Article body

L’anthropologie française du XXe siècle n’a pas été généreuse en études sur les minorités sexuelles et de genre. Sur ces objets, le décalage avec la littérature anglophone a été considérable. Les publications en langue anglaise sur l’« homosexualité » dans les sociétés non occidentales ont émergé dans les années 1980 (Herdt 1984 ; Adam 1985 ; Blackwood 1986 ; Murray 1987a ; Greenberg 1988), en même temps que les « gay and lesbian studies ». Avant cela, il existait cependant quelques articles épars publiés au cours des décennies précédentes, à partir d’enquêtes réalisées notamment en Amérique du Nord (Hill 1935 ; Devereux 1937 ; Schaeffer 1965) ou en Afrique (Herskovits 1937 ; Edgerton 1964 ; Evans-Pritchard 1970). Les deux textes de Pierre Clastres qui seront présentés ici s’apparentent à ce type d’écrits pionniers. Il s’agit de l’article « L’arc et le panier », publié dans L’Homme en 1966 (puis repris dans l’ouvrage La société contre l’État en 1974), et du chapitre « Vie et mort d’un pédéraste » du livre Chronique des Indiens Guayaki paru en 1972, dans lesquels l’auteur analyse des données relatives à certaines formes d’inversion de genre dans l’un des groupes qu’il a étudiés.

Clastres est l’un des très rares anthropologues de son époque, et sans doute le premier en France, à avoir pris en considération la présence, sur son terrain, de figures de la diversité de genre et de sexualité. Il ne travaillait pas sur ces thèmes de manière centrale, mais il a su les prendre au sérieux. A posteriori, ses textes présentent le double intérêt de renseigner sur une période ancienne et de porter sur des contextes éloignés, avant la phase la plus récente du phénomène de globalisation culturelle dont on sait qu’il a eu des effets importants sur l’évolution des questions sexuelles. Comme nous le verrons, ils traitent en particulier de la façon dont sont construits le genre et la sexualité. Leur intérêt n’est pas de mettre au jour une forme d’« homosexualité » ou d’« identité de genre » qui serait spécifique à une zone géographique ou à une époque, mais plutôt de montrer une logique d’agencement locale et historiquement située entre genre et sexualité[1].

Textes pionniers, mais négligés

Pierre Clastres est un anthropologue français né en 1934 et mort en 1977, qui a réalisé l’essentiel de ses enquêtes au Paraguay. Sa courte existence ne l’a pas empêché de produire une oeuvre aussi remarquée que controversée. De son vivant et plus encore après sa mort, les écrits de Clastres ont été vertement commentés et critiqués[2], exercice qui ne lui était pas étranger puisque lui-même s’est par exemple opposé à l’anthropologie marxiste, notamment représentée en France par Claude Meillassoux et Maurice Godelier. Les critiques qui lui ont été massivement adressées concernent principalement sa théorie du pouvoir : dans ses travaux (en particulier dans l’ouvrage La société contre l’État), Clastres oppose le pouvoir non coercitif des chefferies « indiennes » au pouvoir coercitif de l’État. Ce dernier n’aurait pas été simplement ignoré, mais soigneusement évité par les sociétés qu’il a étudiées.

Clastres a aussi été l’objet d’une critique féministe réitérée concernant précisément l’article « L’arc et le panier ». Claire Michard et Claudine Ribery (2008 [1982]) en ont analysé le « biais sexiste » — au même titre que celui de textes de Maurice Godelier et Pierre Bourdieu. Elles lui reprochent de faire des femmes un groupe subordonné au travers de sa mise en récit et de son analyse : tandis que « les hommes sont ce qu’ils font et se font être », « les femmes sont ce qu’elles sont et ce sont les autres qu’elles-mêmes qui les font (mères, épouses) » (Michard et Ribery 2008 [1982] : 75). Michard écrit même que « c’est la violence tranquille de ce texte contre les femmes guyaki, et contre l’objectivité scientifique, qui a déclenché [son] projet de thèse » (2001 : 9). Cette analyse critique sera publiée sous plusieurs formes entre les années 1980 et les années 2000 (voir par exemple Michard 1999, 2000).

Au-delà de cette étude, on peut supposer que les deux textes de Clastres ont été beaucoup lus puisqu’ils figurent dans ses deux principaux livres, mais ils sont rarement cités ou commentés sur les aspects relatifs à la diversité de genre et de sexualité, et presque jamais dans le domaine des études concernées. On ne saurait compter les ouvrages de synthèse spécialisés qui ignorent ces écrits précurseurs, tels que Third Sex, Third Gender (Herdt 1994), pourtant paru chez l’éditeur qui avait précédemment publié la version anglaise de La société contre l’État (Zone Books). On pourrait penser que ce silence est dû au fait que les textes originaux sont en français, mais « L’arc et le panier » a été traduit en anglais dès 1969 (Clastres 1969 [1966]), La société contre l’État est disponible dans cette langue depuis 1977 (Clastres 1977 [1974]) et Chroniques des Indiens Guayaki depuis 1981 (Clastres 1981 [1972]). Y compris en français, chez les auteurs qui lui rendent hommage aujourd’hui (Delorme et Poutot 2020), les questions de genre et de sexualité ne sont pas abordées. De même, dans l’anthropologie brésilienne, certains auteurs citent parfois ces textes, mais pour « discuter les aspects généraux de l’oeuvre de Clastres, sans, dans la plupart des cas, prêter plus d’attention à ce qu’il postule […] au sujet de la sexualité » (Fernandes 2014 : 143, ma traduction). Les écrits de Clastres justifieraient pourtant une certaine reconnaissance, mais force est de constater qu’ils n’ont pas été appréciés à leur juste valeur, à de très rares exceptions près (Meschiari 2010) et bien qu’ils aient été récemment remis en avant par des anthropologues de l’Amazonie (Dziubinska et Madi Dias 2019).

Ce désintérêt s’observe jusque dans les mobilisations de minorités sexuelles et de genre. En 1988, le groupe American Indian Gays and Lesbians organise à Minneapolis un rassemblement, « The Basket and the Bow : A Gathering of Lesbian and Gay Native Americans » (« Le panier et l’arc : un rassemblement de lesbiennes et de gays natifs américains »). Mais selon Will Roscoe (1998 : 109), ce titre a été choisi en référence au test qui permettait d’établir l’identité de genre des individus dans certaines tribus de Natifs américains (Hill 1938 ; Hérault 2010) et lui-même ne fait nullement allusion à l’article de Clastres portant (presque) le même titre que le rassemblement.

Ainsi, mon modeste objectif ici est de faire (re)découvrir ces écrits. Je souhaiterais donner à lire le contenu très riche des deux textes, a fortiori dans le contexte de l’époque. Dans « L’arc et le panier », sur deux pages et demie (1966 : 17-19), Clastres offre une description limpide des logiques de l’inversion de genre et de l’« homosexualité » chez les Guayaki. Dans le chapitre « Vie et mort d’un pédéraste » (1972), il offre davantage de détails, en particulier sur la sexualité de l’un des protagonistes. Nous examinerons à dessein successivement les dimensions du genre et de la sexualité.

Deux hommes porteurs de panier

Les Guayaki, nous explique Clastres, sont des nomades du Paraguay qui vivent de la chasse et de la cueillette. Leur existence est organisée autour d’une séparation stricte des mondes masculin et féminin. L’espace des femmes est celui du campement, l’espace des hommes, celui de la forêt où ils chassent. Deux objets incarnent cette division des mondes sexuels : l’arc (les hommes chassent) et le panier (les femmes portent). Il est interdit aux hommes de manipuler le panier et surtout aux femmes de toucher l’arc — tout manquement ayant dans ce cas de graves conséquences : « Si une femme s’avisait de saisir un arc, elle attirerait à coup sûr sur son propriétaire le pané, c’est-à-dire la malchance à la chasse » (Clastres 1966 : 17, mot en italique dans le texte original). Pour les hommes, ce statut de malchanceux implique de se munir d’un panier et donc de changer socialement de sexe :

[L]orsqu’un homme est victime de cette véritable malédiction, étant incapable de remplir sa fonction de chasseur, il perd par là même sa propre nature, sa substance lui échappe : contraint d’abandonner un arc désormais inutile, il ne lui reste plus alors qu’à renoncer à sa masculinité […].

Les hommes n’existent que comme chasseurs, et ils maintiennent la certitude de leur être en préservant leur arc du contact de la femme. Inversement, si un individu ne parvient plus à se réaliser comme chasseur, il cesse en même temps d’être un homme : passant de l’arc au panier, métaphoriquement il devient une femme.

Ibid., passage en italique dans le texte original

Clastres nous explique alors que chez les Guayaki se trouvaient deux hommes porteurs de paniers, répondant toutefois à des profils distincts :

L’un, Chachubutawachugi, était pané. Il ne possédait pas d’arc […]. La malchance à la chasse lui fermant l’accès aux femmes, il perdait, partiellement au moins, sa qualité d’homme et se trouvait ainsi rejeté dans le champ symbolique du panier.

Le second cas est quelque peu différent. Krembégi était en effet un sodomite. Il vivait comme les femmes et avec elles, gardait en général les cheveux nettement plus longs que les autres hommes, et n’exécutait que des travaux féminins.

Ibid. : 17-18

L’auteur écrit encore au sujet de Krembégi :

Ce pédéraste incompréhensible se vivait lui-même comme une femme et avait adopté les attitudes et comportements particuliers à ce sexe. Il refusait par exemple aussi fermement le contact d’un arc qu’un chasseur celui du panier ; il considérait que son lieu naturel était le monde des femmes.

Ibid. : 18

Clastres montre ensuite que la différence de comportement et de positionnement distinguant les deux hommes se trouve redoublée par la différence de traitement dont ils sont l’objet au sein de leur groupe :

Les Aché [terme par lequel se nomment les Guayaki] observaient d’ailleurs une attitude très différente envers chacun des deux porteurs de panier que l’on vient d’évoquer. Le premier, Chachubutawachugi, était objet de moquerie générale […]. Krembégi au contraire n’appelait aucune attention spéciale ; on considérait comme évidentes et acquises son incapacité en tant que chasseur et son homosexualité.

Ibid. : 18

S’observe ainsi une logique circulaire selon laquelle cette différence de traitement s’accompagne d’une différence de caractère, l’une semblant alimenter l’autre et réciproquement :

[C]es deux Guayaki se montraient inégalement adaptés à leur statut respectif. Autant Krembégi était à l’aise, tranquille et serein en son rôle d’homme devenu femme, autant Chachubutawachugi apparaissait inquiet, nerveux et souvent mécontent.

Ibid. : 18-19

Clastres offre un exemple parlant de la différence de posture entre les deux individus et de leur degré d’acceptation (ou de rejet) du statut social féminin ; ils ne portaient pas le panier de la même façon : « Krembégi portait son panier comme les femmes, c’est-à-dire le bandeau de portage sur le front. Quant à Chachubutawachugi, il passait ce même bandeau par devant sur sa poitrine et jamais sur le front » (ibid. : 19, passages en italique dans le texte original).

Après avoir fait état de ces comportements et statuts distincts, l’anthropologue cherche alors à expliquer la différence de traitement des deux hommes, montrant bien qu’elle tient à leur niveau de conformation au rôle de genre attendu chez les malchanceux à la chasse :

Chachubutawachugi, bien qu’obligé de renoncer partiellement aux déterminations masculines, était resté un homme, tandis que l’autre, Krembégi, avait assumé jusqu’en ses ultimes conséquences sa condition d’homme non chasseur en « devenant » une femme. Ou, en d’autres termes, celui-ci avait trouvé, par le moyen de son homosexualité, le topos à quoi le destinait logiquement son incapacité à occuper l’espace des hommes ; l’autre en revanche, refusant le mouvement de cette même logique, était éliminé du cercle des hommes sans pour autant s’intégrer à celui des femmes. C’est dire par conséquent que, littéralement, il ne se trouvait nulle part, et que sa situation était beaucoup plus inconfortable que celle de Krembégi. […] Chachubutawachugi voulait pathétiquement rester un homme sans être un chasseur : il s’exposait ainsi au ridicule et donc aux moqueries, car il était le point de contact entre deux régions normalement séparées.

Ibid. : 19, passages en italique dans le texte original

Dans le chapitre « Vie et mort d’un pédéraste », publié six ans après « L’arc et le panier », Clastres redit que si Chachubutawachugi n’est pas accepté de la même manière que Krembégi, c’est parce qu’il cherche à rester un homme sans satisfaire aux exigences de la masculinité. À l’inverse, Krembégi se conforme au rôle féminin socialement prévu pour les hommes inaccomplis comme tels : « Voilà ce qu’a compris et accepté Krembégi : son renoncement radical à ce qu’il est incapable d’être — chasseur — le projette d’emblée du côté des femmes, il est chez lui chez elles, il s’accepte femme » (Clastres 1972 : 238-239, passage en italique dans le texte original).

Ainsi, ces deux textes nous apprennent que celui des deux pané qui est le mieux accepté est celui qui se montre le plus conforme aux normes de la féminité et donc, plus largement, aux normes de genre dominantes. Mais ce n’est pas son seul trait : Krembégi est aussi, selon Clastres, celui qui est considéré comme « sodomite ». Car à l’évidence, il ne s’agit pas seulement d’une question de genre, mais aussi de sexualité, puisque selon le récit de l’anthropologue, « s’accepter femme » suppose notamment d’entretenir des relations sexuelles avec des hommes.

Un kyrypy-meno (anus-faire l’amour)

Dès la première occurrence du nom de Krembégi, Clastres le présente comme « sodomite » (Clastres 1966 : 18). Le terme pourrait sembler spécifique, mais il n’est pas spécialement choisi : dans le même paragraphe, tous les synonymes possibles sont également employés, Clastres utilisant les termes sodomite, pédéraste, homosexuel et inverti de manière interchangeable. Mais en même temps, il porte à notre connaissance un terme local : pour les Guayaki, Krembégi était un « kyrypy-meno (anus-faire l’amour) » (Clastres 1966 : 18).

Cette information est capitale. Parmi les données qu’il présente, Clastres fait état de deux catégories locales permettant de désigner les deux individus dont il analyse la position : « pané » (qui concerne les deux) et « kyrypy-meno (anus-faire l’amour) » (qui n’en concerne qu’un). Notons tout d’abord qu’aucune des deux catégories ne désigne en premier lieu le genre, même si elles s’y rapportent l’une et l’autre de manières différentes. À suivre l’auteur, nous sommes donc dans un contexte où n’existe aucune catégorie d’inversion de genre faisant l’objet d’un vocable spécifique tel qu’il peut s’en trouver ailleurs. Ensuite, la catégorie « kyrypy-meno (anus-faire l’amour) », à laquelle seul Krembégi est assimilé, désigne non pas une orientation sexuelle, mais une pratique sexuelle, à savoir la sodomie réceptive (car on croit comprendre qu’elle ne concerne pas les hommes occupant la position insertive). Si Krembégi est simplement catégorisé dans son groupe comme pratiquant la sodomie réceptive, Clastres commet sans doute une erreur en considérant comme synonymes l’expression kyrypy-meno et tous les mots renvoyant à la notion d’homosexualité, puisque Krembégi est incorporé au monde des femmes ; seul « sodomite » semble acceptable comme traduction.

Sur ces questions, le chapitre « Vie et mort d’un pédéraste » comporte un contenu proche de celui de « L’arc et le panier », mais il apporte de nouveaux éléments d’un grand intérêt, notamment sur la vie sexuelle de Krembégi. L’auteur précise d’abord, au passage, que ce dernier vit intégré à un foyer où son statut conjugal n’est pas totalement clair :

[Krembégi] partage l’abri d’une famille et y est bien reçu. La question de la cuisine ne se pose pas pour lui, puisqu’il aide la femme dans les divers travaux ménagers de la vie quotidienne. On le croirait presque co-épouse de l’homme qui l’héberge.

Clastres 1972 : 236

Ensuite, et surtout, Clastres donne de plus amples informations sur les partenaires sexuels de Krembégi. Dans « L’arc et le panier », il écrivait : « De temps à autre, certains chasseurs faisaient de lui leur partenaire sexuel, manifestant en ces jeux érotiques plus de paillardise — semble-t-il — que de perversion » (Clastres 1966 : 18). Dans « Vie et mort d’un pédéraste », il explique plus précisément la logique de ces relations :

Des partenaires, il en a. Mais pas beaucoup, et pas ceux qu’on aurait pu croire. […] [L]es relations homosexuelles ne se nouent pas anarchiquement, une logique rigoureuse préside à leur établissement. […] La loi majeure à quoi se mesurent toutes les sociétés, c’est la prohibition de l’inceste. Krembégi, parce qu’il est kyrypy-meno, se trouve à l’extérieur de cet ordre social. On voit alors s’accomplir jusqu’à son terme la fin logique du système social, ou, ce qui revient au même, la logique de son renversement : les partenaires de Krembégi sont ses propres frères. « Picha kybai (sous-entendu kyrypy-meno) menoiä : un homme kyrypy-meno ne fait pas l’amour avec ses alliés. » Injonction exactement contraire à celle qui régit les relations entre hommes et femmes. […] Voilà pourquoi les partenaires de Krembégi sont peu nombreux. Certes, de temps en temps, un homme sans lien de parenté avec lui sollicite ses faveurs […]. Mais c’est rare et ces choses sortent, si l’on peut dire, rarement de la famille.

Clastres 1972 : 241-242, passages en italique dans le texte original

Ainsi, la sexualité de Krembégi se limiterait à son groupe de parenté, à l’exact opposé de la situation des femmes. Ce n’est peut-être pas la donnée de Clastres à laquelle on peut accorder le plus de crédit, sachant que ce fait ne semble documenté dans aucune société voisine et que l’on sait en revanche que les rapports homoérotiques prennent souvent place entre beaux-frères (potentiels) en Amazonie (Lévi-Strauss 1948 ; Murray 1987b ; Erikson 2017). Toutefois, cette information nous incite à considérer que l’assimilation de Krembégi au monde féminin est sans doute relative et que la catégorie à laquelle il est assigné déborde peut-être la simple pratique sexuelle pour prendre en compte le fait qu’il est né biologiquement homme.

Mais cela n’est pas tout. Krembégi est aussi raillé par la tribu voisine. En effet, l’enquête réalisée par Clastres porte sur plusieurs unités sociales. Elle se concentre en particulier sur deux groupes rivaux : les Aché Gatu (« Guayaki bons », selon leurs propres termes) et les Iröiangi (« Étrangers ») auxquels appartiennent Chachubutawachugi et Krembégi. Au sujet de ce dernier, une différence de jugement sépare nettement les Aché Gatu et les Iröiangi :

Les gens de sa tribu admettent le fait comme une issue normale, même s’ils se sentent un peu gênés. Mais c’est à cause des Aché Gatu qui sont, eux, nettement réprobateurs : « Chez nous, pas de kyrypy-meno ! Il faut être Iröiangi pour ça ! » Mais tout le monde est d’accord : si Krembégi est ce qu’il est, il le doit au pané. Les Aché Gatu ne le méprisent pas personnellement. Pour eux, c’est plutôt comique, cette idée qu’un homme puisse accepter les hommages d’un autre en lui offrant son kyrypy. Ils en rient entre eux, mais voient là surtout une preuve de plus de leur propre supériorité sur les Étrangers.

Clastres 1972 : 240, mots en italique dans le texte original

La réprobation affichée par les Aché Gatu fournit un double enseignement. La figure à laquelle répond Krembégi n’est donc pas présente plus largement dans la région sous la forme d’une institution socialement reconnue, qui serait comparable au « berdache » chez les Natifs américains, par exemple. En même temps, elle est clairement identifiée comme une forme de dérogation à la masculinité autant que comme répondant à une pratique sexuelle spécifique, laissant penser que cette double dimension de l’inversion de genre et de la sexualité anale produit la formation d’une catégorie sociale relativement consistante, en partie distincte de celle des femmes.

Dans le récit du décès de Krembégi livré par Clastres, un dernier élément renforce le trouble et incite à penser que la catégorie locale à laquelle il est associé répond à une définition qui, partant d’une pratique sexuelle, ne s’y limite sans doute pas, mais la déborde quelque peu pour dessiner les contours d’une figure sociale spécifique dont est aussi prévu le sort post-mortem : « On sait que Krembégi va vivre maintenant converti en oiseau jakuchä, forme dernière des pédérastes » (Clastres 1972 : 247-248, mot en italique dans le texte original).

Un regard orienté ?

Le peu d’égard accordé aux textes de Clastres dans le domaine des études sur le genre et la sexualité est peut-être dû à l’allure parfois orientée des analyses qu’ils contiennent, en raison notamment de l’usage de termes ou d’expressions qui semblent manquer de neutralité, par exemple lorsqu’il oppose « paillardise » et « perversion » au sujet des pratiques sexuelles entretenues par certains chasseurs avec Krembégi.

L’article « Sodomy in the New World: Anthropologies Old and New » (Goldberg 1991, 1993), qui est l’un des rares à se pencher sur la question, ne tarit pas de critiques. Il est inclus à un numéro de revue republié deux ans plus tard sous la forme d’un ouvrage qui deviendra l’un des piliers de la théorie queer. Jonathan Goldberg y passe en revue certains écrits anthropologiques, dont « L’arc et le panier » auquel il lance plusieurs diatribes, pas toujours claires ni fondées, et parfois même contradictoires. Il formule d’abord une critique sur la façon dont Clastres présente la répartition des rôles de genre, qui n’est pas sans rappeler celle de Michard et Ribery (en ce qu’il reproche à l’auteur non pas tant de décrire un modèle que de le produire par la lecture qu’il en fait), mais qui porte surtout sur la valorisation d’un schéma trop fortement binaire. Il utilise le terme hétérosexisme pour désigner la rigidité de cette répartition des rôles — alors que ce terme est plutôt censé désigner la valorisation du modèle hétérosexuel. De plus, Goldberg n’hésite pas à reprocher à Clastres ses « interprétations homophobes et ignorantes » (Goldberg 1991 : 53) (après sa « misogynie »), pour avoir accolé à Krembégi des étiquettes anachroniques et infamantes (aspect que nous venons de critiquer tout en relativisant), puis surtout pour avoir présenté sa situation comme trop idyllique alors que son acceptation ne serait qu’illusoire[3].

Dans « L’arc et le panier », l’expression qui donne sans doute la plus mauvaise impression est celle — citée plus haut — de pédéraste incompréhensible (Clastres 1966 : 18). Pourquoi donc accoler ces deux mots ? Ce qui apparaît comme un jugement de valeur sans appel traduit plutôt peut-être le goût pour la littérature de Clastres, qui transparaît au travers de son propre style — particulièrement soigné —, puisque l’expression renvoie en fait à une célèbre phrase des Chants de Maldoror de Lautréamont (1969 [1869] : 209) : « O pédérastes incompréhensibles, ce n’est pas moi qui lancerai des injures à votre grande dégradation ; ce n’est pas moi qui viendrai jeter le mépris sur votre anus infundibuliforme. » Bien entendu, la citation est à comprendre avec tout le second degré qui façonne le texte, lui-même d’ailleurs librement inspiré d’écrits médicaux ; on sait que Lautréamont a repris des passages d’Ambroise Tardieu et il semble clairement, dans le cas présent, avoir adapté celui-ci : « Je ne prétends pas faire comprendre ce qui est incompréhensible et pénétrer les causes de la pédérastie » (Tardieu 1859 [1857] : 133). Selon certaines analyses, Lautréamont aurait été lui-même homosexuel (Saliou 2019), ce qui peut aider à mieux saisir l’esprit de ses écrits. Le détachement critique que suppose la curieuse expression s’affirme encore sous la plume de l’auteur et militant homosexuel français Guy Hocquenghem, qui l’a utilisée plus tard comme titre d’un texte paru dans une revue d’obédience marxiste : « Aux pédérastes incompréhensibles » (Hocquenghem 1972).

Au-delà de l’impression désagréable qui se dégage de la lecture de ces expressions ou termes pouvant paraître péjoratifs et stigmatisants (si l’on fait abstraction du contexte), il reste possible d’envisager les textes de Clastres très différemment, en prenant au sérieux leurs apports, dont la mise au jour des relations étroites qu’entretiennent les constructions sociales du genre et de la sexualité.

L’articulation entre genre et sexualité

Incontestablement, les prénotions de Clastres ont influé sur sa lecture de la diversité de genre et de sexualité chez les Guayaki, à l’instar d’autres anthropologues tels que George Devereux (Herdt 1991) ou Edward E. Evans-Pritchard (Broqua 2012). Ces auteurs ont été critiqués pour interpréter au prisme de leur vision de l’homosexualité, les formes d’inversion de genre qui y étaient étrangères dans certaines sociétés, puisqu’ils ont catégorisé comme homosexuelles des personnes ou des actes dans des contextes où ce concept n’existait pas. À l’époque de Devereux, il était d’autant plus tentant d’analyser les figures de la diversité de genre chez les Natifs américains à travers le prisme de l’homosexualité que celle-ci était alors considérée dans les pays européens comme « inversion sexuelle » ou comme « troisième sexe ». Mais l’approche constructionniste nous a appris depuis que les sociétés non occidentales qui ne connaissaient pas le « rôle homosexuel » (McIntosh 1968) n’avaient donc pas de raison de lire les formes d’inversion de genre à travers lui.

S’il est parfois impropre d’utiliser les taxonomies absentes des contextes étudiés, il reste possible de considérer que s’articulent souvent genre et sexualité dans les formes de la diversité de genre, impliquant la nécessité de penser cette articulation (Broqua et Eboko 2009), en dépit des longues réticences en la matière (Clair 2013). Sur ce sujet, la littérature montre qu’il existe une grande variété de modèles. Dans le cas des Azandé du Soudan (Evans-Pritchard 1970), l’inversion de genre est institutionnalisée et concerne tous les guerriers, mais elle est transitoire ; elle va de pair avec l’adoption de pratiques et d’unions « homosexuelles », qui en seraient même la principale justification selon l’auteur. Dans d’autres cas, nombreux, il existe une catégorie minoritaire, mais instituée, pour laquelle des mariages avec des individus de même sexe biologique peuvent exister ; l’un des exemples les plus connus est celui du « berdache » natif américain, au sujet duquel une vaste étude en français a d’ailleurs été publiée dans une revue animée entre autres par Clastres (Désy 1978). Mais parfois, les figures d’inversion de genre ne renvoient à aucune pratique « homosexuelle » connue, comme ce fut longtemps le cas du góor-jigéen au Sénégal (Broqua 2017). La forte imbrication du genre et de la sexualité a conduit certains auteurs à ranger certaines figures de la diversité de genre dans la catégorie de l’homosexualité « basée sur une différenciation genrée », c’est-à-dire entre partenaires de même sexe biologique, mais de genres différents (Adam 1985 ; Greenberg 1988 ; Murray 2000).

Le cas de Krembégi étudié par Clastres chez les Guayaki renvoie aux catégories d’inversion de genre qui existent dans de nombreuses sociétés et qui interrogent la place accordée aux figures de la diversité de genre, ainsi que la sexualité des individus concernés. Analysant les données de l’article « L’arc et le panier », Peter Fry et Edward MacRae (1983) considèrent que chez les Guayaki, comme dans d’autres sociétés où existent des formes équivalentes d’inversion de genre, toutes les relations sexuelles sont « hétérosexuelles ». Étant donné l’assimilation de Krembégi au genre féminin, sa sexualité est considérée comme normale. Clastres le catégorise pourtant comme « pédéraste ». Mais il aborde cette question à travers celle du genre. Krembégi est d’abord un pané qui a rejoint le monde des femmes. En même temps, « Krembégi est un kyrypy-meno, un anus-faire l’amour, un pédéraste » (Clastres 1972 : 240). On remarque la difficulté de Clastres à penser cette articulation, et notamment à résoudre la question de savoir si la sexualité découle du genre ou si l’orientation sexuelle, contribue à façonner le genre :

Krembégi était homosexuel parce qu’il était pané. Peut-être aussi sa malchance à la chasse provenait-elle de ce qu’il fût, antérieurement, un inverti inconscient. En tout cas, les confidences de ses compagnons révélaient que son homosexualité était devenue officielle, c’est-à-dire socialement reconnue, lorsqu’était apparue évidente son incapacité à se servir d’un arc : pour les Guayaki eux-mêmes, il était un kyrypy-meno (anus-faire l’amour) parce qu’il était pané.

Clastres 1966 : 18, mots en italique dans le texte original

Ce passage est très intéressant, car il pose la question du lien de causalité entre constructions du genre et de la sexualité. Clastres ne tranche pas : il dit d’abord que la malchance à la chasse a précédé l’homosexualité, puis qu’une homosexualité « inconsciente » a peut-être causé la malchance à la chasse, puis que les Guayaki avaient commencé à considérer Krembégi comme homosexuel après le constat de son incapacité à chasser, penchant donc finalement, en rapportant la lecture qu’il prête aux Guayaki, pour l’interprétation selon laquelle son genre a contribué à construire sa sexualité — ce qui s’entend encore dans cet extrait déjà cité : « celui-ci avait trouvé, par le moyen de son homosexualité, le topos à quoi le destinait logiquement son incapacité à occuper l’espace des hommes » (Clastres 1966 : 19, mot en italique dans le texte original).

En dépit de leur proximité thématique, une différence importante sépare les textes de Clastres de la plupart de ceux d’autres anthropologues ayant étudié la diversité de genre et de sexualité : il s’en tient à analyser la situation de deux individus. De surcroît, il insiste sur la différence entre les deux. Alors qu’il lui est souvent reproché une généralisation abusive sur les principaux thèmes qu’il a traités, sur la diversité de genre et de sexualité, il ne généralise pas, mais se limite à l’examen de deux cas — les seuls qu’il semble avoir rencontrés sur son terrain. Et il les utilise pour nourrir une analyse générale des rapports de genre et non des minorités sexuelles. Sa perspective est donc distincte de celles qui ont étudié l’homosexualité ou la diversité de genre en premier lieu : Clastres ne décrit pas de grande catégorie telle que « l’homosexualité institutionnalisée », « l’homosexualité ritualisée », le « troisième sexe (ou genre) », etc. C’est ce qui lui permet de rester attentif à la possibilité de plusieurs positions en cas d’inversion de genre. Certes, il affirme de manière relativement péremptoire que le fait de ne pas parvenir à se réaliser comme chasseur fait perdre le statut d’homme et transforme « métaphoriquement » en femme (Clastres 1966 : 17). Mais avec l’étude des deux cas, il montre que bien que devenus femmes l’un et l’autre, ils ne se conforment pas de la même façon à ce statut « métaphorique ». Cela permet de comprendre qu’il existe des normes dominantes, mais aussi différentes façons de s’y plier, ou non. Et bien que l’on observe leur poids sur les positions des deux hommes déchus, on perçoit aussi toute l’importance de la singularité des individus qui conservent malgré tout une marge de manoeuvre. En s’intéressant avant tout à des cas individuels qui prennent sens par rapport aux significations locales du genre et de la sexualité sans pour autant être rapportés à une catégorie instituée, Clastres réussit à contourner (sans le savoir) l’inconvénient majeur de la description de telles catégories, qui traduit parfois un biais ethnologique conduisant à réifier et à figer les identités.

Par ailleurs, l’étude indique que le stigmate ne vient pas du statut de pané/non-homme lui-même, mais du fait de mal se conformer au rôle de genre féminin auquel semble contraindre la malchance à la chasse — à l’inverse du statut d’homosexuel dans les sociétés occidentales, qui est stigmatisé en tant que tel, et où ce sont l’efféminement des hommes et la masculinité des femmes qui sont le moins bien admis. Il est amusant de constater que des deux individus, c’est celui qui a des relations sexuelles avec des hommes qui est le mieux accepté, et sans doute Clastres a-t-il pris un malin plaisir à montrer que des sociétés éloignées de la nôtre ne réservaient pas le même statut aux « homosexuels », ce qui était et sera au fond l’un des principaux apports de l’anthropologie de l’« homosexualité » dans les pays non occidentaux. Cela rend d’autant moins compréhensibles certaines des critiques qu’il a reçues, sachant qu’il ne minimise en rien l’existence de la réprobation ou du mépris, mais en les situant chez le groupe voisin, ce qui permet de comprendre qu’il existe une instrumentalisation des questions de genre et de sexualité pour nourrir des affrontements (entre les deux tribus) qui les dépassent — occasion là encore de faire apparaître une forme de diversité, d’un groupe à l’autre cette fois.

Cette perspective présente toutefois l’inconvénient de laisser dans l’ombre certaines questions. La pratique d’inversion de genre n’est pas historicisée et rien n’est dit de son éventuelle répression ou de celle de la sodomie par les acteurs de la colonisation, ni de leur effet possible sur la façon dont sont considérées ces pratiques par certains groupes. On ne sait pas non plus si le profil de Krembégi renvoie plus largement à une catégorie instituée ou s’il s’agit d’une exception (même si sa stigmatisation par les Aché Gatu nous a permis de supposer l’absence d’une catégorie d’inversion de genre largement reconnue dans la région). On sait néanmoins que quelques siècles plus tôt, les missionnaires jésuites avaient combattu l’inversion de genre et les pratiques homosexuelles au Paraguay (Baptista 2021) et l’on peut imaginer que cela ne fut pas sans effet sur les conceptions locales à l’oeuvre dans les époques ultérieures.

Des rapports sans pouvoir ?

Une autre limite apparaît, et non des moindres : Clastres semble ne pas saisir toutes les implications des logiques qu’il relate concernant les enjeux de pouvoir. Dans un entretien publié en 1974, il affirme que la situation des « pédérastes » et celle des femmes ne sont pas marquées par des rapports de pouvoir au sens où il entend cette notion :

Question : Dans la « Chronique des Indiens Guayaki », par exemple, tu as pris le cas de deux pédérastes, il y en a un qui s’adapte aux normes et l’autre non. Quelle sorte de pouvoir s’exerce sur lui pour lui faire sentir que sa position est anormale ?

Réponse : Là on est loin, on s’écarte. […] [J]e ne sais pas si on peut parler en termes de pouvoir. En tous cas, ce n’est pas un pouvoir au sens où on en a parlé jusqu’à présent, un pouvoir de nature politique. […] Ce sont des normes soutenues par la société entière, ce ne sont pas des normes imposées par un groupe particulier à l’ensemble de la société. […] Ce n’est pas une question de pouvoir. D’ailleurs pouvoir de qui ? Sur qui ? C’est le pouvoir de la société prise comme un tout unitaire, puisqu’elle n’est pas divisée, c’est le pouvoir de la société comme un tout sur les individus qui la composent. Et ces normes, comment sont-elles apprises, acquises, intériorisées ? Par la vie, l’éducation des enfants, etc. On n’est pas dans le champ du pouvoir. De la même manière que le « pouvoir » d’un père sur ses enfants, dans la société primitive, ou d’un mari sur sa femme, ou s’il en a plusieurs sur ses femmes, n’a rien à voir avec cette relation de pouvoir que je place comme essence de l’État, de la machine étatique.

Clastres 2011 [1974] : 18-19

La position de Clastres est claire et ne manque pas de cohérence. Pour lui, le pouvoir n’existe que sous la forme coercitive de l’État. Les rapports sociaux hiérarchisés ou inégalitaires n’en relèvent donc pas. Clastres a volontairement ignoré les relations de pouvoir qui traversent tout le tissu social pour se limiter au rapport entre gouvernants et gouvernés. Ce faisant, il se trouve et nous laisse bien démunis pour comprendre la façon dont s’appliquent les normes sociales sur les individus ou classes d’individus, alors que les effets de ces normes en matière de genre et de sexualité sont pourtant des plus visibles, permettant difficilement de souscrire à l’idée d’une « société libre ».

On ne peut s’empêcher de se référer ici à Michel Foucault, dont les analyses du pouvoir l’appréhendent moins dans sa dimension verticale et concentrée que dans une acception relationnelle qui suppose son omniprésence et en corollaire, celle de mécanismes de résistance. Bien sûr, ses analyses sont enracinées dans l’histoire et le contexte occidentaux, mais ne pourrait-on pas y voir une application possible à propos des situations étudiées par Clastres — qui adopte une perspective opposée ?

Foucault a pourtant exprimé son intérêt pour les écrits de Clastres — l’un des rares anthropologues de son époque qu’il cite — suite à la parution de La société contre l’État, d’abord dans l’un de ses cours au Collège de France en 1975 :

Vous savez que les ethnologues — je pense en particulier aux très belles analyses que Clastres vient de publier — ont bien repéré ce phénomène par lequel celui à qui l’on donne un pouvoir est en même temps, à travers un certain nombre de rites et de cérémonies, ridiculisé ou rendu abject, ou montré sous un jour défavorable. S’agit-il, dans les sociétés archaïques ou primitives, d’un rituel pour limiter les effets du pouvoir ? Peut-être. Mais je dirais que, si ce sont bien ces rituels que l’on retrouve dans nos sociétés, ils ont une tout autre fonction.

Foucault 1999 : 13

Dans cet extrait, Foucault dit avoir apprécié les « belles analyses » de Clastres tout en prenant poliment le contrepied de ses interprétations. Dans une communication prononcée en 1976, on perçoit mieux l’intérêt qu’il accorde aux écrits de l’anthropologue, apparemment par contraste avec les analyses du pouvoir chez les sociologues ou les ethnologues des générations précédentes :

Nous faisons donc toujours, pour notre société, une sociologie juridique du pouvoir, et, quand nous étudions des sociétés différentes des nôtres, nous faisons une ethnologie qui est essentiellement une ethnologie de la règle, une ethnologie de la prohibition. […] Et il a fallu attendre les années plus récentes pour voir apparaître des nouveaux points de vue sur le pouvoir, soit un point de vue strictement marxiste ou soit un point de vue plus éloigné du marxisme classique. De toute façon, nous voyons à partir de là apparaître, avec les travaux de Clastres, par exemple, toute une nouvelle conception du pouvoir comme technologie, qui essaie de s’émanciper du primat, de ce privilège de la règle et de la prohibition qui, au fond, avait régné sur l’ethnologie depuis Durkheim jusqu’à Lévi-Strauss.

Foucault 1994 : 184

Le propos n’est pas très développé, mais il est éclairant, même s’il n’explicite pas en quoi Clastres conçoit le « pouvoir comme technologie ». Cela permet à Marc Abélès (2008) de proposer une interprétation sur l’affinité affichée tout en s’interrogeant sur une possible divergence :

On peut conjecturer que ce qui intéressait [Foucault] dans l’oeuvre de Clastres, c’était l’idée qu’il puisse exister des sociétés différentes des nôtres, ne s’accommodant pas du pouvoir dans sa dimension coercitive. Lorsque Foucault voit chez Clastres émerger une notion du pouvoir comme technologie, on peut toutefois se demander si cet anthropologue qui souligne sans cesse la négativité de toute force coercitive, considère comme le philosophe que le pouvoir possède une positivité.

Ibid. : 109-110

Cette conférence de 1976 n’a pas été publiée en France du vivant de l’auteur et Abélès indique qu’« aucun débat ne s’est vraiment engagé entre Foucault et les anthropologues autour des questions qu’il avait soulevées » (ibid. : 110). Plus largement, il souligne un paradoxe :

[A]u moment même où paraissaient les grands textes de Foucault, les anthropologues français (Georges Balandier, Michel Izard, Pierre Clastres, Marc Augé, Emmanuel Terray, Maurice Godelier, etc.) se passionnaient pour la question du pouvoir. Mais on ne trouve à l’époque nulle esquisse de dialogue, voire de controverse, avec l’auteur de La Volonté de savoir.

Ibid. : 113

Cela n’empêche pas Jean-François Bert (2007) de diagnostiquer une proximité entre la pensée de Foucault et celle de Clastres sur la question du pouvoir, et en particulier sur la guerre : Clastres y voit une pratique permettant d’éviter la création de l’État, tandis que Foucault considère qu’aucune société ne saurait se constituer sans guerre.

Il reste que l’on peut difficilement souscrire à l’idée que les contraintes pesant sur les relations entre hommes et femmes et sur les figures possibles d’inversion de genre chez les Guayaki ne relèveraient pas de formes de pouvoir. Dans un ouvrage collectif publié deux ans après la mort de Clastres, où fusent les critiques, Jean Bazin (1979), qui lui reproche son « anti-ethnocentrisme » (« ou ethnocentrisme inversé ») et sa contribution au mythe du « bon sauvage », revient sur cette lacune en suggérant que l’absence de recours à la force n’est pas absence de pouvoir, mais peut-être seulement absence de résistance :

Plus un [ordre social] apparaît aux acteurs comme allant de soi, comme le seul possible et le seul pensable, moins il est nécessaire de recourir à la contrainte pour le perpétuer. Plus le système d’assignation des agents à des positions d’inégal statut peut sembler s’étayer sur des différences « naturelles » (sexe, âge, race, naissance) et moins s’impose le besoin d’une contrainte directe massive et permanente.

Bazin 1979 : 210

À cette naturalité apparente de l’ordre social fait écho l’effort de Clastres pour présenter les activités respectives des hommes et des femmes comme « deux champs nettement séparés et, comme partout, complémentaires » (Clastres 1966 : 14), ce qui suggère une absence de hiérarchie dans les rapports de genre. Mais « cette complémentarité ne signifie pas égalité » (Terray 1989 : 12). La division sexuelle de la société Guayaki correspond en fait à un système inégalitaire entre les hommes et les femmes, révélé notamment par l’absence de symétrie et de réciprocité. La prépondérance du masculin fait des hommes les gardiens de l’ordre qui dicte sa place à chaque sexe, mais aussi la place qu’il reste possible d’occuper aux personnes ne pouvant ou ne souhaitant pas satisfaire aux normes dominantes de la masculinité (puisqu’aucun cas équivalent n’est décrit pour l’autre genre). En dépit des différences de position entre les deux individus concernés (Chachubutawachugi et Krembégi), cette place s’avère relativement étroite et plutôt qu’elle ne permet de penser l’existence d’un continuum où différents rôles de genre seraient possibles, elle montre que les figures de la diversité de genre et de sexualité valident en fait l’hégémonie d’un modèle reposant sur une pensée fortement binaire et une stricte division sexuelle de la vie sociale.

Conclusion

Face à des textes anciens sur l’inversion de genre et les pratiques sexuelles entre personnes de même sexe biologique tels que ceux de Clastres, on peut chercher à souligner ce qu’ils doivent aux prénotions de l’auteur, mais on peut aussi s’attacher à montrer leurs apports empiriques ou analytiques. Dans cet article, j’ai voulu combiner les deux démarches, en priorisant toutefois la seconde.

On insiste parfois sur la distinction qui doit être faite entre des figures d’inversion de genre et des formes relevant davantage de l’orientation sexuelle. Mais dans le domaine de la recherche anthropologique, il faut prendre au sérieux les matériaux ethnographiques qui suggèrent une autre compréhension, et admettre que les sociétés construisent souvent des catégories sociales (catégories de pensée ou identitaires) qui articulent les deux dimensions du genre et de la sexualité.

Ainsi, les deux textes de Clastres nous apprennent qu’il existe chez les Guayaki, d’une part, une forme d’inversion de genre (avec plusieurs voies d’accomplissement possibles, mais inégalement acceptées) et, d’autre part, une catégorisation locale selon la pratique sexuelle (sodomie réceptive), indissociable du rôle de genre. Ce faisant, Clastres nous offre avant bien d’autres auteures et auteurs quelques connaissances générales et fondamentales, presque devenues des évidences aujourd’hui, mais sans doute bonnes à rappeler pour finir.

Dans toutes les sociétés, les expressions de genre (majoritaires ou minoritaires) sont régies par des normes sociales qui, entre les pôles du masculin et du féminin, prévoient souvent des formes intermédiaires dont les caractéristiques et la reconnaissance varient selon la spécificité des contextes. Ainsi retrouve-t-on aux quatre coins du monde des figures d’inversion de genre qui sont généralement en même temps des formes d’agencement entre genre et sexualité. En outre, les positionnements vis-à-vis de ces normes et catégories varient selon les individus qui, se situant entre conformation et résistance, peuvent aussi les faire évoluer et changer. Toutefois, les marges de manoeuvre sont limitées et dans bien des sociétés, plutôt qu’elles ne révèlent une fluidité du genre où toutes les créations seraient possibles, les figures d’inversion de genre entérinent la division sexuelle et la binarité du genre, comme cela apparaît clairement chez les Guayaki tels que dépeints par Clastres.