantes alimentaires et on procède à la construction d’une maison (bali ou gumnè « là où on s’assoit »), non sans s’entourer de précautions rituelles, en étant toujours à l’écoute de signes favorables ou néfastes portés par les oiseaux, les reptiles ou les insectes.
La dimension violente et compétitive ressort aussi des trocs, où chacun essaie de tirer un avantage de l’autre, des dettes et des vols, de chevaux en particulier, qui peuvent conduire à des vengeances de sang. Un informateur rapporte que tuer était la réponse à un vol ou un meurtre : « C’est ce que disaient nos ancêtres féroces » (p. 85). Les vendettas pouvaient et peuvent encore être résolues par un arbitre, personne prestigieuse et influente, un bong to, qui n’est pas un chef autocratique (il n’y a pas de mot pour « chef »), mais un homme reconnu pour son jugement, sa richesse et ses compétences de diplomate, ainsi que pour sa renommée issue d’une relation compétitive entre bong to, laquelle s’illustre publiquement par le combat de chevaux. La paix peut également être rétablie par l’alliance de sang dans un rituel approprié (sadyandi). Des poisons, imo, fabriqués selon des recettes secrètes, permettent de tuer à distance. Ici encore, on retrouve la violence inhérente aux relations sociales marquées par la colère, le conflit et le meurtre (p. 94), « […] les groupes ne sont jamais à l’abri d’une guerre ou d’un conflit […] » (p. 95).
Dans les chapitres 3 et 4, la toponymie est détaillée et expliquée. 623 toponymes collectés par l’auteur sont associés à 15 thèmes distincts présentés dans un tableau à 2 entrées et classés en fonction de caractéristiques géographiques (montagnes, chutes d’eau, crevasses, etc.), puis analysés en fonction d’autres critères (animaux, mauvais esprits, évènements, etc.). L’espace chez les Blaan est structuré par des codes cinétiques de comportement et de mouvement. Ainsi, « [o]n marche rarement côte à côte » (p. 125), mais en file indienne. Chaque chose a son esprit fun, pierre, arbre, rocher, chute d’eau, crevasse, sommet, etc., et chaque esprit doit être respecté, invoqué et honoré par un rituel damsu d’offrande et de demande de permission, surtout lorsque l’on se présente la première fois. Mais des fun, il en existe de bons et de mauvais. Il faut les connaître et se comporter en conséquence. Les rituels damsu sont des marqueurs de l’espace, signes que les humains adressent aux esprits dans l’attente de leur bienveillance, paroles d’un dialogue constant entre l’homme et une nature humanisée, mais aussi sur un fond de conflit, au moins potentiel, entre les humains et les esprits. La chasse et le piégeage sont examinés dans la même perspective, avec une note intéressante sur l’usage du chien, flaireur d’esprits et, ailleurs dans le texte (p. 176), des oiseaux élevés au rang de héros culturels (ils ont appris aux humains l’art de cultiver le riz).
Le chapitre 5 met en rapport les techniques du corps et les sens avec les « rythmes » de l’espace. Le terme n’est pas clair, il semblerait que celui d’harmonie serait une métaphore musicale ou spatio-temporelle plus appropriée. Dans une note, le terme est défini comme « un ordre qui structure le mouvement » et assimilé en cela à une « technique du corps ». En fait, ce ne sont pas les mouvements ou les postures qui sont surtout mobilisés, mais les indications sensorielles qui permettent aux habitants de Malbulen, par l’intermédiaire des oiseaux notamment, les augures, de connaître l’intention des esprits, la signification des lieux et les attitudes appropriées. Sur le thème des oiseaux (p. 181 et suiv.), l’auteur nous livre des pages précieuses, décrivant chacun par son ou ses cris, ou chants, transcrits dans des onomatopées recueillies de la bouche de ses informatrices et informateurs. Il est dommage cependant que pratiquement aucun de ces volatiles ne soit scientifiquement identifié, sauf un, le Paphitreron leucotis, un colombidé connu ailleurs aux Philippines, parfois identifié autrement (colombe turvert ?), comme un augure important. Je signale toutefois que les identifications d’oiseaux avaient été données dans un article précédent (Laugrand et al. 2018). Les insectes eux aussi, véritables horloges vivantes et bulletins météorologiques, sont attentivement écoutés.
Dans le chapitre 6, qui traite des transferts d’habitat et de corps, l’auteur accorde une bonne place aux rituels et aux techniques thérapeutiques, en particulier au rite chamanique qui permet de guérir en transférant dans le corps d’un cochon domestique le mal, imo, qui ronge et enfièvre le corps du malade. Une ou un guérisseur-chamane (mloos) procède à une mise en scène élaborée, suivie d’un combat théâtral savamment chorégraphié avec le mauvais esprit (busaw) pour tromper celui-ci et lui faire croire que le cochon est le patient lui-même. On procède ensuite au sacrifice de l’animal. Intéressantes notations ici sur la signification des cris du cochon, torturé puis transpercé d’un coup de lance, indiquant un transfert acoustique parallèle au transfert spatial. Le reste du chapitre traite du mariage et de l’inceste, qui supposent tous deux un transfert d’habitat et une logique d’inversion ou de réversibilité. Le lieu est comme le corps du fun, l’esprit, et le corps des humains habite le corps du fun, qui les investit à son tour.
Une conclusion récapitule utilement les principaux éléments du livre et revient sur le thème central d’une mouvance perpétuelle, faite d’arrêts et de déplacements, au sein d’un univers qui ne leur appartient pas, qu’ils occupent provisoirement et qui leur parle dans la langue des oiseaux et des bruits de la nature.
Le texte se lit facilement, il est écrit d’une plume claire et alerte. De nombreuses études de cas, traductions d’entretiens, observations judicieuses et anecdotes révélatrices parsèment, avec un sens du concret allié à une bonne imagination interprétative, tout le corps du travail. J’ai noté quelques défauts, mineurs au regard des informations qu’apporte cette étude, en particulier une analyse lacunaire de l’organisation sociale, l’absence de terminologie de parenté, la non-identification de la plupart des espèces végétales ou animales. Quant au système phonologique hérité du Summer Institute of Linguistics (SIL), mais revu par le Père Samson, il donne quelque chose d’assez étonnant, comme l’occlusion glottale, définie comme « pause orale ». L’attention que l’auteur porte aux termes de la langue vernaculaire et à leur sémantique n’en est pas moins présente à tout moment. La notion de « technique du corps » et celle de « rythme » me semblent être utilisées de façon un peu trop large. Il est plutôt question de sens (vue, ouïe, odorat, toucher) que de postures corporelles, et plutôt d’interactions harmonieuses que de rythmes physiques. Ces métaphores, en tout cas, donnent à penser.
La réflexion sur le nomadisme profond d’un peuple de chasseurs, mais aussi d’agriculteurs semi-sédentaires, est originale et très éclairante. Elle s’appuie sur des données robustes et porte une oeuvre remarquable d’un jeune ethnologue de grand talent. Cet ouvrage d’Antoine Laugrand doit donc figurer dans la bibliothèque de tout philippiniste intéressé par les cultures ancestrales de l’archipel et des anthropologues soucieux de mieux comprendre l’univers du nomadisme.
Appendices
Références
- Laugrand A. et F. Laugrand (dir.), 2021, Narratives of the Past in Malbulen. Blann Perspectives (Mindanao, Philippines). Louvain-la-Neuve, Presses universitaires de Louvain, coll. « Verbatim ».
- Laugrand F., A. Laugrand et G. Tremblay, 2018, « Lorsque les oiseaux donnent le rythme : chants et présages chez les Blaan de Mindanao (Philippines) », Anthropologie et Sociétés, 4, 2-3 : 171-197.
- Macdonald C., 2018, L’ordre contre l’harmonie. Anthropologie de l’Anarchie. Paris, Éditions Petra.
- Scott J. C., 2019, Zomia ou l’art de ne pas être gouverné. Paris, Points.