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Cet article s’intéresse au processus de féminisation et au rôle de la sexualité dans les devenirs māhū, raerae et femme trans, à Tahiti, en Polynésie française (Pacifique Sud). Comme pour les autres sociétés de la région, la littérature anthropologique montre que les personnes assignées hommes à la naissance occupant le rôle social des femmes et adoptant des attitudes, comportements, et vêtements féminins font partie intégrante de la vie sociale sur l’île (Levy 1973). Alors que les māhū sont présents dès l’arrivée des premiers Européens et qu’ils sont considérés comme une figure culturelle traditionnelle (Lacombe 2008), la catégorie raerae émerge à la fin des années 1950 et renvoie à des personnes nées hommes exprimant une féminité « exacerbée » (Saura 2020 : 109). Pour l’anthropologue Deborah Elliston (1999 : 241, 2014 : 44), leur féminité renvoie à l’image de la « femme globale », c’est-à-dire une féminité « eurocentrée ». Elles sont aussi plus stigmatisées que les māhū, notamment du fait de stéréotypes les associant à la drogue et à la prostitution (Stip 2015). Aux côtés de ces deux catégories, et sous l’effet des circulations internationales (Alexeyeff et Besnier 2014), une troisième est apparue, celle de « trans[1] » ou de « femme trans ». Des personnalités publiques[2] ou des associations[3] ont de plus en plus recours à cette catégorie, mais la question de son émergence reste à être étudiée pour Tahiti[4]. La littérature, tout en constatant la multiplication récente des termes liés aux identités de genre et de sexualité (Saura 2020), s’est peu penchée sur les possibles spécificités des femmes trans tahitiennes. Julia Pacifico (2018 : 9) a enquêté auprès de personnes se définissant comme « raerae, transsexuelles, transgenres, trans, ou femmes », mais n’a pas interrogé les logiques d’auto-identification.

Ces trois catégories de genre « liminales », pour reprendre l’expression de Niko Besnier (1994), constituent des variations du phénomène de féminisation de Polynésiens assignés hommes à la naissance. La littérature anthropologique s’est intéressée principalement au sens et à la place sociale de ces catégories. Cet article vise à questionner l’articulation entre identité de genre et sexualité à l’échelle des individus et des subjectivités, à partir de biographies sexuelles de quelques māhū, raerae, et femmes trans avec qui nous avons eu l’occasion de discuter au cours d’un terrain ethnographique réalisé à Tahiti. Alors que l’hypothèse du « choix » des parents d’élever un garçon « comme une fille » a été largement démentie (Schoeffel 2014 ; Tcherkézoff 2022 : 229-36), il reste difficile à ce jour d’évaluer ce qui conduit certains garçons à se féminiser (Tcherkézoff 2014 : 120). Il ne s’agit pas de chercher « la cause » de l’existence de ces catégories (Douaire-Marsaudon 2008 : paragr. 30), mais d’interroger les processus de féminisation de ces garçons et d’identification à ces figures.

La littérature avance que les identités « transgenres » polynésiennes sont moins liées à l’homosexualité qu’aux rôles sociaux et à la place prise dans la division du travail et l’espace domestique (Besnier 1994 : 296 ; Elliston 2014 : 35). Mais ces catégories sont aussi ancrées dans la sexualité (Besnier 1994 : 286, 301) et définies en interaction avec elle. Plusieurs études ont montré que malgré l’invisibilisation sociale de leur sexualité, les māhū et les raerae ont en effet principalement, et pour beaucoup de ces personnes, exclusivement, des relations avec des hommes masculins « cisgenres[5] » (Besnier 1994 : 303 ; Elliston 1999 : 237 ; Lacombe 2008 : 186 ; Saura 2020 : 116), tout en étant perçues et socialement décodées comme désirant de tels hommes (Elliston 2014 : 38). Cette prédominance de la sexualité avec des hommes cisgenres se retrouve chez d’autres catégories « transgenres » de la région et d’ailleurs (Besnier 1997 : 9 ; Callender et Kochems 1986 : 172). D’autre part, si une certaine porosité marque la définition des catégories māhū et raerae et des processus d’autodéfinition (Tcherkézoff 2022 : 195-205), des travaux récents donnent malgré tout à voir que face à cette instabilité, l’attirance pour les hommes demeure (Tcherkézoff 2022 : 203). Parallèlement, māhū, raerae et femmes trans suscitent le désir chez certains hommes masculins, qui, au cours de leur jeunesse, entretiennent facilement des relations sexuelles avec elles (Levy 1973 ; Grépin 2001), ce qui est su socialement, mais dénié par les hommes cisgenres eux-mêmes (Elliston 2014). En ce sens, cet article prolonge la réflexion amorcée il y a une vingtaine d’années par Niko Besnier, qui constatait que le désir et la sexualité étaient délaissés dans l’analyse des subjectivités « transgenres » du Pacifique (Besnier 2004 : 304), constat qui reste valable à ce jour, bien que des travaux récents commencent à se saisir de cet aspect (Pacifico 2018)[6].

L’article commence par présenter l’enquête et le matériau. Afin d’interroger la place de la sexualité dans le devenir māhū/raerae/femmes trans, il présente ensuite les catégories de genre liminales tahitiennes. Ce sera l’occasion de se questionner sur le cas des « femmes trans », et surtout d’insister sur la porosité des catégories. Si une société maintient en usage plusieurs catégories de genre, c’est qu’elles recouvrent un contenu différent et reposent sur des logiques d’auto-identification spécifiques ; pour autant, les catégories ne sont pas étanches, comme le montre le matériau réuni. La troisième partie se focalise ensuite sur le désir des māhū/raerae/femmes trans pour les hommes cisgenres et réciproquement. Il s’agira d’explorer la sexualisation[7] des hommes cisgenres par les māhū/raerae/femmes trans, et la sexualisation de ces personnes par les hommes cisgenres.

Un terrain d’enquête tahitien[8]

L’article repose sur une première enquête de deux mois à Tahiti, en juin et juillet 2021. L’étude a pris place au sein d’un projet de recherche sur les mobilités et la famille en Polynésie française dirigé par Eva Lelièvre, Loïc Trabut, et Célio Sierra-Paycha, et le terrain a bénéficié d’un accueil à la Maison des Sciences de l’Homme du Pacifique à l’Université de la Polynésie française. Tahiti est l’île principale de cette collectivité d’outre-mer rattachée à la France, située en Polynésie orientale, et composée de cinq archipels comptant 121 îles, dont 75 habitées. Elle est le centre névralgique du territoire où se situe la capitale, Papeete, et est, avec Bora Bora, un centre économique au carrefour des flux internationaux. L’enquête a permis de recueillir 24 entretiens semi-directifs approfondis, tous menés en français, et de passer du temps avec des Polynésiennes et des Polynésiens. J’ai notamment rencontré Vaiarii[9], que j’ai fréquenté régulièrement. Vaiarii est un māhū de 70 ans qui a beaucoup de « copines » raerae ou māhū[10] qu’il a souhaité me faire rencontrer. Si ce lien privilégié a permis de rencontrer trois enquêtées supplémentaires, il a surtout été l’occasion d’intégrer des fêtes familiales ou amicales (des « bringues »), de susciter des discussions et d’observer des māhū/raerae/femmes trans dans ce cadre. Le reste des personnes interrogées ont été rencontrées par Facebook[11] d’une part, et par une demande de mise en contact à la suite des entretiens, d’autre part. J’ai aussi passé du temps avec deux hommes polynésiens se définissant comme « gays », ce qui a suscité, en sus d’autres occasions (à l’université ou ailleurs), des discussions sur les māhū/raerae/femmes trans et la sexualité à Tahiti. Enfin, le corpus a été complété par un entretien réalisé en février 2023 avec une raerae (Clara, 33 ans) vivant depuis trois ans dans une grande ville française.

Du point de vue méthodologique, j’ai eu recours à l’entretien biographique. Si cette méthode comporte un risque d’« illusion biographique » (Bourdieu 1986), celui-ci n’invalide pas pour autant le récit produit et les souvenirs, surtout lorsqu’ils racontent des situations ou des actes concrets. La dimension plus subjective (les autodéfinitions, le désir, les souvenirs de désir) nécessite de donner du crédit aux propos, en gardant à l’esprit que « la construction verbale de soi par soi est rarement totalement illusoire ou fantasque » (Lahire 2002 : 392). La courte durée du terrain est compensée par la profondeur des récits de vie (un seul entretien dure moins de 2 h 20) dont le recueil est fondé sur une attitude compréhensive et une relation de confiance établie au cours de l’entretien. Le corpus compte six personnes s’auto-identifiant comme māhū, cinq comme raerae, et quatre comme « femme trans » ou « trans », ainsi que deux mères et une soeur de personnes raerae interviewées. Les entretiens (sous pseudonymes) visaient à saisir la socialisation primaire et secondaire de genre, la sexualité, les relations familiales, et à retracer les dynamiques d’auto-identification. Enfin, une limite de ce travail réside dans la centralité tahitienne de l’enquête, le matériau ne comptant pas d’observation ou d’individu vivant dans d’autres îles, alors que les intrications locales des influences globales, néocoloniales et de l’histoire peuvent donner des contours différents aux catégories māhū/raerae (Kuwahara 2014).

Māhū, raerae et femmes trans dans le système de genre polynésien

Māhū, raerae, et trans, comme le reste des catégories de genre liminales polynésiennes, sont des catégories de genre plus que de sexualité[12]. Ainsi, ce sont l’expression de genre et les rôles occupés qui font le māhū, la raerae, la leitī (aux Tonga), ou la fa’afāfine (à Samoa). En Polynésie, le genre est « l’un des paramètres classificateurs centraux » (Grépin 2001 : 184), et la place occupée dans la division du travail est importante pour définir le rôle de genre (Besnier 1994 : 305 ; Malogne-Fer 2007 : 271-281), bien que sa primauté soit discutée (Schmidt 2016 : 291, 297-298). En plus d’effectuer les travaux domestiques féminins, les personnes s’identifiant aux catégories de genre liminales de cette région se retrouvent dans des activités codées comme féminines (hôtellerie, services, artisanat « féminin » traditionnel, etc.).

Concernant Tahiti, la littérature s’est intéressée aux māhū et aux raerae, faisant ressortir des différences qui relèvent de leur place sociale (Besnier 1997 ; Elliston 2014 : 43-44 ; Kuwahara 2014). Les raerae renvoient à l’urbanité, la consommation, et la globalisation, alors que les māhū semblent plus rattachés à une dynamique de production et d’ancrage familiaux[13]. La dévalorisation des raerae comparées aux māhū provient du fait que leur identité et leur style de vie ne leur permettent pas d’être légitimées de façon « polynésienne » (Elliston 2014 : 45). Elles sont difficilement décodables autrement que par la sexualité, en même temps que leur aspect « cosmopolite » empêche qu’elles soient lues comme une féminité « locale » (ibid. ; voir aussi Elliston 1999 : 242-244).

Au-delà de la place sociale, le corps et l’expression de genre jouent aussi (Lacombe 2008 ; Saura 2020 ; Kuwahara 2014 : 104-105). Les māhū tendent à être plutôt discrets comparativement à la féminité expressive et « vibrante » des raerae (Kuwahara 2014 : 103). Les māhū s’accommodent plus facilement des normes corporelles polynésiennes, alors que les raerae tendent à suivre des normes corporelles européennes. Leur taille fine contribue à la construction de leur féminité et de leur différence d’avec le groupe des hommes tahitiens desquels il est attendu un corps massif, alors que le corps plus large des māhū, au lieu de les genrer de façon claire, les indifférencie plutôt, en les rendant proches à la fois des femmes et des hommes mā’ohi. Alors que les raerae « vont bien au-delà des mahus dans la recherche d’une féminité aboutie » (Lacombe 2008 : 185) et qu’elles s’inspirent de standards féminins sophistiqués[14], les māhū apprécient le « short tricot [c.-à-d. t-shirt] », préférés moulants et serrés, avec ou sans bijoux, bien que certains puissent porter au quotidien des robes larges. Si des différences sont repérables, l’appartenance à ces catégories repose sur un « degré de non-virilité » (Saura 2020 : 115) où le moindre écart à la masculinité suffit à disqualifier ces personnes du groupe des hommes. Ainsi, quelques manières, un simple bijou féminin ou une simple fleur artificielle dans les cheveux ou à l’oreille (accessoire emblématique de la féminité polynésienne) suffisent à faire oublier les éléments renvoyant à la masculinité (barbe naissante, cheveux courts, pénis, etc.) et à faire passer ces personnes du côté féminin.

Nos données confirment que l’hétéronormativité polynésienne repose sur un système de genre « rigide » (Schmidt 2016 : 288, 293) qui disqualifie les garçons et les hommes efféminés du groupe des hommes, et les fait passer du côté des femmes, comme s’il n’y avait « aucun juste milieu » pour les hommes (Tcherkézoff 2022 : 237). Cela s’adosse à « une idéologie où la virilité est une vertu […] et où “l’homme” véritable est un homme physiquement “fort” » (Douaire-Marsaudon 2008 : paragr. 27). L’idéal de masculinité « macho » (Tcherkézoff 2022 : 237, 341) incarné, en Polynésie française, par la figure du guerrier ̓aito, contraste avec l’image de la fleur mobilisée par plusieurs personnes rencontrées pour désigner des raerae ou pour s’autodésigner.

Aux côtés des māhū et des raerae, quatre personnes rencontrées se définissent comme « trans » ou « femme trans ». Elles ne diffèrent pas des raerae du point de vue du processus de féminisation, et leur féminité renvoie aussi à des standards européens. Les deux figures peuvent avoir recours ou non aux transformations corporelles (hormones, opérations), ce qui rend Carla (femme trans, 43 ans, employée administrative) confuse :

Après, y a une différence quand même, les raerae et trans [amusée]. […] Enfin pour moi, ‘fin non, y a pas vraiment de différence, mais en fait, le terme raerae est né vraiment dans les années 60 […], ce sont des māhū qui se sont transformés en raerae, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas seulement travaillé leur efféminisation, ils ont décidé d’affirmer leur féminité et de s’habiller en femme. C’est ça, le terme raerae. Et les trans, ce sont ceux qui, pour moi, veulent aller plus loin, en se faisant opérer et… — attends, j’me suis emmêlé les pinceaux. ‘Fin, raerae et trans, c’est presque pareil. Parce qu’après, y a les raerae qui vont se faire opérer, et y a les raerae qui vont rester garçons, mais juste habillées en femmes.

Olivia et Carla préfèrent « trans » ou « femme trans » tout en se reconnaissant aussi raerae, témoignant de la porosité des catégories. À l’inverse, Ranihei (femme trans, 33 ans, comptable) insiste fortement, au moment de la prise de contact, sur le fait qu’il ne fallait surtout pas la confondre avec une raerae, puis elle explique en entretien qu’elle n’aime pas le « côté vulgaire » que peuvent avoir les autres raerae dans leur façon d’être femme. Elle conçoit sa réussite professionnelle comme un moyen de combattre les stéréotypes associés aux raerae, notamment celui de la prostitution, et un sens de la distinction anime les passages de l’entretien où Ranihei parle des « autres » raerae (voir aussi Pacifico 2018 : 77-80). Quant à Ariana (trans, 43 ans, cheffe de rang), tout en reconnaissant un brouillage des catégories (« pour moi, raerae et trans, c’est pareil »), elle ne s’est jamais identifiée comme raerae, car pour elle, « c’est un mot fort, qui est à la fois une insulte ». Elle explique que son envie de s’habiller en femme est venue d’elle-même, car les raerae qu’elle voyait n’étaient pas des modèles (elles « s’habillaient vulgairement »), établissant ainsi un contraste entre elle et les autres raerae, « moi, c’était loin de là ». La vulgarité qu’Ariana leur attribue s’enracine plus largement dans des styles de vie au-delà de l’aspect vestimentaire, notamment le travail et la distance au « bord de route » (la prostitution). Elle valorise ainsi le fait que les soupçons de sa famille étaient démentis par les faits : « ils m’ont toujours connue au travail ». C’est donc une logique de distinction qui semble orienter les personnes rencontrées vers une identification à la figure de « femme trans » plutôt qu’à celle de « raerae ». Ces quatre personnes partagent par ailleurs une image idéalisée de « la » femme (élégance, succès professionnel, respectabilité), qu’elles incarnent à différents niveaux, notamment par les ambitions professionnelles (qui leur ont permis une petite ascension sociale) et une certaine recherche de respectabilité (qui se retrouve dans leur rapport à la sexualité). Pour Niko Besnier (1997 : 19), les leitī ne s’inspirent pas des femmes tongiennes typiques, mais de la représentation tongienne de la « lady » coloniale, coquette, délicate, et sensible à la chaleur et à la poussière. À Tahiti, la catégorie occidentale de « femme trans » paraît recouper à la fois cette logique, qu’on retrouve chez les raerae[15], et une logique de classe, pour se distinguer des autres raerae.

La porosité entre « raerae » et « trans » rappelle que les catégories « transgenres » tahitiennes relèvent d’un même phénomène et qu’il faut se garder de réifier les différences (Saura 2020 ; Tcherkézoff 2022 : 123), en s’employant plutôt à les comprendre comme un « continuum » (Lacombe 2008 : 186). Leurs expressions de genre font varier les combinaisons d’éléments féminins (s’habiller en garçon, mais avoir une fleur et des manières, s’habiller en femme, mais sans poitrine ni cheveux longs, être très féminine, mais sans opération, etc.) sans qu’aucun attribut ne soit nécessaire pour définir l’appartenance à l’une ou l’autre catégorie, ce qui facilite le passage d’une figure à l’autre. En effet, si l’identification à l’une de ces catégories perdure souvent tout au long de la vie (Schoeffel 2014 : 83), les catégories ne sont pas étanches. La littérature le constate (Saura 2020 ; Tcherkézoff 2022), mais sans que ne soient encore bien comprises les conditions de tels passages. Les entretiens réalisés fournissent quelques pistes.

Emmanuel, par exemple (māhū, 30 ans, serveur), est passé de raerae à l’adolescence à māhū dans sa vingtaine. Orphelin dès ses 14 ans[16], ayant toujours été efféminé et très attiré par les garçons, Emmanuel se rapproche de ses cousines raerae qui lui apprennent des pratiques de beauté et l’initie à la prostitution. Vivant seul dans la maison de ses grands-parents (parfois avec des copines raerae), il traverse une période de vie orientée vers les sorties et les garçons, tout en continuant à aller au lycée, et survit par la prostitution, un « extra » dans un bar, et l’aide alimentaire procurée par quelques tantes. Au cours de cette période, il se définit comme raerae. Ayant des difficultés à trouver un emploi, il atterrit au RSMA[17] : « Si le RSMA il était pas là, je serais toujours raerae. […] Et j’aurais pas obtenu le travail que j’ai actuellement, je pense, hein ! Parce qu’en tant que raerae, c’est quand même difficile de trouver du travail. » Forcé de se masculiniser au RSMA (se couper les cheveux, changer ses vêtements, raccourcir ses ongles, interrompre la prise d’hormones), il abandonne sa formation en milieu de parcours tant il la trouvait difficile et n’appréciait pas d’évoluer dans un environnement masculin où il devait faire du sport. Cette expérience lui permet néanmoins d’affirmer son identité māhū, comme le démontre cet échange :

E. : Je regrette pas non plus c’que j’ai vécu au RSMA. J’ai pu voir en fait comment est la vie en tant que garçon, et comment est ma vie en tant que māhū, en tant que raerae ou māhū.

M. D. : C’est comment, la vie en tant que garçon ?

E. : Affreux ! [rire] Nan nan, c’est affreux, langage inapproprié, ça parle beaucoup de femmes et tout, de cul, des chaussettes qui traînent dans les dortoirs, les caleçons sales qui traînent dans les dortoirs, ouh là là ! Non, c’est affreux, c’est sale. C’est plus à revivre, voilà pourquoi en fait j’ai quitté également le RSMA, je supportais pas de rester avec des garçons, enfermé avec des garçons et tout. Ça sent la transpiration, tu fais du sport tout à fait comme eux, des choses que j’ai jamais fait [sic] quoi ! Des choses qui me plaît [sic] pas du tout ! [rire] […]

M. D. : Et en comparaison, c’est quoi ta vie de māhū […] ?

E. : Prendre soin de soi, faire du ménage, la cuisine, un peu de jardinage… ‘fin quand je dis māhū, c’est tout c’qu’est travail femme [sic] quoi [amusée], que ce soit ménage, cuisine, jardin, le repassage, même si j’aime pas, je le fais quand même de temps en temps, au moins mes tenues de travail, au moins.

Emmanuel n’est pas revenu à sa féminité raerae depuis le RSMA, trouvant des avantages à son « efféminement » de māhū, que ce soit pour le travail ou pour se lier d’amitié avec autrui. Ariana (43 ans), quant à elle, est passée de māhū à « trans ». À l’adolescence, elle ne s’habillait pas en fille, « le fait que ma féminité ressorte, c’étaient mes cheveux, c’étaient mes manières de gestuer, celles de parler », mais aussi les jeux avec les filles et les tâches domestiques. Au lycée, alors qu’elle portait jusqu’ici les cheveux courts, elle se laisse pousser les cheveux, tout en les attachant à la maison, car l’oncle (parrain) chez qui elle vit ne veut pas qu’elle se féminise. Il accepte néanmoins qu’elle porte un pāreu (paréo) comme les femmes (au-dessus de la poitrine), mais pas de robe : « Je pouvais être le māhū efféminé, mais y a des limites. » À l’armée[18], son « côté féminité [sic] commence à partir physiquement », notamment parce qu’on lui impose de se couper les cheveux courts et à cause du sport, qui lui fait prendre un peu de muscle. Malgré cela, ses manières restent : elle était « māhū dans [sa] tête, [mais] un garçon physiquement ». Lorsqu’elle termine sa formation et son contrat de travail dans l’armée, au début de la vingtaine, elle fréquente quelques bars ou boîtes de nuit qui la mènent à s’intéresser aux raerae et à observer leur mode de vie au centre-ville. Elle commence alors à travailler dans un bar tout en restant māhū, « je me mets un short, un pantalon, une chemise à carreaux, bref, toujours un garçon », jusqu’à un jour de carnaval au travail où un déclic s’opère : « Ce soir-là, je m’habille en robe rouge, maquillée, bien coiffée pour le service. Et depuis ce soir-là, je n’ai plus remis [tape du doigt sur la table] un pantalon ou une chemise ou un t-shirt. Plus rien. » Elle quitte alors le foyer de son oncle où elle ne pouvait pas être une femme comme elle le voulait.

Cette plasticité des définitions de soi repose sur le fait que l’identité en Polynésie est relationnelle et fondée sur les pratiques et les rôles, plutôt que sur des caractéristiques personnelles (Tcherkézoff 1993 ; Elliston 1999 ; Grépin 2001 : 134, 215), mais elle renvoie aussi aux dynamiques de genre liées aux contextes socialisateurs (travail, groupe de pairs). Le rapport à la famille joue aussi, comme on le voit avec Ariana, ou encore avec Olivia (64 ans, femme trans, secrétaire de direction dans un service de l’armée, puis fleuriste), qui s’identifiait aussi comme māhū jusqu’à ce qu’elle quitte le foyer familial au début de sa vingtaine, pouvant alors accélérer sa féminisation.

Finalement, les différentes catégories et la « fluidité » qui marquent certaines trajectoires constituent des variations du même processus de féminisation. Or, nos données font aussi ressortir le rôle de la sexualité et du désir dans ce processus chez les trois figures. Outre le travail notable de Pacifico (2018), la sexualité a été passée sous silence dans les travaux sur la liminalité de genre en Polynésie, alors qu’il semblerait que la sexualité contribue à la féminisation.

Désirer les hommes et être l’objet du désir des hommes

Comme le souligne Besnier (1994 : 286), les catégories de genre « liminales » telles que māhū ou raerae sont aussi enracinées dans la sexualité. Les anthropologues menant des recherches dans cette région du monde s’accordent sur le fait que la sexualité est délimitée et façonnée par l’ordre du genre (Besnier 2018 ; Elliston 1999). Deborah Elliston (1999, 2014) désigne par « matrice hétérosexuelle polynésienne » le fait que l’hétérosexualité est produite par et au travers de la binarité de genre vahine/tāne (femme/homme). Ce qui compte n’est alors pas tant le sexe des partenaires que leur genre, l’important étant d’avoir des rapports sexuels avec des individus d’un autre genre. Sous cet angle, les rapports sexuels entre les māhū/raerae/femmes trans et leurs partenaires cisgenres ne peuvent pas être confondus avec l’homosexualité occidentale : « le sexuel est limité à l’hétérosexualité, et les relations de genre en sont le double fidèle » (Tcherkézoff 2022 : 261). Pour autant, les rapports sexuels avec ces personnes ne sont pas l’équivalent de rapports avec des femmes cisgenres, plus valorisés et valorisants (Besnier 1994, 1997).

À l’exception de trois māhū (Teata, Tehei, Vaiarii), toutes les personnes rencontrées affirment avoir ressenti des attirances pour les hommes dès l’enfance, qui vont d’une fascination intriguée à un désir sexuel plus affirmé. Leurs attirances pour les hommes préexistent aux premiers rapports sexuels, tandis que leur féminité, perçue comme innée (Elliston 2014), s’installe dès l’enfance. Ariana, par exemple (trans, 43 ans), raconte le regard qu’elle portait sur les garçons lorsqu’elle était au Petit Séminaire, avant ses premiers rapports sexuels :

A. : Quand tu arrives en 5e ben, on commence à grandir et là, on comprend mieux la situation. […] On sait dans quelle direction, dans quelle orientation sexuelle, on va. […]

M. D. : Mais du coup, en termes d’orientation sexuelle, toi, tu ressentais quoi ?

A. : Ben, sexuellement, on l’était pas encore [sexuellement actif]. Mentalement ben, « tiens, il est mignon, ce garçon », tu vois. […] Et je me disais même, j’aimerais bien être à côté de lui dans la classe. […] Après, quand tu arrives en 4e, là, c’est différent. […] Là, on devient plus mature. Là, on sait ce qu’on est.

M. D. : Et on est quoi ? C’est-à-dire ?

A. : Je veux d’un garçon. Voilà. Est-ce que je suis gay ? Est-ce que je suis une fille ? Est-ce que je suis māhū ? Je sais pas, mais moi, c’est un garçon que je veux. Voilà.

Ariana assimile ce qu’elle « est » du point de vue du genre (« on sait ce qu’on ») à ce qu’elle désire (« je veux d’un garçon »). Elle a eu son premier rapport sexuel avec un garçon du Petit Séminaire, un des vendredis soir où se tenait la séance « vidéo club », après des échanges de regards au réfectoire, précisant qu’il lui plaisait « beaucoup ». Elle a ensuite des aventures régulières avec ce garçon, puis avec plusieurs autres du Petit Séminaire, précisant « c’qui est marrant, c’est que les garçons ne savaient pas que chacun le faisait avec moi [amusée], personne ne le savait ». Olivia, quant à elle (64 ans, femme trans), s’amuse d’avoir « sucé 90 % de [ses] cousins » :

J’ai découvert d’abord un garçon, j’avais 12 ans. C’était chez ma tante, je suis allée en vacances chez ma tante […]. Et tous les garçons dormaient dans une chambre, et je dormais aussi avec ces garçons, et c’est par là, j’ai couché avec pas mal de mes cousins. Quand j’avais 10 ans ou 12 ans par là […]. À 18 ans, je suçais encore mes cousins, hein.

Olivia se considérait déjà « comme une fille » au primaire, « même à la maternelle ». Elle exprime un désir fort à l’endroit des garçons dès l’école primaire, ayant eu « très, très jeune » des attirances pour les garçons :

Quand j’étais en primaire, quand je voyais [un garçon], toujours [je me disais] : « Oh ! Là, j’aimerais bien sucer ce mec-là, j’étais en primaire hein […], j’aimerais bien voir le sexe de ce garçon. » J’étais déjà attirée par les hommes. Les hommes m’attiraient beaucoup.

Chez Ranihei (femme trans, 34 ans), la sensibilité envers les garçons s’est transformée en jeu de séduction :

R. : Très, très tôt, j’ai compris ce que c’était, le jeu de séduction. […] Moi, j’avais 9 ans ou 10 ans. Et ce garçon-là, il devait avoir 20 ans. Et j’ai joué à ce jeu de séduction et je me souviens l’avoir donc attiré vers moi, et je l’ai forcé à coucher. Et j’ai eu un rapport sexuel avec ce garçon-là très, très tôt. […] Je savais ce que je faisais parce que pour moi, c’était le jeu. Et le fait d’avoir réussi à l’avoir attiré vers moi, c’était une grande satisfaction. […]

M. D. : Comment t’as séduit ce garçon de 20 ans, enfin, ce cousin ? C’étaient des gestes, c’était… ?

R. : Oui, c’étaient des gestes, du genre on était devant la télé et je croisais mes jambes, ou je lui montrais mes cuisses et, et c’est comme ça que ben, je jouais quoi. Et je me levais, j’allais aux toilettes, et puis je faisais des va-et-vient pour lui faire parvenir un message, et de voir donc s’il comprenait le message ou pas.

Ranihei conserve des rapports réguliers avec ce cousin jusqu’à ses 24 ans environ.

Ces propos laissent entendre que féminité et désir s’articulent dès l’enfance, possiblement avant les premiers rapports sexuels. Deborah Elliston (2014) explique que le récit de soi des māhū et des raerae est celui d’une « féminité intérieure » qui « pousse » vers l’extérieur et cherche à s’exprimer. Cette métaphore pourrait s’interpréter comme l’expression du désir éprouvé pour des hommes. Dans une conception socioculturelle où le genre est le soubassement de la sexualité, la métaphore de la féminité « intérieure » comme force qui « pousse » peut être une façon de concevoir et de parler de son désir sexuel, qui « pousse » vers les hommes et incite à se féminiser.

Parallèlement, la sexualisation des māhū/raerae/femmes trans comme objets de désir de la part d’hommes « virils » participe aussi à leur féminisation. La féminité des personnes rencontrées permet aux hommes cisgenres de les aborder, dès l’enfance (pour un autre exemple, voir Broqua 2010 : 45-47). On repère en effet chez les raerae et les femmes trans une « quête de sexualisation par les hommes » (Beaubatie 2019 : 637), et des recherches récentes montrent que c’est dans le rapport sexuel avec les hommes que les raerae se sentent féminines, voire véritablement femmes (Pacifico 2018 : 55-59). Comme l’écrit Tcherkézoff (2022 : 148), « être “transˮ dans le corps, c’est aussi […] être encore plus “filleˮ par le rapport sexuel ». Dans notre enquête, Beverly (26 ans, raerae, comédienne) explique qu’elle ne se sent jamais aussi féminine que quand elle est avec un homme. Le lien conjugal et sexuel avec un partenaire masculin stabilise son identité :

Des fois, t’sais, j’me dis : « Oh ! Peut-être que j’devrais retourner là, peut-être qu’être raerae, ça me convient pas »… mais j’me vois plus [davantage] comme une raerae. Voilà. Dans ma tête, c’est ça, raerae, ou une femme de temps en temps, quand l’amour vient à moi, bien sûr ! [amusée] […] Alors, quand vraiment j’me sens fille, c’est quand je suis en présence, ben, de certains de mes amis, ou plutôt une présence masculine, là, ça revient, mais alors totalement. Les fois que j’me sens autre, la plupart du temps, c’est quand j’me sens assez seule, quand je suis vraiment toute seule, toute seule avec mes problèmes, du coup, c’est là que j’me dis que peut-être je devrais retourner à l’état de garçon [gay]. […] Heureusement que le nouveau [petit copain] est arrivé, ça va changer un peu […]. Je suis carrément bien, j’me sens libérée, c’est comme si, ben, j’avais pas de pénis ou, en tout cas, j’oublie pratiquement tout, j’me sens totalement femme avec [lui].

Ses tenues vestimentaires changent lorsqu’elle est en couple, « j’ose mettre des trucs un peu plus sexy et tout », alors que lorsqu’elle est célibataire, elle met plus facilement « des grands tricots qui cache [s]on corps ». En couple, elle fait plus attention à sa pilosité, c’est « nettoyage tous les jours ». Néanmoins, malgré sa jeunesse et sa beauté, il est difficile pour elle de conserver longtemps ses amoureux, la famille et les amis s’érigeant souvent comme des obstacles, du fait des stéréotypes sexualisant (« c’est une raerae [ton dépréciatif], c’est jamais très sérieux, ça va toujours ailleurs »), notamment l’assimilation à la prostitution (« la plupart des garçons, enfin en Polynésie, nous voit comme des prostituées »). Quant à Roonui (raerae, 22 ans, étudiante en sciences), le lycée lui donne l’occasion de multiplier les partenaires, en commençant par un voisin de lit du dortoir, « c’est un jeu de séduction bien sûr, hein […], on commence à parler et tout, et ça a viré de manière sexuelle comme ça, par hasard ». Or, c’est au lycée que sa féminisation s’est accentuée, au moment où la distance avec les garçons se creusait, Roonui les percevant comme différents d’elle depuis l’enfance. À l’adolescence, la dimension sexuelle du rapport aux garçons est explicitement en jeu :

La première crainte que j’ai toujours eue, au lycée en tout cas, c’est que, j’ai toujours eu peur que lorsque je parle à un garçon, il pense que je viens lui parler pour du sexe. Et je pense que c’est ça un peu qui m’a freinée, à aller parler [aux garçons].

Plus spécifiquement, l’idée que la sexualité contribue à la féminisation des personnes éclaire la pratique du tai’ata, la prostitution. Le rôle de la prostitution dans le devenir raerae a récemment été mis au jour et nuance la dimension violente de cette pratique[19]. Pour Clara (33 ans, raerae, sans emploi), la prostitution est le moyen d’expérimenter un conditionnement de genre :

Je faisais pas pour le travail, je faisais pour le plaisir, pour me mettre dans la peau d’une prostituée, pour me mettre dans la peau d’une femme. […] J’avais un déguisement avec une mèche cachée, je vivais ma féminité, mais on ne savait pas réellement qui j’étais. […] Et mes copines, elles disaient : « Ah Clara ! Il faut arrêter que tu viennes la nuit comme ça parce que nous après, on n’a plus d’clients » [amusée], et du coup, j’ai dit : « J’m’excuse, mais voilà, j’ai envie de vivre ce… d’expérimenter cet état d’esprit, ce conditionnement physique. »

La recherche de féminisation par le lien sexuel aux hommes conduit les femmes trans à s’intéresser au tai’ata malgré leur logique de distinction. Ranihei, qui insiste avant et pendant l’entretien pour ne pas être confondue avec une raerae et qui valorise son engagement professionnel, est malgré tout allée sur « le bord de route » dans sa vingtaine. Le fait qu’elle refusait de tarifer le rapport lui permettait de maintenir une certaine respectabilité :

C’est vrai que ça m’est arrivé d’aller voir des copines au bord de la route, qui faisaient donc du tapin. Et ça m’arrivait d’aller les voir quand on sortait en boîte et tout, […] et puis ben, ça m’arrivait donc d’être interpellée par des hommes. […] Par contre non, moi je ne tarifais pas, non. […] En tous les cas, ça n’a jamais été une motivation, tu vois, de me faire de l’argent en faisant du tapin avec ça. Jamais. Parce que c’était, une fois de plus, c’était clair dans ma tête, clair dans le sens où, c’est pas de cette manière que je vais gagner ma vie. Je savais déjà, en fait, ce que je voulais.

La mise à distance de l’activité prostitutionnelle et la valorisation du travail transparaît aussi chez Olivia (64 ans, femme trans), qui se rappelle avoir décliné des avances autour de ses 25-30 ans :

Je restais dans le noir, je regardais mes copines se prostituer. Mais c’était leur gagne-pain, hein. Moi, je faisais pas ça parce que j’avais un très bon salaire. […] Une fois, je suis tombée sur un homme, il me dit :

« Je te paye ?

— J’ai dit : je ne t’ai pas demandé de l’argent. Pourquoi ?

— Ah bon ? Tu te fais pas payer ?

— J’ai dit : je suis pas une pute, ce sont les putes qui se font payer. »

Aujourd’hui opérée, Olivia s’affirme comme femme et valorise en entretien son succès professionnel et le couple qu’elle a formé par le passé pendant 12 ans avec un « très beau surfer ». La sexualité avec les hommes facilite le sentiment d’être une femme, ce qui semble alimenter la pratique du tai’ata, imposant aux trans voulant se féminiser (par la sexualité) de trouver les moyens de ne pas être juste des « putes ».

Les trois māhū pour lesquels le désir pour les hommes ne préexiste pas aux rapports sexuels avec des hommes cisgenres montrent aussi un lien entre féminisation et sexualité. Teata, par exemple (36 ans, māhū, ouvrier et pâtissier), a d’abord eu des rapports hétérosexuels avant d’avoir un rapport avec un garçon (effectuer une fellation) pour la première fois entre ses 17 et 20 ans. Il raconte qu’un « cousin de [son] cousin venu chez [sa] tatie habiter » lui a proposé, de façon insistante, de « manger le bonbon [le sexe] », ce qu’il décline. Cette proposition a néanmoins suscité de l’intérêt :

Cinq jours après, j’ai commencé à me dire pourquoi pas, je vais essayer. Et depuis là, ben j’ai essayé, ben honnêtement, j’ai vraiment aimé. […] Après, une fête est arrivée, ben, un mec est venu me voir, il m’a attrapé, il a commencé à m’embrasser et… […] C’est comme ça que j’ai connu, ben, le sexe de l’homme.

Malgré le goût qu’il a eu pour cette pratique, il s’ensuit une période de désintérêt pour la sexualité, avant qu’il ne s’engage plus régulièrement dans des rapports avec des hommes. Il a notamment eu trois relations de plus d’un an avec des garçons. Deux d’entre eux étaient hébergés (successivement) par la famille. Sa féminité s’affirme alors dans la même période : avant et au début de sa découverte de la sexualité avec les hommes, il portait des jeans, des « tricots », des casquettes et une gourmette, mais à mesure qu’il prend l’habitude de se faire aborder par les hommes, il se féminise en prenant des manières, arrête de porter sa gourmette, met du rouge à lèvres, et remplace ses casquettes par des fleurs. Les premiers garçons qui l’abordent sont clairs sur le rôle sexuel qu’ils lui attribuent (pénétré) : « Ils me voyaient comme ça. […] C’était comme si c’était moi la fille. C’est, j’pense, comme on sait déjà — ‘fin, je portais pas de robe peut-être, mais j’avais des tendances efféminées. » Tout porte à croire que l’entrée dans la sexualité avec des hommes, et plus globalement le lien sexualisé aux garçons (être dragué, séduire, etc.), a été le terreau de sa féminisation.

Il faut enfin rappeler que les māhū sont traditionnellement perçus comme étant sexuellement au service des jeunes hommes (notamment par la fellation) et qu’il est par ailleurs attendu des taure’are’a[20] qu’ils multiplient les expériences sexuelles (Elliston 2014 ; Grépin 2001 ; Levy 1973). Ces représentations pourraient favoriser le fait que de jeunes hommes demandent des faveurs aux garçons efféminés ou perçus comme tels, comme dans le cas de Teata, ou encore celui de Roonui, qui avait 11 ans lorsqu’un jeune homme lui a demandé, au retour d’une activité paroissiale, de le « masser avec la bouche » à l’entrejambe, prétextant s’être « cogné sur le banc » à cet endroit précis.

Sans oublier que la féminisation repose aussi sur d’autres facteurs, nos données permettent ainsi de penser à un possible effet des attirances sexuelles dans ce processus, à l’image d’autres contextes. Les récits de raerae et de femmes trans rencontrées font en effet fortement écho à ceux des jotas du Mexique (Prieur 1998) ou des travestis du Brésil (Kulick 1998 : ch. 2) du point de vue de la précocité déclarée des attirances pour les hommes, des modes d’entrée dans la sexualité, et de l’efféminement que cela produit.

Conclusion

Plusieurs travaux établissent une déconnexion entre homosexualité et identité « transgenre » en Polynésie (Besnier 1994 : 299-300 ; Schmidt 2016 : 291 ; Tcherkézoff 2022). Le fait d’avoir ou non des rapports sexuels avec des hommes n’est considéré comme ni nécessaire ni suffisant pour faire la « liminalité de genre » (Besnier 1994). Si les facteurs favorisant la féminisation sont multiples, cet article suggère que la sexualité est aussi un aspect à considérer dans l’auto-identification de certaines personnes assignées hommes à la naissance à une des catégories tahitiennes de la diversité de genre. Il se dégage du terrain l’idée qu’à l’échelle des personnes interrogées, la sexualité est un « foyer possible » de fabrication du genre (Clair 2013). Dans le système de genre polynésien, les attirances pour les hommes semblent « signifier » la féminité et impliquer de devenir une femme. Cette piste prolonge alors les analyses de la féminisation de garçons dans d’autres sociétés (Broqua 2010 ; Kulick 1998 : ch. 2 ; Prieur 1998), tout en gardant à l’esprit que l’on peut difficilement élucider l’origine des attirances pour le même sexe (Prieur 1998).

Soulignons alors que cette piste ne contredit pas les travaux qui montrent qu’en Polynésie, le genre façonne la sexualité : la féminisation des garçons sous l’effet de leur désir est le signe du primat du genre sur la sexualité. Cette piste est un prolongement qui interroge l’interaction entre la personne (ses désirs) et le système de genre dans lequel elle évolue et qu’elle intériorise par la socialisation. Cela ne contredit pas non plus le constat fait dans la littérature que parfois, des māhū peuvent être mariés avec des femmes et avoir des enfants (Besnier 1994 : 311 ; Elliston 1999 : 237). La situation conjugale et familiale ne dit rien des attirances ressenties par la personne, ni des aménagements entre les attentes sociales/normatives et l’individu (avec sa gestion des désirs), ce qui, dans le contexte tahitien, doit être pensé avec le fait que « la sexualité des māhū est constamment occultée » et socialement déniée (Elliston 2014 : 39). Il n’y a pas non plus de contradiction avec la présence — récente (Saura 2020) — d’hommes masculins se définissant comme « gays » : cela remet en question la coexistence sur l’île d’ordres normatifs différents, sous l’effet de dynamiques globales (Alexeyeff et Besnier 2014 : 17-21), mais aussi locales. Enfin, cette piste implique d’interroger la sexualité dans l’enfance et la construction sociale du désir, au même titre qu’a été interrogée la construction du genre.

Finalement, comme l’explique Françoise Douaire-Marsaudon (2008) à la suite d’autres (Mathieu 1991), l’existence même de telles catégories liminales suppose deux pôles sexués et une frontière forte entre les genres. Il semble que cela suppose aussi une certaine centralité de la masculinité. Les données présentées rappellent en effet que le masculin (viril, selon les standards polynésiens) reste une norme centrale et que le désir pour les personnes féminines (les femmes et les catégories liminales de genre) est consubstantiel à la masculinité hétéronormative polynésienne. Comme le formule Laure-Hina Grépin (2001 : 25), « la virilité est un paramètre classificateur de premier plan » en Polynésie française : dans cet ordre du genre, c’est à l’aune d’une virilité hétéronormative que se placent et sont placées les personnes, tout signe de féminité faisant passer de l’autre côté de la frontière. Ainsi, le genre en Polynésie ne renvoie pas tant à une dichotomie « homme versus femme » qu’« homme versus non-homme ». Cela pourrait expliquer en partie l’absence de terme spécifique pour les « femmes māhū » (pour passer du côté « homme » de la frontière, il faut le « bon » sexe, le « bon » genre et le « bon » désir). Ces femmes demeurent par ailleurs stigmatisées et complètement invisibles (voir Elliston 1999 ; Tcherkézoff 2022 ; Saura 2020), à l’inverse des māhū/raerae/femmes trans. La condamnation sociale des personnes « transgenres » assignées femmes à la naissance semble alors indiquer que le genre n’est pas aussi « fluide » qu’il n’y paraît et qu’il reste arrimé à des formes de domination masculine[21].