Abstracts
Résumé
La présente contribution s’intéresse à la trajectoire de Khookha, une técha tunisienne, qui représente une figure de la marge en raison de son orientation sexuelle et de son expression de genre. Sur la base d’un corpus de trois entretiens, le récit de vie de Khookha renseigne sur une trajectoire marquée par une fluidité dans la définition de soi et la diversité de ses positionnements, d’abord en tant que gay avec une expression de genre féminine, puis en tant que femme peu conforme au modèle de féminité socialement valorisée. Malgré les diverses formes de discrimination expérimentées par Khookha, aussi bien dans le milieu familial que dans l’espace social, une sensibilité aux questions du féminisme et des inégalités des genres lui permet de développer son agentivité qui vise la déconstruction des normes de genre et du modèle de la féminité.
Mots-clés :
- Lachheb,
- genre,
- diversité sexuelle,
- non binaire,
- homosexualité,
- trans,
- Tunisie
Abstract
The present contribution focuses on the trajectory of Khookha, a Tunisian techa, who represents a figure of the margin because of his sexual orientation and gender expression. Based on a corpus of three interviews, Khookha’s life story informs on a trajectory marked by fluidity in self-definition and the diversity of his positionings, first as a gay man with a feminine gender expression, then as a woman who does not conform to the socially valued model of femininity. Despite the various forms of discrimination Khookha experiences, both in the family environment and in the social space, a sensitivity to issues of feminism and gender inequality develops her agency, which aims to deconstruct gender norms and the model of valued femininity.
Keywords:
- Lachheb,
- gender,
- sexual diversity,
- non-binary,
- homosexuality,
- trans,
- Tunisia
Resumen
Este artículo examina la trayectoria de Khookha, una techa tunecina que representa una figura marginal por su orientación sexual y su expresión de género. Basada en un corpus de tres entrevistas, la historia de vida de Khookha revela una trayectoria marcada por una fluidez en la autodefinición y la diversidad de sus posicionamientos, primero, como homosexual con una expresión de género femenina, y después, como mujer que no se ajusta al modelo de feminidad socialmente valorada. A pesar de las diversas formas de discriminación que experimenta Khookha, tanto en el entorno familiar como en el espacio social, una sensibilidad hacia las cuestiones feministas y las desigualdades de género desarrolla su agencia, que tiene como objetivo la deconstrucción de las normas de género y del modelo de feminidad.
Palabras clave:
- Lachheb,
- género,
- diversidad sexual,
- no binario,
- homosexualidad,
- trans,
- Túnez
Article body
Les catégories de sexe, de genre et de sexualité sont, en Tunisie comme ailleurs, appréhendées comme des cadres de production de la différenciation entre les hommes et les femmes, le féminin et le masculin, l’hétérosexualité et l’homosexualité. Elles sont définies par des normes et associées à des rôles qui laissent peu de place à la diversité sexuelle et à la reconnaissance de l’altérité (Dorais 2015). Ces catégories sont, en effet, considérées comme étant exclusives et fondent un système dichotomique qui normalise les corps et les identités en traçant les limites du possible. En tant que telles, elles agissent comme un cadre d’exclusion pour les personnes qui s’écartent de l’ordre des genres et des sexualités qu’elles produisent (Clair 2012). Pourtant, des figures de la non-conformité entre le sexe assigné, l’orientation sexuelle et le genre existent encore dans différentes sociétés contemporaines et demeurent souvent stigmatisées. Les góor-jigéen au Sénégal (Broqua 2017) ou encore les hijras en Inde (Mount 2020) constituent des portraits typiques des personnes dont les configurations genrées s’opposent au modèle canonique de la binarité. Ils attestent de la complexité de la « fabrique » des identités sexuelles et des enchevêtrements possibles entre orientation sexuelle, genre et sexualité. Dans cette perspective, Nicole-Claude Mathieu (1991) propose des modes de conceptualisation du rapport entre sexe et genre qui permettent de penser les liens entre genre et sexualité. Elle montre ainsi que la production des différentes catégories, bien ancrée dans leurs contextes, demeure inachevée et leur modification reste envisageable par les acteurs et actrices. L’étude d’Emmanuel Beaubatie (2019a) révèle, pour sa part, que l’orientation sexuelle, la sexualité et l’identité de genre sont fortement interdépendantes et reflètent des formes de mobilité identitaires avérées.
La présente contribution s’intéresse à la trajectoire de Khookha, une técha tunisienne, dont le parcours est marqué par une certaine fluidité dans la définition de soi et la diversité de ses positionnements. Técha (ou tchich au pluriel) est un terme du dialecte tunisien dont font usage les personnes LGBT+ pour s’autodéfinir. Elles l’utilisent pour contourner le langage péjoratif dominant en langue arabe qui qualifie la diversité sexuelle de chouthouth jinsi, c’est-à-dire de déviance sexuelle. À l’instar du vocable queer, le terme técha correspond initialement à une injure. Il est utilisé selon la logique du retournement du stigmate et est revendiqué pour signifier l’appartenance à une communauté.
L’objectif de l’étude est de montrer quelles peuvent être les étapes de fabrique de l’identité d’une figure de la diversité de genre en accordant pour ce faire la parole à Khookha, qui a occupé successivement plusieurs positions minoritaires en raison de son orientation sexuelle et de son identité de genre. Sa trajectoire constitue, à ce titre, l’illustration d’une construction identitaire évolutive, fondée sur l’enchevêtrement entre la sexualité et le genre. Selon une approche socioanthropologique, il est question de mettre en évidence les moments forts de définition de soi adoptée par Khookha et les fondements des déplacements dans la trajectoire identitaire. Cette dernière se fait et se défait dans le cadre de la relation à autrui (Hérault 2011) et se caractérise par une succession de positions qui s’inscrivent dans un « espace social du genre » (Beaubatie 2019b). Par ailleurs, si les formes de domination expérimentées par Khookha attestent de l’hostilité du contexte, elles révèlent aussi une forme de résistance qui se traduit par un pouvoir d’agir et qui témoigne de la construction d’une subjectivité dissidente.
La gouvernance des sexualités minoritaires en Tunisie
Le débat sur les droits et les libertés individuelles en Tunisie relève, depuis les soulèvements sociaux de janvier 2011, de l’actualité politique et sociale. La question homosexuelle est au coeur des controverses et des mobilisations pour la reconnaissance du droit à la différence (Kréfa 2019)[1]. En revanche, la question trans est passée sous silence et demeure aujourd’hui peu débattue.
Les sexualités en Tunisie restent gouvernées par un dispositif politique, juridique et socioculturel qui légitime le modèle hétérosexuel. D’abord, les versets coraniques qui concernent le peuple de Loth sont constamment invoqués pour justifier le caractère illicite des pratiques sexuelles différentes (Lachheb 2018). L’étude de Dorra Ben Alaya (2011 : 96) sur les représentations des gays en Tunisie révèle que l’homosexualité renvoie principalement à « une rébellion contre le divin ». La religion apparaît ainsi comme une dimension centrale qui justifie l’hostilité à l’égard de l’homosexualité, puisqu’elle constitue le noyau dur de l’ordre socioculturel. Aussi, l’analyse de Hamadi Redissi et Slah Eddine Ben Abid (2013) du cas d’une personne trans tunisienne montre que la toile de fond des décisions de justice fait systématiquement recours au Fiqh (droit musulman). Dans ce cas, la religion devient « nature » et agit incontestablement en filigrane dans les décisions judiciaires. Ce faisant, les jeunes LGBT+ procèdent à des lectures individualisées du Coran pour concilier islam et pratiques sexuelles perçues comme illicites (Lachheb et Hamdi 2022).
À côté de la dimension religieuse, les sexualités minoritaires sont réglementées par un cadre juridique particulièrement répressif (Ferchichi 2016). L’homosexualité est la seule catégorie juridiquement reconnue et l’article 230 du Code pénal pénalise les actes de « sodomie » et de « lesbianisme » par une peine allant jusqu’à trois ans de prison ferme. Les articles 226 et 226 bis sont largement utilisés pour condamner « l’outrage public à la pudeur » et « l’atteinte aux bonnes moeurs » sur la base de jugements souvent subjectifs. Ainsi, les personnes gays et lesbiennes, considérées comme « déviantes », tentent de contourner le contrôle des sexualités et la contrainte juridique par la dissimulation de leur orientation sexuelle et le choix souvent contraignant de la posture du placard (Lachheb 2018).
La situation des personnes trans semble plus complexe. Selon l’analyse juridique de Habib Nouisser, la loi tunisienne ne reconnaît que deux catégories de sexe, homme et femme. Elle reste entièrement silencieuse sur les cas de changement de sexe/genre et fait que le législateur condamne les personnes qui adhèrent au processus de transition « à vivre dans une situation juridique non conforme à la réalité anatomique » (Nouisser 2018 : 10). Aussi, concernant les « affaires » médiatisées de certaines personnes trans, la justice a prononcé un verdict pour changement de sexe et d’état civil en faveur d’une ancienne footballeuse en 2013, et d’un autre homme trans ayant entamé le processus hormonal en Allemagne en 2018. Ces deux cas sont juridiquement validés sur la base d’un dossier médical qui atteste d’un « trouble de l’identité sexuelle ». Par ailleurs, Héla, une personne trans tunisienne « Male to Female » et travailleuse du sexe, est le prototype de l’application des articles 230, 226 et 226 bis. Elle se retrouve à plusieurs reprises recluse pour « indécence » dans la prison des hommes. En effet, la condamnation repose sur l’article 230 qui criminalise les pratiques sexuelles entre personnes de même sexe. Puisqu’elle use de vêtements et d’ornements de corps féminins et que son expression de genre est de tendance féminine, elle est aussi condamnée sur la base des articles 226 et 226 bis, qui renvoient à l’outrage public à la pudeur et aux bonnes moeurs.
Les pratiques sexuelles décalées par rapport à la norme hétérosexuelle en Tunisie sont confrontées aux régulations d’une « matrice hétérosexuelle », adoptée comme grille de lecture du genre et des sexualités (Butler 2009). Toute forme « d’incohérence » rappelle ainsi l’acte de transgression et la nécessité du respect des normes juridiques, mais aussi socioculturelles instituées par les groupes sociaux qui en usent pour « étiqueter » et stigmatiser les personnes qui s’en écartent (Becker 1985). Dans cette perspective, la trajectoire de Khookha est exemplaire pour éclairer le poids des normes et la place de l’agentivité dans la construction de la subjectivité.
La rencontre avec Khookha
Khookha[2] est une personne née en 1987, assignée au sexe masculin à la naissance et qui se définit comme femme au moment de l’enquête, sans avoir subi de transformation chirurgicale. Toutefois, Khookha n’est pas socialement perçue comme femme, mais comme técha. Son expression de genre est en décalage avec son sexe biologique et se décline par un mode de présentation de soi, une façon de parler, de se tenir et de s’habiller, loin de répondre aux attentes sociales.
Khookha est issue d’une famille de la classe moyenne, assez conservatrice, composée de deux frères et d’une soeur, tous mariés et plus âgés qu’elle. Les parents sont divorcés depuis qu’elle a 14 ans. Le père est un adepte du soufisme, il a quitté le domicile familial lorsque Khookha avait 8 ans et cela n’a pas favorisé le développement d’une relation particulière entre eux. Khookha vit avec sa mère, retraitée de la fonction publique, jusqu’à son décès, en 2020. Depuis, Khookha vit seule et détachée de tous les liens familiaux, notamment avec ses frères et sa soeur.
Khookha a fait des études en design et s’est spécialisée dans le graphisme. Encore étudiante, elle a commencé à travailler dans son domaine. Néanmoins, ses sources de revenus actuelles sont variables et instables : performances de drag queen, assistance technique des artistes dans leurs productions, formations au sein des ateliers, écriture et traduction. Étant en continuel désaccord avec ses frères, Khookha essaie de se construire un monde avec des ressources pour le moins dérisoires.
La présente étude s’inscrit dans un projet de recherche entamé en 2014 qui s’intéresse à l’expérience des personnes qui se disent gays, lesbiennes et transgenres en Tunisie. Elle se focalise sur leurs parcours, leurs formes de résistance et leurs modes d’action pour faire face aux discriminations. En tant que chercheuse appartenant à la société étudiée, ma position est celle d’une personne insider. En tant que femme cisgenre hétérosexuelle, ma position est celle d’une personne outsider et étrangère à la communauté LGBT+ tunisienne. Ainsi, ma posture sur le terrain d’enquête est intermédiaire et correspond à celle de partial insider (Marzo et Gomez-Perez 2020), marquée par de nombreuses inquiétudes à cause d’une méconnaissance initiale des codes de la population étudiée. L’accès au terrain a été facilité par des acteurs associatifs et marqué par de multiples négociations avec les personnes rencontrées (Lachheb 2022).
La présente analyse repose sur un corpus de trois entretiens, d’une durée moyenne de deux heures, réalisés en français avec Khookha en 2021 dans un salon de thé de la capitale tunisienne. Dès la phase de préparation des entretiens, Khookha donne son consentement pour la publication d’un article qui reprend son récit sans être anonymisé. Ensuite, une première version de l’article lui a été transmise pour validation.
Les entretiens ont porté sur les catégories identitaires qui ont marqué sa trajectoire, leurs incidences sur son vécu singulier et le processus de déplacement de l’une à l’autre. Ainsi, accorder la parole à Khookha lui permet de verbaliser les différentes modulations qui constituent son existence. Le recours à sa mémoire et aux différents événements qui l’ont marquée permet de faire ressortir les perceptions et d’établir des liens. La démarche s’inscrit dans la perspective d’une « anthropologie de l’existence », entendue au sens d’Albert Piette (2014) comme un découpage de l’expérience humaine en des situations circonscrites par un espace-temps déterminé. Elle vise à analyser « l’existence en situation », aussi bien dans l’espace privé et domestique que dans l’espace social global. L’intérêt est ainsi de rendre compte de la singularité d’un parcours fait de jugements et de décisions, d’actions et d’interprétations de l’expérience vécue. Au-delà de la dimension singulière du récit, l’intérêt est aussi de pointer la réalité socioculturelle en Tunisie, notamment celle du rapport à la diversité sexuelle et de genre.
Il est question, dans un premier temps, de mettre en évidence les conditions de prise de conscience par Khookha de sa différence. Puis seront développés les fondements des catégories identitaires qu’elle adopte pour la définition de soi. D’abord, en tant que gay avec une expression de genre féminine, ensuite en tant que femme peu conforme au modèle de féminité socialement valorisé. Enfin, le développement d’une conscience féministe conduit Khookha à un engagement qui vise la déconstruction de la binarité du genre et l’ouverture vers la pluralité des modèles et des catégories identitaires.
Prise de conscience de la différence
Khookha commence à prendre conscience de sa différence dès son enfance, lorsqu’elle observe la séparation des espaces et du monde des hommes de ceux des femmes dans son milieu familial. En tant qu’enfant de sexe masculin, Khookha devait accompagner ses frères plus âgés au marché, au café du quartier, etc. Cependant, elle avait beaucoup de mal à s’identifier à cet univers de fabrique des hommes. Khookha a toujours été perçue comme une personne fine et délicate :
Dans la famille, je paraissais la plus fine, la finesse est innée en moi… Je suis créée fine, comme disait ma tante maternelle, dans ma démarche et ma gestuelle, ma manière de pleurer silencieuse… En plus, j’ai une passion pour le spectacle féminin comme les Fawazir de Shérihane[3], je n’aimais pas le spectacle masculin, le foot par exemple.
Les travaux ménagers, comme laver la vaisselle, plier et ranger le linge, qui sont socialement considérés comme des tâches féminines, sont plus intéressants pour Khookha et lui rapportent même une gratification familiale parce qu’elle est très soignée. Cette gratification est certes en contradiction avec les assignations familiales à la masculinité. Khookha est couramment comparée à sa soeur et sa façon particulièrement soignée de réaliser certaines tâches, martouba, provoque jalousie et controverses. Paradoxalement, son expression de genre, c’est-à-dire son allure, sa démarche et son hexis corporelle[4], ses choix de jeux et de jouets de même que ses préférences et ses intérêts non conformes aux usages dits masculins commencent très tôt à lui poser problème. En effet, Khookha est une personne sage et docile qui respecte les commandements familiaux, sauf en ce qui concerne le genre. Des remarques et des commentaires émanent très souvent de ses frères et lui rappellent sa non-conformité aux normes de la « bonne masculinité ». Son oncle maternel, qu’elle qualifie de symbole de la « masculinité toxique », lui fait subir une violence verbale « insupportable » dès qu’il la voit jouer avec une poupée Barbie. Toutefois, Khookha ne se voyait pas autrement. Elle rapporte :
Tout en moi résistait [au masculin], je ne me voyais pas jouer avec les voitures, je me voyais attirée par Barbie parce qu’elle est belle, d’ailleurs je m’étonne comment j’ai pu résister, je n’en avais pas conscience, surtout que je n’étais pas rebelle. Je disais oui à tout, toujours allah ibérek, mais dans les affaires en rapport avec le genre, je résistais.
Les injonctions familiales envers Khookha ne manquent pas de lui signifier son écart par rapport à la norme. C’est d’ailleurs ainsi qu’elle prend graduellement conscience de sa différence, notamment à travers l’insulte conventionnellement utilisée pour rabaisser les hommes, « miboun », qui signifie un homme homosexuel, efféminé et qui se donne :
J’ai entendu plusieurs fois « ce garçon deviendra miboun » ou « ce garçon est miboun »… Au départ, je ne comprenais pas le sens du mot. Ensuite, j’ai compris que c’est une insulte, mais je me demandais : qu’ai-je fait pour être désignée ainsi ?
Ce sentiment paradoxal fait que Khookha se sent en faute sans avoir rien fait de particulier justifiant une réprobation. Elle se rend compte qu’elle peut faire l’objet de regards et de discours discriminants, sans pour autant en saisir leurs fondements. Les ordres destinés à Khookha vont dans le sens de l’ajustement de sa conduite et de son expression de genre :
Ils me disaient qu’il fallait changer ma manière de parler, ma manière de me tenir et de m’habiller, ma démarche… sinon je serais la risée des camarades de classe… Réellement, j’en étais incapable, incapable jusqu’à l’impuissance. Je subissais des sanctions, au point de souhaiter être comme ils le voulaient pour ne plus subir cette violence.
La mise en scène de soi par Khookha dès son enfance témoigne de la transgression des normes de genre socialement valorisées. Elle a ainsi commencé à subir différentes formes d’humiliation et de discrimination.
Le mal d’être gay efféminé
Après une longue période de silence et de déni, Khookha s’affirme en tant que personne différente, fait son coming out[5] et se définit comme gay. Selon elle, « le mot gay, qui est plus élégant que miboun, je l’ai adopté, car disponible, venu d’ailleurs après avoir été aseptisé ». Être gay permet aussi à Khookha de définir son rapport à l’autre. À cet égard, elle relate :
À l’époque, je m’identifiais en tant que gay, et je n’avais aucun problème avec cette identité, c’était l’identité disponible… Pour revendiquer le plaisir ou pour dire que je ne suis pas concernée par les femmes… je disais que j’étais gay.
Derrière cette revendication identitaire se trouve un besoin de se démarquer du portrait de l’homme efféminé et de la honte qu’il génère. Ce portrait est celui de Mohamed, que Khookha rencontre en ville. Il s’agit d’un homme travesti, qui, malgré son apparence de tendance masculine, sort le soir en usant de maquillage, d’accessoires et de vêtements sexy reconnus féminins. Khookha exprime ses sentiments à son égard et raconte :
Quand je croisais Mohamed travesti — il est nommé comme ça —, je me sentais gênée, car il incarnait ce que les gens détestaient en moi… J’ai appris à le détester et j’avais beaucoup de mépris pour lui. Je ne pouvais pas m’identifier à lui parce que je voyais que les gens s’en moquaient et j’ai même assisté à une scène de violence physique à son égard.
Khookha se définit comme gay en croyant pouvoir contourner les désagréments liés à son expression de genre de tendance féminine. Parallèlement, elle continue à s’amuser avec le maquillage et les vêtements féminins de sa mère dans la sphère privée.
Cependant, l’identité gay et ses formes de manifestation s’avèrent aussi problématiques dans différents espaces sociaux fréquentés par Khookha. D’abord, dans le milieu familial, l’expression de genre de Khookha est l’unique embarras générateur de malaise et de conflits. « Je suis le seul sujet qui fait scandale, dit-elle, le sujet le plus lourd, nous n’avons aucun autre problème dans la famille… Je suis le scandale par ma façon d’être… » Le « désordre » provocateur de Khookha est particulièrement présent et se manifeste dans les interactions familiales de manières implicite et explicite. Sa mère « vit avec la chose comme un tabou », dit Khookha, « toujours silencieuse sur le sujet, mais c’est un silence éloquent… Quoique, elle était très en colère une fois et m’a crié ya qahba ». Le silence de la mère sous-entend que l’orientation sexuelle de Khookha constitue un « objet tacite » (Amari 2012). En outre, l’usage du gros mot qahba, qui signifie « pute », est assez répandu en Tunisie. Sur un fond moralisateur et discriminatoire, il est initialement réservé pour le dénigrement des femmes qui échappent au contrôle des hommes et stigmatise leurs pratiques sexuelles (Ben Yahmed 2021).
Le rapport de Khookha à ses frères et à sa soeur est plus conflictuel. Khookha est toujours comparée à ses deux frères, nommés Essiouda (les lions) dans leur milieu familial et dans leur quartier. Ils incarnent la masculinité avérée par leur configuration corporelle en tant que pratiquants des arts martiaux. En famille, l’atmosphère est toujours marquée par un silence pesant qui prépare une tempête. Selon Khookha :
Il y a un malaise permanent, un silence qui me met dans un état d’anticipation continue, car il prépare des remarques auxquelles je dois répondre ou contre lesquelles je dois me défendre : une manière de tenir un verre, une posture qui ne plaît pas…
En effet, les frères de Khookha sont très réactifs pour la rappeler à l’ordre de la norme binaire qui marque la différence entre les hommes et les femmes. Parallèlement, la soeur semble plus agressive par le verbe. Une dispute ordinaire avec elle coûte à Khookha l’insulte redondante ya m’raoui, qui signifie un homme efféminé ou qui ressemble aux femmes. Selon les conceptions dominantes, être homosexuel, c’est ne pas être un homme et se classer, de fait, dans la catégorie des femmes. Aussi, cette insulte sous-tend une inversion du genre qui range la personne du côté du féminin. Au sujet de son rapport avec sa soeur, Khookha explique :
Ma soeur accepte mal d’être comparée à moi. Je suis plus fine qu’elle, plus ordonnée… ça ne lui plaît pas du tout. Le mot d’ordre est ya m’raoui, qu’elle sort systématiquement… bien sûr avec tout le reste qui va avec. C’est un mot qui me fait honte…
La honte est un sentiment marquant des parcours de stigmatisation qui donne l’impression à la victime d’être dans le tort et atteste de sa difficulté à composer avec la réalité sociale hétéronormée (Chauvin 2005). C’est que la dénomination dévalorisante répétée produit incontestablement une prise de conscience d’un soi transformé en « objet » et affecte inévitablement la construction identitaire des personnes minoritaires (Eribon 2012).
Ensuite, dans l’espace social global, la ville est reconnue dans d’autres contextes culturels comme un espace de « fuite » et d’anonymat qui permet aux personnes LGBT+ d’être dans la discrétion et l’invisibilité (Eribon 2012). Dans la ville de Tunis, la situation de Khookha n’est pas aussi confortable. Les éclats de rire et le harcèlement constituent des manifestations constantes de dénigrement. Selon elle, « c’est le féminin qui fait rire », sachant que c’est un modèle de féminité provocateur parce que non conventionnel et que l’hétérosexisme dominant fait que toute personne qui transgresse l’ordre du genre se trouve dévalorisée. Elle s’exprime ainsi :
Dans les rues de la médina, je m’entends dire de toutes les couleurs, je vois des gestes, je supporte des attouchements… Toutes les significations de ces formes d’intimidation me ramènent au portrait de la féminité. Dans une société où les frontières entre les genres sont aussi marquées, il n’y a pas de place pour les personnes différentes.
Les préjugés et les stéréotypes orientent les conduites humiliantes à l’égard de Khookha. Elle rapporte : « même quand il s’agit de faire un éloge concernant une couleur ou un vêtement que je porte, ce n’est jamais pour me mettre en valeur, mais plutôt pour provoquer des éclats de rire ». Les éclats de rire constituent des expressions de rejet dissimulé et détourné. Ils constituent l’une des pratiques hostiles qui ciblent les personnes différentes et attestent de la difficulté à accepter et à respecter la différence basée sur l’orientation sexuelle et le genre.
La communauté LGBT+, ou encore la comita, est un autre espace social qui se construit d’abord comme lieu de protection contre les jugements normatifs et les discriminations multiples, que Khookha commence à fréquenter à partir de 2008. La comita facilite par ailleurs une forme d’affirmation identitaire et limite ainsi l’isolement social des personnes différentes. Les membres de la comita partagent des codes, adoptent des pratiques, s’approprient un langage, fréquentent des lieux gay-friendly et aspirent à la reconnaissance de leur différence. Il se trouve que Khookha découvre un autre paysage à l’intérieur de la comita, où la catégorisation et la différenciation entre le gay viril, le gay efféminé — aussi nommé kariouka — et le travesti sont souvent mises en avant. Elle relate :
Au sein de la communauté, on faisait la différence entre le gay, le kariouka, le travesti… et c’est rabaissant. Moi, je suis au-dessous du minimum… Le problème n’est pas comment tu te vois, où tu te situes, l’important est est-ce que je serai reconnue par le groupe ou non.
À l’intérieur de la communauté LGBT+, une injonction à l’homonormativité, qui impose un mode d’être gay et hiérarchise les masculinités homosexuelles, semble en vigueur. Ce faisant, Khookha expérimente une dévalorisation liée à son expression de genre de tendance féminine particulièrement visible à travers sa manière de marcher et de se tenir. C’est le cas des personnes trans Maleto Female qui, selon l’étude de Habib Nouisser (2018), subissent des discriminations multiformes, notamment à l’intérieur de la communauté LGBT+. Une telle réalité est liée à la prégnance de la binarité du genre à l’intérieur même des groupes LGBT+, mais aussi de la hiérarchie qui les sépare et des rapports de pouvoir qui les fondent. Ainsi, Khookha se voit classée dans la catégorie des personnes à fuir en public. Selon elle,
telle personne couche avec toi puis elle te néglige ailleurs, telle autre refuse de s’afficher avec toi dans un café. Quand ça se répète, tu comprends pourquoi les gens te fuient, ils nous qualifient, Rami et moi, de mahrouguette (brûlées), c’est-à-dire les gens savent que tu es técha. Si quelqu’un s’installe à ta table, il sera « brûlé » de ce feu et identifié comme gay…
Les propos de Khookha laissent entendre que les gays dont l’expression de genre se rapproche du modèle typique du masculin passent inaperçus et sont mieux acceptés à l’intérieur de la communauté LGBT+. Être de tendance féminine a ainsi plus d’incidence sur le vécu des discriminations que l’orientation sexuelle en elle-même. Une telle réalité appuie la hiérarchisation des catégories de sexes, sous-tendues par des rapports de pouvoir genrés inégalitaires entre le féminin et le masculin.
La revendication de la féminité et la transformation souhaitée
L’orientation sexuelle de Khookha semble moins problématique que son expression de genre. Étant consciente de cette réalité, elle explique que la visibilité des attributs de son genre féminin est plus pesante que sa sexualité. À ce propos, elle relate :
J’ai compris avec du recul que mon problème n’est pas ma sexualité, car elle n’est pas sculptée sur mon corps, elle peut ne pas être identifiée, c’est le genre et non pas ma sexualité… et c’est le féminin qui me renvoie à ce statut. Mon problème, c’est le paraître, c’est ma féminité qui pose problème avec ma famille et avec toute la société…
Même si l’orientation sexuelle est une donnée importante et provoque la stigmatisation dès qu’elle s’écarte du modèle hétérosexuel, la vulnérabilité de Khookha est principalement due à son genre transgressif. En tant que personne née homme, c’est sa non-conformité aux normes dominantes de la masculinité qui la range dans la catégorie des personnes outsiders, c’est-à-dire des personnes « déviantes » au sens de Becker (1985). Cette déviance prend sens à travers le corps différent qui, selon Butler (2009 : 13), se trouve classé parmi les corps « impensables, abjects, invivables », et étayent ainsi un mode d’être subversif.
Après une période de deux ans de traitement pour dépression, Khookha revient à la charge avec plus de ténacité. Elle revendique désormais sa féminité et l’assume pleinement. En tant que personne qui se définit comme femme, Khookha subit un autre type de pression dans son entourage pour affirmer sa transidentité. Elle rapporte : « On me demande constamment de prouver ma féminité… On m’interroge sur le “comment être femme et porter une barbe ?”, “où sont tes seins ?”… Je suis dans l’obligation de mettre de l’ordre dans mon apparence… » Les commentaires reçus par Khookha reflètent une sorte d’adhésion au système sexe-genre et renvoient à ce que Karine Espineira (2014) appelle des « gages de la normalité » lorsqu’elle parle du contexte français. Cependant, Khookha refuse de se conformer à un modèle canonique de féminité et explique que ce n’est pas aussi facile de se lancer dans l’aventure de la transformation :
Il faut d’abord savoir ce qu’on veut… Je ne ferais pas subir quelque chose à mon corps rien que pour convaincre les autres et pour être acceptée. Il est vrai qu’avec le temps, la vibration de la voix change, la pilosité, la texture de la peau… Tout cela ne me convient pas, mais je n’aime pas aussi les modèles reconnus… et ceci est difficile à expliquer.
Les propos de Khookha témoignent de la complexité de sa réalité et laissent transparaître une capacité d’agir ouverte sur la pluralité des catégories identitaires et des possibles du genre et des sexualités. En effet, l’idée de la transformation et du passage à l’acte chirurgical est présente chez Khookha. Elle souhaite, selon ses dires, apporter les « petites modifications » qui lui plaisent sans nécessairement se conformer au modèle socialement reconnu de la féminité. À ce propos, Khookha raconte :
Je ne suis pas dans le conventionnel, à l’instar de Sandra[6]. J’ai un bassin large que j’aime, je ne cherche pas à avoir de gros seins ni des formes généreuses, la féminité que je cherche serait fine et discrète… D’ailleurs, j’admire les jeunes filles qui ont des petits seins, je n’aime pas la transformation spectaculaire.
Avec la barbe qu’elle tient à garder, Khookha semble se positionner en dehors du système de la binarité du genre et se présente avec une configuration féminine inhabituelle et subversive.
Par ailleurs, ce qui empêche Khookha de s’engager dans le processus hormonal et chirurgical est son mode de vie rythmé par l’incertitude et l’instabilité dues à une précarité économique.
L’incertitude impacte le rythme de ma vie, je cours pour subvenir aux besoins de survie… Oui, je suis en mode « survie ». Et cela m’empêche de planifier quoi que ce soit, je ne peux pas me projeter, je n’ai pas le minimum de stabilité, je ne peux pas penser aux soins du corps…
La précarité économique constitue ainsi une source de déclassement supplémentaire et retarde l’engagement du processus de transformation souhaité :
Comment assurer la continuité du traitement, une injection mensuelle, le traitement pour protéger le foie, les reins, les séances de laser, les consultations, les vêtements, les bijoux et les soins du corps ? Une transformation, c’est beaucoup d’argent.
Khookha reste ainsi dans l’espoir de disposer des moyens financiers nécessaires pour assurer sa transition vers le modèle de féminité qui répond à ses aspirations.
Engagement et déconstruction de la binarité
Si le portrait de Khookha est celui d’une personne marginalisée, son expérience vécue lui a permis une prise de conscience de la différence entre les hommes et les femmes et des inégalités qui lui sont rattachées. Son statut réduit au féminin infériorisé l’a fortement sensibilisée à la question du féminisme, de la diversité sexuelle et du genre. Khookha a ainsi développé un pouvoir d’agir qui l’incite à participer à une dynamique de changement.
Khookha se lance d’abord dans la lecture pour comprendre sa situation et les enjeux des inégalités de genre. Elle tente ainsi de se former et de trouver des réponses intelligibles à sa vulnérabilité. Toutefois, l’élément déclencheur de son engagement effectif est une rencontre-débat organisée en 2015 à Tunis par l’association LGBT+ Mawjoudin (« Nous existons »). Lors de cette rencontre, les échanges autour de l’orientation sexuelle et du genre provoquent le malaise de Khookha. Elle rapporte :
L’un des jeunes déclare qu’il fallait prouver à la société que l’homosexualité est virile… J’étais au bout de mes nerfs après une longue période d’encaissement. J’ai pris la parole et j’ai dit ouvertement que je voulais réagir par rapport à ce que le monsieur venait de dire. Je parlais de mon intérieur, je sentais le bouillonnement et j’ai dit tout haut, pour la première fois : « Si vous croyez que les efféminés sont la pomme pourrie qui, au fond de la caisse, va pourrir tout le reste, donc il faut s’en débarrasser, alors sachez que cette pomme pourrie va rester dans la caisse. »
Comme déjà souligné par Khookha, le statut d’efféminé est particulièrement rabaissant. Son engagement est ainsi lié à sa condition effective et ce sont ses convictions profondes qui donnent du sens à une prise de position qui a eu le temps de mûrir.
À la suite de cette rencontre, qui semble décisive, Khookha s’investit dès septembre 2015 dans l’organisation d’ateliers et de formations, notamment au sein de l’association LGBT+ Mawjoudin. Elle veut apporter du soutien à la communauté LGBT+ à travers des actions différentes de celles habituellement programmées. Khookha se focalise sur le projet L’Illo Identity, qui consiste en un atelier organisé périodiquement, destiné aux membres de la communauté LGBT+, et qui vise à développer une meilleure connaissance de soi, de la diversité sexuelle et des expressions de genre. Il s’agit, en effet, d’un engagement qui émane de sa propre subjectivité et qui se conjugue avec les orientations de l’action collective. Parallèlement, les écrits et les photos d’elle qu’elle partage sur les réseaux sociaux ont largement participé à sa visibilité à l’échelle locale et internationale. Selon elle,
les photos me permettent de me voir avec des formes de mise en scène de soi différentes. Et puis, cela provoque des réactions multiples et c’est intéressant de les voir venir, d’apprendre les bonnes manières de réagir… Elles permettent aux autres de me découvrir, mais aussi peut-être de prendre du courage, de s’accepter et de s’affirmer.
La mise en scène de soi sur les réseaux sociaux s’inscrit dans un processus de « révélation » identitaire qui se croise avec une posture politique et une résistance à l’hétéronormativité dominante. Au-delà des réseaux sociaux, un portrait de Khookha, paru en 2019, figure dans une encyclopédie dédiée aux artistes queers dans le monde[7]. Aussi, plusieurs des autoportraits de Khookha sont visibles sur les murs de l’Institut du monde arabe à Paris dans le cadre de l’exposition Habibi, les révolutions de l’amour (du 27 septembre 2022 au 19 mars 2023) qui met en avant des artistes LGBTQI+ du monde arabe.
Par ailleurs, la question des femmes et des féminités se trouve au coeur des préoccupations de Khookha. Sa conscience féministe s’est développée graduellement, d’abord à partir de l’observation du parcours de sa mère, ensuite à partir de son propre vécu, et elle se positionne désormais en tant que féministe intersectionnelle. Elle participe activement dès la fin de l’année 2015 aux activités des militantes féministes, notamment celles de l’Association tunisienne des femmes démocrates[8]. Khookha partage avec elles des oppressions communes et aspire, par ses interventions, à intégrer les réalités des femmes lesbiennes et transgenres aux débats sur les femmes et le féminisme en Tunisie.
Khookha assure aussi des spectacles de drag queen et devient une icône de tels événements en Tunisie. Les performances de drag queen, entendues au sens d’un usage artistique, consistent à performer les caractéristiques des femmes et la mise en exergue des attributs de la féminité. Dans cette perspective, Judith Butler (2006 : 261) montre que la drag queen « révèle implicitement la structure imitative du genre lui-même — ainsi que sa contingence ». Si la figure de la drag queen concerne des hommes qui se mettent dans la peau des femmes, la performance de Khookha est loin d’être une imitation/reproduction du féminin. Elle constitue une occasion d’être soi-même et d’exhiber sa féminité. À ce propos, elle relate : « Pour moi, performer la féminité, non pas pour respecter le principe de la drag queen selon lequel des gays performent la féminité, mais plutôt parce que j’aime la mise en scène de ma féminité. » Lors de ses performances, à côté des vêtements, accessoires et maquillage, Khookha porte une barbe qu’elle qualifie de « glamour » et vise, par sa manière d’être, à la déconstruction du modèle canonique de la féminité. En effet, sa barbe, son corps, ses usages vestimentaires et toute son hexis corporelle constituent « la vitrine qui me permet d’agir, dit-elle, c’est tout ce dont je dispose vraiment… J’utilise mon corps pour exprimer ce que je ressens et ce que je pense à des moments ou à des périodes de ma vie. » Ainsi, Khookha s’inscrit moins dans la logique de l’imitation du genre que dans un processus créatif de déstabilisation des configurations normées du genre à travers une réappropriation subversive du corps. Elle défend l’idée selon laquelle la réalité humaine ne peut pas être aussi bien scindée et homogène. À l’intérieur de la binarité certes affirmée, il existe une plasticité des usages et des modes d’être hommes, femmes et autres.
Par ces multiples contributions et formes d’engagement, Khookha a réussi à se forger une sorte de reconnaissance. Celle-ci est importante pour elle, qui explique sa posture en disant :
J’ai fait beaucoup d’efforts et je pense que je veux qu’on dise de moi técha, mais cultivée… Je prends l’exemple de Ali Riahi[9]… On disait de lui qu’il était m’raoui, efféminé, maniéré, mais il lui a fallu avoir une belle voix et exceller pour qu’il soit reconnu.
Conclusion
Le portrait de Khookha, une técha tunisienne qui se définit aujourd’hui comme femme, correspond à une expérience inédite de la différence en Tunisie basée sur l’orientation sexuelle et l’expression de genre. À partir de cette trajectoire, il a été question de rendre compte des moments forts d’un parcours singulier fait de mobilités et de glissements dans la construction identitaire. Celle-ci se révèle plurielle, composée de déplacements et de changements articulés à des représentations, des interactions et des conditions socio-économiques.
Une cohérence se dessine néanmoins au long de ce parcours : Khookha est une personne assignée homme à la naissance dont l’expression de genre a toujours été (au moins en partie) féminine et qui, sur cette base, a cherché continument à ajuster et à négocier son identité personnelle et sociale. Ce faisant, son cas représente un exemple éclairant de l’impossibilité de dissocier l’orientation sexuelle et l’identité de genre pour penser un tel parcours, puisque nous avons vu qu’elle a endossé, puis quitté l’identité gay pour adopter celle de femme trans, et plus récemment encore, dans la façon dont elle est présentée dans certains médias, de trans « non binaire ». De tels aménagements ont pu se faire sur la base de ressources personnelles, telles que sa formation artistique, dont son travail actuel d’autoreprésentation publique tire largement profit, mais aussi de déplacements au sein de différents espaces sociaux tels que des lieux de sociabilité spécifiques, des mobilisations associatives ou, plus récemment, l’espace numérique transnational. L’identité du personnage public et sa renommée croissante sont en effet redevables à la fois du développement des réseaux sociaux et de l’essor global de la catégorie « non binaire » au cours des dernières années.
Le récit de Khookha atteste de la diversité des modes de définition de soi et de la complexité de la réalité des personnes qui réfutent le cadre de la binarité des sexes et du genre. Son parcours de vie s’avère, en effet, marqué par une contestation des normes conventionnelles de genre et attire l’attention sur ses variabilités. Dans un contexte particulièrement hostile à la diversité sexuelle et de genre, Khookha adopte une attitude subversive, use de son corps et de ses différentes formes de mise en scène pour contrer le modèle dominant de la bicatégorisation.
Le droit d’exister de Khookha dans l’espace commun est certes taché de formes de dénigrement et d’humiliation qui la figent dans la précarité, nuisent à sa dignité et à la reconnaissance de ses droits. Néanmoins, dans le cadre de cette dynamique, il y a de la résistance, de la créativité et de la vie, qui créent de nouvelles « vérités » sur des subjectivités différentes et révèlent ainsi qu’une identité différente et non conforme reste possible.
Appendices
Notes
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[1]
Le tissu associatif en Tunisie a connu une forte expansion depuis 2011. Plusieurs associations se focalisent sur la défense des droits et des libertés individuelles, notamment l’Association de défense des libertés individuelles (ADLI), l’Association tunisienne pour la promotion du droit à la différence (ATPDD), les associations LGBT+, les associations féministes comme Aswat Nissa (voix des femmes), etc. Toutes ces associations et plusieurs autres cumulent leurs actions sous l’égide du Collectif civil pour les libertés individuelles, créé en 2016, et de l’Observatoire pour le droit à la différence, fondé en 2018.
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[2]
Khookha renvoie littéralement, dans le dialecte tunisien, à un fruit, la pêche. Il s’agit d’un nom féminin qui se transforme au pluriel en un nom masculin, Khookh. Depuis son jeune âge, le surnom Khookha est adopté et occupe, au fil des années, la place du prénom, aussi bien dans le cadre privé que public. Le prénom n’est plus visible et n’est plus d’usage que sur les papiers officiels.
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[3]
Les fawazir sont des devinettes présentées dans le cadre d’un show et diffusées lors d’émissions télévisées pendant les soirées du mois de Ramadan. Sherihan est l’une des vedettes des Fawazir des années 1980 et 1990 qui a eu beaucoup d’influence et de notoriété dans le monde arabe.
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[4]
Selon Pierre Bourdieu (1980 : 117), « l’hexis corporelle est la mythologie politique réalisée, incorporée, devenue disposition permanente, manière durable de se tenir, de parler, de marcher, et, par là, de sentir et de penser ».
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[5]
La question sexuelle est peu débattue en famille. Le coming out des jeunes LGBT+ en Tunisie est souvent sélectif et se limite aux personnes perçues comme ouvertes à la différence, principalement les membres de la communauté LGBT+.
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[6]
Sandra est une femme trans qui a subi différentes opérations chirurgicales et dont l’apparence est typiquement féminine. Elle a joué à visage découvert dans le long métrage documentaire tunisien, Au-delà de l’ombre, qui a décroché le Tanit de bronze aux Journées cinématographiques de Carthage à Tunis en 2017.
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[7]
Voir Chiang et al. (2019 : 878-881).
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[8]
L’Association tunisienne des femmes démocrates a intégré la question des personnes LGBT+ en 2014 à la suite d’une première collaboration avec l’association Chouf (Regarde !) centrée sur les femmes ayant des rapports sexuels avec les femmes.
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[9]
Ali Riahi (1912-1970) est un chanteur et compositeur qui jouit d’une grande popularité en Tunisie et au-delà des frontières. Son expression de genre est de tendance féminine. Il est connu pour sa belle voix et est nommé le « rossignol de la Tunisie ».
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