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Cet article se base sur une enquête de terrain d’une durée de trois mois, réalisée durant l’été 2019, à Juchitán (Oaxaca, Mexique), l’une des principales agglomérations de l’isthme de Tehuantepec. Dans cette région majoritairement peuplée par le groupe ethnolinguistique zapotèque, il existe des personnes assignées garçons à la naissance qui ne s’identifient pas exactement comme telles. Elles sont appelées muxes ou muxhes [muʃɛs]. Certaines d’entre elles arborent une identité féminine affirmée dans leur style vestimentaire et choisissent un prénom d’usage en conséquence, sans nécessairement chercher à le faire reconnaître par les institutions étatiques. D’autres manifestent cette identité de manière contextuelle (par exemple, au cours de fêtes). D’autres encore ne revendiquent pas une identité de genre féminine de manière visible. J’ai pu constater que les pronoms utilisés par les muxes varient en fonction des contextes et de leurs interlocuteurs. Toutefois, lorsqu’elles sont entre elles, les muxes ont tendance à privilégier les pronoms féminins. Dans un souci de fidélité aux pratiques des personnes que j’ai côtoyées au cours de mon enquête, je désigne les muxes en tant que collectif au féminin et les personnes en fonction de leurs propres habitudes langagières. Confronté à cette négociation constante du genre dans l’interaction, j’ai renoncé à utiliser le concept de « troisième genre » en relation au muxe, dans la mesure où, comme l’ont déjà pointé différents auteurs (voir par exemple Besnier 1994 ; Kulick 1998 ; Hérault 2007), cette notion sous-tend que parce que les individus ne correspondent pas au genre binaire, ils tombent nécessairement en dehors de celui-ci et le transcendent plutôt que de le brouiller ou le reconfigurer. Le terme transgenre ne renvoie pas à une identité unique, mais à différentes expériences et personnes qui transgressent plus largement la bicatégorisation de genre en adoptant des modes alternatifs d’être et de se comporter qui peuvent éventuellement être associés à des modifications corporelles (Hérault 2007 : 1). Comme le souligne Laurence Hérault, employer le mot transgenre dans ce sens descriptif permet dès lors de suspendre, même partiellement, les terminologies plus conceptuelles, notamment celles d’origine médicale, et d’aller au-delà des terminologies vernaculaires en comparant différents contextes socioculturels et historiques (2007 : 1)[1]. Ainsi, je l’utilise comme terme générique, bien que, afin d’analyser les transformations actuelles des auto-identifications des muxes, il me faudra aussi explorer les terminologies employées par ces dernières. Selon une hypothèse répandue, le mot muxe serait le résultat d’un emprunt de la langue zapotèque à l’espagnol : il dériverait du mot mujer (« femme »). L’expression marquerait ainsi l’affinité de ces personnes avec l’univers féminin. Pour la linguiste Velma Pickett (2013 : 19), il signifierait « efféminé ». Mais pour Ursulino Rueda Sáynez, « chroniqueur de sa terre » (Miano Borruso 2002 : 31), il dériverait du zapotèque namuxe’ (Pickett 2013 : 21) signifiant « timide », « lâche », « peureux » (Bennholdt-Thomsen 1997 : 280 ; Mirandé 2017 : 49). Il est donc également possible qu’il s’agisse, à l’origine, d’une étiquette recouvrant une signification péjorative, compte tenu des moqueries dont les muxes peuvent parfois faire l’objet. Ainsi, peu de temps après mon arrivée à Juchitán, alors que je discutais avec un chauffeur de mototaxi[2], j’évoquais le fait que je travaillais avec les muxes. Celui-ci me répondit « Ah oui, les putos » — expression communément traduite par « pédés », mais qui est également le pendant masculin de puta (« pute »), et qui désigne donc aussi les hommes prostitués de manière péjorative. Guerreo Ochoa (1989 : 22), cité par Marinella Miano Borruso (2002 : 16), signale que dès le XVIe siècle, on notait déjà diverses appellations pour désigner des comportements « homosexuels ». Pour l’anthropologue italienne, « nous devons supposer que ces pratiques ont une longue histoire dans la culture zapotèque » (ibid.). Toutefois, aucune source ne permet d’affirmer quel regard portaient les Zapotèques de l’isthme de Tehuantepec sur l’homoérotisme, les pratiques « homosexuelles » et les expériences « transgenres » à l’époque précolombienne, d’autant plus que la pratique de la sodomie a pu servir de justification du projet colonial et de la violence qu’il suppose (Hérault 2010 : 1).

Des travaux ethnologiques récents ont montré la profonde évolutivité des expériences transgenres dans différents contextes culturels, en nous invitant à nous interroger sur les conditions qui ont permis leur émergence ou leur visibilité accrue, comme les processus économiques (Cova 2018 dans les basses terres d’Amazonie) ou encore les concours de beauté (Absi 2017 en Bolivie). Certaines de ces recherches ont mis en lumière la fabrication d’identités de genre en vernaculaire dans le contexte de revendications identitaires locales et de la globalisation (ibid. ; Arrago-Boruah 2022 en Inde). Je partirai donc de la situation contemporaine pour explorer les transformations des conceptions des modes d’être muxe parmi les principales personnes concernées. La sexualité s’est avérée être un point d’observation privilégié pour cela. En effet, la configuration de genre élaborée par les muxes et leurs partenaires repose notamment sur les rôles sexuels dans l’acte pénétratif : l’agent pénétrant (dit « actif ») occupant un rôle masculin et l’agent pénétré (dit « passif »), un rôle féminin. Toutefois, dans la pratique, il arrive que les muxes pénètrent leurs partenaires. Étudier les discours des muxes entourant ces renversements a permis de mettre en lumière une adhésion croissante des jeunes muxes aux modèles de genre conventionnels par rapport à leurs aînées. Afin de comprendre ces changements, je les replacerai dans l’histoire de la lutte des muxes pour la reconnaissance sociale de leur identité collective articulant les revendications identitaires régionales, l’essor des mouvements LGBT+ (lesbiennes, gays, personnes bisexuelles, travesties ou trans), les registres festifs locaux et la crise du VIH/sida. Je montrerai ensuite que cette volonté d’adéquation avec les stéréotypes dominants de la féminité découle aussi de la place des muxes sur le marché du travail. Enfin, j’étudierai le rôle des catégories mobilisées par les muxes pour s’autodésigner dans ce processus. Loin de s’opposer, les terminologies vernaculaires et anglo-saxonnes se complémentent et permettent aux muxes de s’inscrire dans la continuité des mouvements LGBT+ tout en revendiquant leur particularisme culturel dans un contexte de globalisation. Toutefois, leurs usages prennent différentes formes qui ouvrent la voie à autant de trajectoires potentielles pour le devenir des modes d’être muxe.

Méthodologie

Le fait que je sois moi-même homosexuel eut une forte incidence sur mes relations d’enquête avec les muxes. Toutes ou presque me questionnaient à ce sujet, et après une réponse affirmative, elles répondaient généralement qu’elles cherchaient juste à confirmer leurs doutes, évoquant par exemple mes manières de parler, de me mouvoir, ou un détail de ma tenue. En ce sens, ma proximité avec un « habitus homosexuel » (Pollak 1982 ; Broqua 2009) a favorisé mon intégration au sein de ce milieu d’interconnaissance, de même que ma bonne entente avec Sheila[3], une muxe professeure d’éducation physique âgée d’une trentaine d’années (la plus âgée de son groupe d’amies) rencontrée à l’occasion d’une fête. Dès lors, elle me présenta toujours, non sans une certaine ironie, comme muxe, mujer (« femme »), ou plus humblement comme loca (« homosexuel efféminé »). Par ces manières de m’introduire, Sheila signifiait que j’étais « des leurs », instaurant un climat de confiance et libérant la parole. Cela permettait aussi de me discréditer en tant que partenaire sexuel en créant du commun, dans la mesure où la plupart des muxes ne souhaitent avoir de relations sexuelles qu’avec des hommes correspondant aux modèles de genre, qu’elles appellent parfois hombres de verdad (« vrais hommes »). J’ai ainsi pu nouer, au fil de l’enquête, de véritables relations d’amitié, notamment avec Sheila et ses amies, et j’ai dès lors été invité aux évènements du groupe plusieurs fois par semaine, dont celui nommé la copa gay, expression signifiant littéralement « le verre gay » en castillan, qu’elles emploient pour désigner leurs réunions ayant lieu tantôt dans des cantinas (bars fréquentés majoritairement par des hommes et des muxes), tantôt chez elles ou, par extension, dans toute fête impliquant d’autres locas. Il ne s’agit pas de dire que j’étais perçu comme muxe : si mon homosexualité a contribué à « mettre en commun » (Ingold 2018) nos expériences, mon statut d’étranger a quant à lui produit des « variations » (ibid.) donnant lieu à des correspondances enrichissantes et incitant les muxes à l’indulgence face à mes maladresses. Par ailleurs, j’ai vite réalisé qu’être associé à un groupe d’amies pouvait m’éloigner des autres. En effet, bien qu’il soit courant que des muxes des villes et villages de l’isthme de Tehuantepec se connaissent et se fréquentent au cours de fêtes régionales — notamment celles organisées par des muxes —, ce réseau d’interconnaissance est aussi traversé par des fractions à l’échelle des groupes d’amies. J’ai donc réalisé dix entretiens approfondis avec des muxes d’âges, de quartiers, et de milieux socioprofessionnels variés qui me présentèrent à leur tour à leurs amies, ce qui me permit d’avoir accès à plusieurs trajectoires biographiques et d’élargir mes cercles sociaux.

Picas o te pican? (« Actif ou passif ? »)

Le 14 septembre, veille de fête nationale, Sheila et ses amies organisent chaque année la « Nuit mexicaine trans », une réunion festive, qui cette année avait lieu chez Sheila. L’heure était aux commérages. Maria m’apostropha : « Melvin, participe à la putería (“la vie de pute”) ! » Une autre, Reyna, s’exclama ironiquement : « je suis exténuée de les entendre », faisant référence à deux autres convives particulièrement silencieux et à moi-même. Sheila me demanda alors : « Préfères-tu pénétrer Reyna ou qu’elle te pénètre ? » Après un rire gêné de ma part, elle conclut : « Ne t’inquiète pas, Reyna ne va pas te violer, pour le moment. »

Il est fréquent que les muxes jouent sur le malaise dans leurs plaisanteries en proposant à d’autres muxes de les pénétrer, suscitant une gêne chez leurs interlocutrices, rebutées à l’idée d’avoir un rapport sexuel avec une autre loca, puis un rire collectif. Cela rappelle le cas des Trumai (Mato Grosso, Brésil) tel que décrit et analysé par Emmanuel de Vienne (2012). Ces derniers ont recours à des plaisanteries qui, bien qu’associées de manière prototypique à la relation entre cousins croisés masculins (amipine), marquent aussi fréquemment les relations avec les étrangers, qu’ils soient Indigènes ou Blancs. Dans ces plaisanteries, le ressort humoristique tient à l’ambivalence — aussi bien morale que fonctionnelle — de la plaisanterie, laquelle dérive directement du cadre d’interaction qui lui est propre. Ce dernier permet en effet d’instaurer des échanges et des formules très standardisés tout en générant un fort sentiment d’embarras et de déstabilisation. Lorsqu’ils mobilisent ce registre humoristique avec les étrangers, les Trumai misent sur l’intégration et le rapprochement en donnant à l’étranger un nom local, ou en évoquant la possibilité de relations sexuelles improbables. C’est ce que firent les muxes avec moi en m’appelant Melvina Sicarú une féminisation de mon prénom à laquelle est apposée l’adjectif « jolie » en zapotèque — et en me proposant de me pénétrer à plusieurs reprises. Ces plaisanteries ne sont cependant possibles que dans le cadre d’un registre humoristique propre aux groupes d’amies, sans quoi elles seraient perçues comme une insulte. Pour cause, la configuration de genre élaborée par les muxes et leurs partenaires sexuels renvoie à un modèle largement décrit par l’anthropologie américaniste (voir par exemple Murray 1995 ; Kulick 1998 ; Melhuus 1998 ; Prieur 1998), qui repose davantage sur une division genrée des pratiques sexuelles que sur le sexe des partenaires : l’agent pénétrant (dit « actif ») est perçu et se perçoit comme masculin et l’agent pénétré (dit « passif »), comme féminin. La description la plus célèbre de ce modèle dans ses particularismes mexicains est sans doute celle livrée par Octavio Paz dans son essai Le labyrinthe de la solitude (1985 [1950]). Il y décrit l’idéal de la virilité comme intrinsèquement lié à l’idée d’impénétrabilité. À l’inverse, les impuissants sont ceux qui laissent le monde extérieur pénétrer dans leur intimité, notamment les femmes (ibid. : 33). Dans cette même perspective, il note que :

Il est significatif, d’autre part, que l’homosexualité masculine soit considérée avec une certaine indulgence pour ce qui est de l’agent actif. L’agent passif, au contraire, est un être abject et dégradé. Le jeu des « albures » — c’est-à-dire le combat verbal fait d’allusions obscènes et de double sens, qui se pratique tant dans la ville de Mexico — […], ces paroles sont pleines d’allusions sexuelles agressives ; le perdant est possédé, violé par le gagnant, et les spectateurs rient et se moquent de lui. L’homosexualité mexicaine est donc tolérée à condition qu’elle consiste à violer un agent passif.

Paz 1985 [1950] : 39-40[4]

Au Mexique, le terme mayate désigne les hommes qui se perçoivent comme hétérosexuels et virils et qui sont socialement reconnus comme tels, car ils peuvent avoir une petite amie ou une épouse, mais qui en parallèle, ont des relations sexuelles avec des gays (hommes homosexuels) dont ils se distinguent notamment par leur rôle d’« actif ». Toutefois, la plupart des gays des zones urbaines du Mexique ont aussi des relations affectives et sexuelles avec d’autres gays. Les muxes, elles, affirment généralement n’avoir de relations sexuelles qu’avec des mayates et bien qu’elles puissent en rire, elles n’avouent généralement pas les avoir pénétrés par désir, dans la mesure où cela remettrait en cause leur féminité. Quand elles l’admettent, elles évoquent généralement des raisons pécuniaires, un souhait de leur partenaire, ou précisent que cela ne les « caractérise » pas. Ces glissements donnent lieu à toute une série de pratiques linguistiques. Les hommes qui se font pénétrer par des muxes sont ainsi appelés « Ramón », une variante locale du mayate. On me raconta qu’il s’agit du prénom du premier homme « macho » et marié à avoir été pénétré par une muxe habillée « en femme ». L’expression se décline en ramonear, verbe qui renvoie à l’action de pénétrer un homme en tant que muxe. Enfin, l’appellation ramoneras désigne les muxes pénétrant des hommes. C’est ainsi que le jeune poète, avocat, et artisan muxe juchiteco Elvis Guerra, célèbre à l’échelle locale, mais aussi internationale pour ses poésies en espagnol et en zapotèque autour de la muxeidad[5], a décidé d’intituler son dernier recueil (Guerra 2020). Cet ouvrage, qu’il dédie aux muxes assassinées durant les dernières années, se veut aussi un « chant à l’érotisme ». Se revendiquer ramonera fait pour lui partie d’une démarche politique plus globale, ce qu’il explicitera au cours d’un entretien que j’ai eu avec lui. Alors que la plupart des muxes ne veulent avoir de relations sexuelles qu’avec de « vrais hommes », lui parle ouvertement de sa relation avec une autre muxe. Par ailleurs, lorsqu’elles revêtent les tenues régionales, la majorité des muxes choisissent soit de porter des vêtements communément associés aux hommes, soit d’adopter des styles vestimentaires, capillaires et cosmétiques « féminins ». Elvis se plaît quant à lui à porter un huipil — chasuble brodée de motifs floraux ou géométriques traditionnellement portée par les femmes — par-dessus sa chemise (guayabera). J’ai cependant pu constater que, depuis mon enquête, il a commencé à porter la tenue féminine régionale dans son ensemble, incluant la enagua (« jupe »), au cours de certaines fêtes. Ces écarts par rapport aux attentes sociales lui valent de faire l’objet de ragots de la part de certaines muxes n’appréciant guère qu’il parle de « Ramón » ou encore qu’il porte, de manière singulière, les vêtements « traditionnels » locaux, jugeant qu’il s’agit d’un manque de respect pour la femme zapotèque dont l’habit se doit d’être « bien » porté. L’une ira même jusqu’à dire :

Il veut parler de la sexualité de tous, donner une vision générale de l’homosexualité ou des muxes, mais il n’est même pas vestida (muxe affirmant une identité féminine visible quotidienne), il n’est même pas muxe. Enfin si, il est muxe, dans le sens où il se considère comme muxe et que le concept de muxe est divers, mais il ne s’est jamais habillé en femme[6].

On voit ainsi émerger une adhésion croissante des jeunes muxes aux modèles de genre que l’on constate également dans les prénoms choisis par les nouvelles générations en comparaison avec les précédentes. Ces dernières avaient en effet tendance à choisir des prénoms plus fantaisistes : par exemple Mística, qui choisit son nom en référence à un personnage emblématique incarnant la « méchante » de la novela mexicaine des années 1990 « María Mercedes » ; Kika qui reprit le surnom qu’on lui donnait pour se moquer de son efféminement — sobriquet découlant de « Kike », qui découle lui-même de son prénom de naissance « Enrique » ; Félina, qui était à l’origine un surnom donné par ses camarades de basketball. On trouve même une muxe qui se fait appeler la Pitufina (la Schtroumpfette). Or, aujourd’hui, les jeunes muxes tendent à préférer des prénoms qui pourraient être portés par des femmes cisgenres (dont l’identité de genre coïncide avec le sexe assigné à la naissance).

Des brèches dans l’histoire

Comprendre les transformations des conceptions locales des modes d’être muxe implique de s’intéresser aux conditions historiques qui ont permis aux muxes de sortir de l’invisibilité sociale, comme les processus identitaires régionaux, l’essor des mouvements LGBT+ au Mexique, les registres festifs locaux et la crise du VIH/sida. Selon l’anthropologue-historienne Leticia Reina (1995), les politiques démographiques mises en oeuvre au cours de la seconde moitié du XIXe siècle et la construction ultérieure de la route transisthmique ont provoqué, dans la région de l’Isthme, des taux de croissance supérieurs à la moyenne de l’État et du pays, ce qui amena des populations européennes à migrer dans la région. Contrairement à d’autres régions du pays où l’immigration européenne était intégrée au processus de renforcement des oligarchies régionales, l’isthme d’Oaxaca a favorisé la formation d’une oligarchie zapotèque qui, à la fin du XIXe siècle, était essentiellement urbaine avec une culture suffisamment ouverte pour assimiler les immigrants et les étrangers dans sa société. Or, comme l’a montré Saúl Millán (2017), cette « zapotéquisation des étrangers » dans l’isthme a également donné lieu à une reformulation substantielle des mécanismes identitaires en transformant l’identité zapotèque en un objet de valeur hautement apprécié par les locaux et les étrangers. En retravaillant divers matériaux symboliques, tant propres qu’étrangers, tels que la tenue emblématique de la Tehuana (femme de l’isthme de Tehuantepec), inspirée des robes de soirée françaises du XIXe siècle, les Zapotèques ont contribué à générer l’idée d’une identité locale singulière, en principe distincte de celle de ses voisins immédiats (Millán 2017). L’anthropologue Juan Antonio Flores Martos (2010) signale quant à lui des processus d’autoconscience ethnique et d’ethnogenèse intensément déployés dans la région à partir des années 1970 ainsi qu’une montée de la bourgeoisie indigène, qui revendique à la fois une identité différenciée des Zapotèques de la vallée et une conscience marquée de sa différence avec la culture nationale mexicaine (2010). C’est à cette même époque qu’émergèrent Las Auténticas Intrépidas Buscadoras del Peligro (« Les authentiques intrépides et chercheuses de danger »). À l’origine, il s’agissait d’un petit groupe d’amies muxes dont la majorité des membres avait étudié ou travaillé dans la ville de Mexico et militait au sein du PRI (Parti révolutionnaire institutionnel). Elles commencèrent par organiser des réunions festives confidentielles à Juchitán. La fête prit rapidement de l’ampleur en reprenant les codes du système de charges local[7] tout en important le show travesti du centre du pays et en s’inspirant des concours de miss conventionnels (Miano Borruso 2002 : 160 ; Flores Martos 2010 : 21). L’évènement attira ainsi l’attention de médias puis de publics internationaux, ce qui généra des retombées économiques non négligeables dans cette ville où beaucoup de personnes vivent de la fête (confection et vente de tenues régionales, coiffure et maquillage, décorations, vente de nourriture et de bière, musique, services, transport, hébergement, etc.). Il se fit ainsi une place parmi les velas[8] de Juchitán et devint un grand rassemblement populaire apartisan. Cela donna lieu à un véritable mouvement dans la région où de nombreuses velas muxes émergèrent. Ce n’est qu’au cours des années 1980 — qui marquent l’essor des mouvements LGBT+ au Mexique[9] et une plus grande visibilité de la culture gay dans les médias — que certaines muxes commencèrent à porter les tenues féminines régionales, déjà popularisées à l’international par l’artiste Frida Kahlo et jusqu’alors réservées aux femmes cisgenres, dans l’espace public. Enfin, comme l’a montré Miano Borruso, la lutte des muxes contre l’épidémie du VIH/sida dans les années 1990 favorisa leur irruption sur la scène sociopolitique locale et régionale :

En 1995, les muxe’ — soutenus par l’association de lutte contre le VIH/sida GunaxhiiGuendanabaani (aime la vie) — se sont organisés au sein du collectif Bini Laanu (des gens comme nous) et dans un projet d’éducation communautaire pour la prévention de la maladie. Marches et activités d’information à l’occasion de la journée du sida, ateliers de formation et de renforcement des capacités, conférences dans les écoles, travail d’information auprès des travailleuses du sexe, des mayates, des petits amis, des voisins et des membres de la famille, formation d’ONG dans la région, création d’alliances avec divers secteurs de la société et de réseaux opérationnels entre les associations de l’État pour améliorer la santé sexuelle, formation personnelle, assistance et orientation des patients, formation de nouveaux groupes de promoteurs et de nouveaux projets d’intervention, collecte de fonds, intégration de l’utilisation du préservatif dans les pratiques sexuelles : tout ceci constitue un ensemble de nouvelles formes de présence et d’acquisition de capital social par les muxe’.

Miano Borruso 2010a : 4

Miano Borruso (2010a : 10) décrit également la trajectoire de Coqui qui, en juillet 2003, a été proposée comme candidate à la députation fédérale par l’ancien parti México Posible, dont le programme politique était basé sur la défense de l’égalité des sexes et des minorités sociales. À cette occasion, les médias mexicains ont offert à la candidate l’opportunité de présenter et de valoriser Juchitán et les muxes sur la scène nationale et internationale. On assista alors à la résurgence d’anciens mythes tels que le matriarcat juchitèque, et la candidate fut présentée par les médias comme le prototype de toutes les muxes, véhiculant dans l’imaginaire social l’idée selon laquelle toutes les muxes sont des travestis ou des femmes transgenres (ce qui est faux), parfois en cherchant une origine précolombienne aux muxes comme légitimation de leurs modes d’être.

Ces discours sensationnalistes contribuèrent à l’accroissement de la visibilité sociale des muxes et sont, aujourd’hui encore, couramment repris par ces dernières à des fins politiques. Leur participation à la marche LGBT+ de Mexico, en juin 2019, constitue un exemple emblématique. Elles y défilèrent sur un char allégorique évoquant ceux des regadas (distributions de fruits, de sucreries ou d’articles ménagers du haut de chars dans le cadre de certaines velas). L’évènement fut financé par le groupe Modelo (spécialisé dans la bière), déjà bien implanté dans l’isthme de Tehuantepec, où la boisson a été intégrée au système festif et tend à être considérée comme un marqueur identitaire local en dépit du fait que sa consommation soit relativement récente dans la région (voir Miano Borruso 2002 : 116). Le groupe Modelo mit en place une campagne publicitaire imprégnée d’une exaltation du métissage typique du nationalisme mexicain post-révolution en utilisant une image statique de l’« indigène » censé représenter les traces d’un passé glorieux, ou en l’occurrence, de « racines pleines de diversité », objectivant les muxes comme « le troisième genre zapotèque reconnu et célébré depuis l’époque précolombienne » et les réduisant à un symbole culturel « commercialisable » (Dávila 2004). Ce n’est cependant pas un hasard si les muxes choisirent cette année-là pour participer à la marche. Le 9 février précédant l’évènement, le corps de Óscar Cazorla, l’un des membres fondateurs de Las Intrépidas, fut retrouvé sans vie à son domicile, montrant des signes de tortures. Celui-ci ayant largement contribué à la visibilité actuelle des muxes, il n’est pas étonnant qu’elles aient choisi d’utiliser cette marche, non seulement pour lui rendre hommage, mais aussi pour réclamer justice et alerter les autorités à propos de la montée de la violence dans la région.

Il semble donc que les processus identitaires régionaux, l’essor des mouvements LGBT+ puis l’épidémie de VIH/sida ont ouvert des brèches historiques que les muxes ont habilement exploitées en créant des alliances locales, nationales et transnationales tout en revendiquant leur particularisme. Dans ce processus, elles ont intégré des éléments exogènes en leur donnant des accents culturels originaux et elles se sont emparées des récits sensationnalistes dont elles faisaient l’objet pour sortir de l’invisibilité sociale et devenir des sujets politiques. Mais comme le souligne l’anthropologue Véronique Boyer :

Admettre que les affichages ethniques soient modifiables et qu’ils constituent un moyen d’accéder à des droits ne signifie toutefois pas qu’il faille en rester à une version schématique de l’« essentialisme stratégique » (Spivak 1988). Car si ces identifications peuvent être provisoires, elles sont sérieusement investies et, en cela, pleinement réelles tant qu’elles durent.

Boyer 2015 : 33

Dans cette perspective, il n’est guère étonnant qu’aujourd’hui, parmi les jeunes générations, beaucoup considèrent l’expression d’une identité féminine visible et le port de vêtements « traditionnels » comme un critère décisif dans la définition de l’être muxe en dépit du fait qu’il s’agisse d’un phénomène récent.

Les muxes « deviendraient-elles » trans ?

Aujourd’hui, on constate que de plus en plus de muxes aspirent à « féminiser » leur corps de façon permanente. Pour cela, elles ont notamment recours à une substance nommée « biopolymère » — un gel dont l’inoculation peut causer des nécroses, et même la mort — qu’elles s’injectent clandestinement dans les seins ou le fessier. Une muxe me dit même : « Elles peuvent s’injecter des agents de modelage, des huiles de cuisine, des huiles pour bébés. Tout ce qu’elles trouvent, elles se l’injectent. » Le cas des muxes résonne avec les travaux de Pascale Absi (2017), qui a montré que l’émergence de concours de beauté de « Miss transsexuelles » boliviens a permis aux femmes trans boliviennes de sortir de la clandestinité et de devenir des sujets politiques. Cependant, en s’inspirant des concours de Miss conventionnels, ils ont favorisé l’identification à un modèle de féminité cisgenre et ont ainsi reproduit des processus et des rapports de subordination. Ces concours ne constituent pas un cas isolé, mais font partie d’un plus vaste mouvement en Amérique latine :

Sur le continent sud-américain, au-delà de la diversité des contextes nationaux et de l’histoire particulière des catégories sociales représentées, les concours de Miss trans et de Miss indigènes semblent surfer sur une même vague de fond : la reconnaissance, par des instances internationales, de droits spécifiques à des populations identifiées comme « minoritaires » (« minorités nationales, ethniques, religieuses et linguistiques » dans la convention de l’ONU de 1992 ; « minorités sexuelles » dans la foulée des principes de Jogjakarta présentés au Conseil des droits de l’homme des Nations unies en 2007).

Absi 2017 : 21

Toutefois, le fait que les muxes se soient réapproprié ces évènements en les incorporant au système de charges local introduit une variation notable. Dans le cas des velas, aucune règle ne stipule que la reine doit assumer au quotidien une identité visible de femme et beaucoup de muxes ont été élues reines alors qu’elles ne se travestissent que ponctuellement et se plaisent à arborer les tenues les plus extravagantes possibles pour l’occasion. De plus, la reina n’est pas élue tant pour son apparence physique que pour son capital économique, car bien qu’une partie des frais de la vela soit couverte par la sociedad — le collectif organisateur —, la reine doit en fournir une autre part. Il peut par exemple s’agir du financement de groupes musicaux, de sa tenue, de la nourriture et des bières pour son kiosque, ou encore de ses danseurs, ce qui permet à la reina de renforcer et d’exhiber son prestige social. Enfin, la charge de reina n’est qu’une étape d’un cycle au cours duquel la muxe assure plusieurs fonctions. À titre d’exemple, l’une des membres fondatrices de la Vela Nadxhiely qui a lieu à Ixtepec, un village voisin de Juchitán, m’expliqua qu’avant de devenir reine, une muxe doit d’abord occuper la fonction de socia (membre du collectif organisateur), puis être capitana, c’est-à-dire participer à la regada. Elle peut alors se proposer comme reine auprès de la sociedad, à condition que sa candidature soit validée par cette dernière un an à l’avance. Ce n’est qu’après son règne qu’elle pourra prétendre être mayordoma, la charge qui bénéficie du plus grand prestige dans la région, dans la mesure où elle démontre une maîtrise de la tradition, une réussite économique, ainsi qu’un sens du sacrifice au service de la communauté, la mayordoma finançant la majeure partie de la fête. Elle se voit donc attribuer successivement toutes les charges du système sur plusieurs années — bien qu’il puisse exister des variations selon les sociedades. Cela ne veut pas dire que les reines muxes ne concourent pas pour la beauté, ni que ces évènements ne puissent pas mettre en scène des stéréotypes de genre dominants, mais plutôt que ces derniers ne découlent pas directement du fonctionnement des velas. Ainsi, si de manière générale, la charge de mayordoma est considérée comme la plus prestigieuse par la plupart des habitants de la région, celle de reina tend à tenir une place toute particulière pour les muxes. Par exemple, Mercuria, une muxe commerçante âgée d’une quarantaine d’années, me dit un jour : « Le jour où tu seras reine, ceux qui t’ont reniée s’approcheront de toi […] (soupir). Être la reine des Intrépidas est un rêve. » Valentina, quant à elle, se mit à la diète l’année de son couronnement et maigrit considérablement, car elle voulait « briller », sombrant ainsi dans l’isolement et la déprime à tel point que cet état d’esprit provoqua une paralysie faciale. Pour cause, les muxes constituent un milieu d’interconnaissance particulièrement compétitif, ce qui est renforcé par les modalités locales du prestige en lien avec le système de charges ainsi que par leur position latérale par rapport aux structures de l’alliance. Ne se mariant généralement pas et ne voulant avoir de relations qu’avec de « vrais hommes », elles sont reléguées à la partie illégitime de la sexualité de ces derniers. Similairement aux omeggid — une forme de transidentité chez les Guna du Panama — (Madi Dias 2018), si les muxes que je connais sont unanimes sur le fait qu’elles n’échangeraient pour rien au monde ce modèle de relation contre celui du couple monogame, elles sont particulièrement sujettes à l’abandon, ce qui les place dans une position de vulnérabilité affective. De ce fait, il n’est pas rare de voir émerger des disputes entre muxes au cours de fêtes, parfois déclenchées par un simple regard mal interprété. Ces conflits peuvent aller jusqu’à la violence physique, et ont souvent pour origine des histoires de compétition pour le prestige, la beauté ou encore pour les hommes.

Marinella Miano Borruso (2010b), dans une communication intitulée « Entre le local et le global. Les “muxe” au XXIe siècle » (Entre lo local y lo global. Los « muxe » en el siglo XXI), réagit au désir croissant d’opérations chirurgicales parmi les muxes. Elle y développe l’idée selon laquelle les muxes « deviendraient » trans en raison d’une « aspiration à la modernité » et des modèles de féminité hégémoniques qui viendraient contaminer l’imaginaire zapotèque, prédisant que cela mènera nécessairement de plus en plus de muxes vers la prostitution. Sans nier la force des stéréotypes de genre dominants, largement véhiculés par les médias, en faire le principal moteur du devenir du corps muxe me semble être une double négation. Premièrement, cela occulte les difficultés matérielles inhérentes à leurs modes de vie. Deuxièmement, leurs propres discours décrivent précisément le processus inverse : elles ne se prostituent pas parce qu’elles modifient leur apparence physique ; mais réalisent ces injections clandestines, mettant en péril leur santé et parfois leur vie, parce qu’elles se prostituent. Ainsi, alors que je discutais avec Ariana, une muxe âgée d’une vingtaine d’années qui ne se travestit qu’occasionnellement et qui travaille actuellement comme artisane, confectionnant des décorations pour des fêtes ; je lui ai demandé ce qui l’a amenée à choisir d’étudier l’ingénierie commerciale. Elle me répondit :

Au début, je ne voulais pas étudier après le lycée, car je voyais ma mère travailler durement pendant ce temps […]. Je pensais aller à Mexico pour travailler afin de subvenir aux besoins de la famille ; mais comme ils m’ont soutenue, je ne l’ai pas fait. Je pensais y travailler comme prostituée, pour gagner de l’argent rapidement ; mais j’aurais dû m’injecter, faire de la chirurgie. Puis j’ai fait des recherches sur le biopolimero, et l’huile que ces filles s’injectent est très mauvaise : ton corps pourrit, et puis l’injection peut susciter un infarctus. J’avais tout prévu, mais avec le soutien de mes parents, ça n’a pas été nécessaire.

Similairement aux travestís de Salvador de Bahia au Brésil (Kulick 1998), les muxes lient de manière indissociable le corps refait, impliquant des seins et des fesses proéminentes, à l’exercice du travail du sexe à Mexico — où les clients sont plus abondants et les prestations, mieux rétribuées —, car cela correspond aux expectatives des clients. Par ailleurs, alors que leurs frères et soeurs se marient et quittent la maison familiale pour s’installer avec leurs conjoints, la plupart des muxes restent pour prendre soin de leurs parents et assurent un apport économique significatif au foyer. Si Ariana a finalement été soutenue par sa famille, beaucoup de muxes issues de milieux modestes vivent du travail du sexe ou ont des relations sexuelles tarifées ponctuelles en complément d’une autre activité, car elles considèrent qu’il s’agit de l’option la plus lucrative à leur portée pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs proches. Cela s’explique par leur position sur le marché du travail — que Miano Borruso conçoit en ces termes :

On trouve des muxes occupant des fonctions socialement reconnues et prestigieuses, tant au sein de la famille que de la sphère publique et communautaire, depuis le système festif jusqu’à la représentation politique et la reproduction de certains éléments culturels importants pour la transmission de l’identité du groupe : ils sont les artisans qui conçoivent les tenues régionales, qui confectionnent et élaborent les décorations des fêtes et les chars allégoriques pour les défilés des Velas, les chorégraphes qui se chargent d’inventer et de diriger les danses en vogue des quinceñeras. Ils peuvent occuper un poste dans la hiérarchie traditionnelle comme mayordomos, brujos (sorciers), ou curanderos (guérisseurs). Récemment, ils ont eu accès à des centres d’études supérieures, se sont formés comme professionnels et intellectuels, occupant aussi des postes de responsabilité politique. Leurs activités se déploient donc dans les espaces sociaux et religieux des deux sexes.

Miano Borruso 2002 : 149

Si les muxes tendent effectivement à occuper ces fonctions spécifiques au sein de la division traditionnelle du travail, à l’exception de quelques trajectoires militantes qui ont permis à des muxes d’occuper des fonctions politiques, les formes d’ascension sociale décrites par Miano Borruso ne concernent pas les muxes qui affirment une identité féminine visible au quotidien — qui, comme le souligne l’autrice, sont souvent celles issues de milieux populaires (2010 : 2451). Ces dernières tendent à faire l’objet de discriminations spécifiques à l’embauche, comme c’est le cas de Maria qui, pour obtenir son emploi dans un organisme de bailleurs de fonds, dut couper ses longs cheveux, ce qui l’affecta longtemps au point de cesser d’affirmer une identité féminine visible. Comme le mentionne Victor Cova (2018) dans un article analysant l’impact du travail salarié sur l’activisme LGBT+ au sein d’un groupe Shuar d’Amazonie équatorienne :

Dès lors que le travail salarié est défini par le genre, le genre devient un travail. Il le fait de deux manières. Premièrement, pour obtenir et conserver un emploi, il faut adopter une présentation spécifique et souvent stéréotypée du genre (talons, jupes et maquillage pour les femmes ; costumes et cheveux courts pour les hommes). Deuxièmement, et en conséquence, le genre doit être acheté sous la forme d’une gamme d’accessoires et de services professionnels : coiffeurs, manucures, maquilleurs, vêtements, maquillage, etc.

Cova 2018 : 8

Il n’est pas exclu que de manière rétroactive, les modifications corporelles réalisées par les muxes travailleuses du sexe contribuent à introduire de nouvelles normes de beauté dans la région, normes dont la reproduction serait favorisée par la compétition traversant ce milieu d’interconnaissance. Toutefois, ces pratiques sont irréductibles à un attrait pour la modernité, mais découlent aussi de la matérialité des formes d’existence muxes. Dans ce contexte, opposer les formes d’existence muxes et transgenres comme on opposerait la tradition à la modernité ne fait pas sens, dans la mesure où en dehors de la division traditionnelle du travail, les muxes, comme les femmes transgenres du reste du Mexique, tendent à être assignées à « l’économie érotique » (ibid. : 15), c’est-à-dire au travail du sexe et de la beauté. Dans cette perspective, je déplacerai la question « Pourquoi être trans et plus muxe ? » posée par Miano Borruso (2010b : 2453) vers celle des usages contextuels que font les muxes des catégories de genre et de sexualité vernaculaires et globales afin d’interroger leur rôle dans les transformations actuelles des modes d’être muxe.

Les catégories de genre et de sexualité à l’épreuve du quotidien

Beth Sua est une militante muxe aux multiples casquettes. Membre de plusieurs organisations mexicaines oeuvrant pour les droits LGBT+, elle a été nommée coordinatrice des politiques publiques en faveur de la diversité sexuelle par la municipalité de Ixtepec. Elle est aussi la fondatrice et la directrice de l’association Amaruss Guendanavanii IxtepecA.C. qui organise des actions, des ateliers et des conférences autour des droits de la personne, de l’identité de genre et de la santé sexuelle. Enfin, elle est l’une des membres fondatrices de la Vela Nadxhiely, créée il y a une vingtaine d’années à Ixtepec dans le sillon de Las Intrépidas. Au cours d’un entretien, je lui ai demandé comment est née cette sociedad, ce qui a donné lieu à l’échange suivant :

— Surtout parce que, durant cette période, on était bien persécutées ici, à Ixtepec […]. On ne pouvait pas sortir avec du crayon sur les yeux dans la rue sinon la police nous embarquait, jusqu’à ce que ce soit trop et que je commence à faire des demandes aux droits de la personne, mais j’ai dû forcer, car ils m’ont arrêtée à diverses reprises uniquement pour être […].

— Vestida ?

— Vestida […]. Nous ne sommes pas vestidas, je ne sais pas d’où tu sors cette expression.

— De mes amies de Juchitán… [Je ris nerveusement.]

— C’est un mot incorrect, nous sommes des femmes trans, c’est la section correcte dans la terminologie anglo-saxonne. Vestida, ça sonne dépréciatif, moi je le sens comme ça. Tes amies ont une manière incorrecte de parler. On travaille actuellement pour faire respecter les terminologies, et qu’on nous traite avec plus de respect. De fait, nous nous occupons plus de la dimension culturelle, c’est pour ça que nous sommes des muxes. On est connues au niveau international comme des peuples autochtones, les hijras en Inde, les êtres aux deux esprits, les Gunas au Panama. On n’est pas les seules.

Au Mexique, vestida (littéralement « habillée ») est un terme péjoratif pour référer à un travesti dans le discours populaire mexicain, les vestidas venant en général des classes sociales inférieures (Prieur 1998). Toutefois, et bien que le mot même évoque l’idée de simulacre, il fut repris par la littérature ethnologique, qui lui attribua un sens local descriptif : il désignerait les muxes affirmant une identité féminine au quotidien, les différenciant ainsi des travestis qui ne s’habillent en femme qu’occasionnellement (voir par exemple Mirandé [2017] ou Miano Borruso [2002 : 156], qui propose la même chose pour le mot puto). Il est cependant probable que les muxes se soient d’abord réapproprié le terme vestida selon la logique du retournement du stigmate ; d’autant plus que j’ai pu constater qu’elles poussent cette logique à l’extrême dans leurs interactions quotidiennes entre amies en s’appelant, par exemple, puto asqueroso (« pédé dégoutant ») ou encore, puto infeliz (« pédé malheureux »), détournant ces insultes homophobes/transphobes de leurs contextes d’énonciation précédents, et opérant une transmutation émotionnelle en les répétant sans les « rejouer » (reenact) (Butler 1997) pour susciter le rire. Selon les Juchitecos les plus âgés avec qui j’en ai discuté ; si les termes gay et travesti (hommes s’habillant « en femme » occasionnellement) étaient connus dans la région antérieurement, celui de trans ne l’était pas avant les années 1980 qui, nous l’avons vu, marquent à la fois l’essor des mouvements LGBT+ au Mexique et l’affirmation d’une identité féminine visible quotidienne dans l’espace public par certaines muxes. Il semble donc que la catégorie « trans » ait été adoptée par ces dernières comme une alternative à d’autres expressions plus stigmatisantes pour souligner leur subjectivité de genre — qui les différencie des gays et des travestis — et la faire respecter. Par ailleurs, il est possible que, de manière analogue au cas des nupi manbi en Inde, tel que décrit par Émilie Arrago-Boruah (2022), le fait de faire respecter les terminologies LGBT+ serve aussi à attester d’une mobilisation nationale ou globale et ainsi, à justifier les ressources versées par les agences finançant la lutte contre le VIH/sida. Cela apparaît d’autant plus probable que Miano Borruso (2010a, 2010b) a montré que la logique technocratique de certains financeurs nationaux et internationaux — tels que la fondation MacArthur et l’Organisation panaméricaine de la santé (OPS) — oblige les bénéficiaires à s’adapter aux styles de travail et d’intervention sociale qui correspondent à des modèles externes qui sont projetés comme globaux et qui, par conséquent, prennent le pas sur l’expérience locale. En même temps, le discours de Beth Sua témoigne de formes d’autoconscience culturelle évidentes. C’est ainsi qu’ont émergé les expressions muxe gunaa (« muxe femme ») et muxe nguiiu (« muxe homme »), une « zapotéquisation » des catégories de femme transgenre et de gay qui permet aux muxes de marquer leurs subjectivités de genre distinctes tout en revendiquant une ethnicité partagée associée au territoire, à la langue, à la parenté et aux charges. En ce sens, ces réappropriations locales constituent une forme de résistance à la globalisation. Toutefois, ni la distinction entre muxe gunaa et muxe nguiiu, ni l’usage des terminologies LGBT+ ne fait consensus parmi les muxes, certaines craignant qu’elles ne créent des divisions communautaires et préférant défendre celle de muxe, dont le caractère englobant la rend sui generis.

J’ai pu constater que les militantes qui cherchent à faire respecter les terminologies anglo-saxonnes différencient clairement la catégorie de travesti, celle de transgenre — ici utilisée pour désigner les muxes qui affirment une identité féminine visible au quotidien, mais qui ne souhaitent pas d’opération — et enfin, celle de transsexuelle pour désigner spécifiquement les personnes qui sont opérées. Comme dans la situation décrite par Pascale Absi en Bolivie (2017), le fait d’établir une distinction formelle entre les expériences trans sur la base des modifications corporelles pose la question de l’introduction de la coïncidence normative entre corps et genre. Toutefois, la majorité des muxes que j’ai rencontrées m’ont dit ne pas être intéressées par des modifications corporelles, évoquant d’autres priorités, des raisons pratiques, et même le fait d’être attachées à leur différence par rapport aux femmes. Similairement à la situation observée par Karine Geoffrion dans ses travaux sur les masculinités au Ghana (2013), le genre des muxes tend à faire l’objet d’une constante négociation en fonction des contextes dans lesquels elles se trouvent et des interlocuteurs auxquels elles sont confrontées. Sheila par exemple, alors que je lui parlais du cas d’une muxe qui a réalisé son changement d’identité civile — qui fut légalisé le 28 août 2019 dans l’état d’Oaxaca par l’instauration d’une procédure non médicalisée permettant, par voie administrative, l’émission d’un nouvel acte de naissance correspondant à l’identité de genre autoperçue dès l’âge de 12 ans — réagit en ces termes :

C’est facile pour elles qui n’ont fait aucune étude. Si je faisais ça, je devrais changer toute ma documentation : mon certificat de maternelle, de primaire, de collège, de lycée, de l’université, mon diplôme, ma carte d’identité, tout ! C’est un processus très compliqué, ce qu’elles font elles, c’est juste changer de nom sur leur carte, c’est facile. Si je devais faire un tel changement, ce serait une fois hormonée, opérée, après avoir changé de sexe, peut-être que je pourrais le faire, mais ce n’est pas ma priorité, ce n’est pas même un projet de vie ni rien du style, je peux continuer comme cela. J’aime la dualité d’être Fabio, puis tout à coup Sheila, c’est beau, je ne pourrais pas vivre toujours avec des seins, ce serait […]. Quelle flemme !

Sheila, au cours de fêtes, fit souvent des déclarations d’amitié collective, expliquant le plus souvent notre bonne entente par le fait qu’on est « toutes gays » en dépit du fait que son groupe d’amies regroupe des muxes exprimant leur féminité de manière très diverse : certaines comme une identité visible quotidienne, certaines de manière contextuelle, d’autres pas du tout. Une autre fois, elle me dit : « On est toutes gays, travestis, trans, peu importe, on partage le même sang[10]. ». Comme Sheila, la plupart des muxes jonglent avec ces catégories de la même manière qu’elles le font avec les prénoms ou les pronoms dans leurs interactions quotidiennes, ce qui constitue également une forme de réappropriation. Cela suggère que si la catégorie muxe peut parfois être minorée au profit d’autres, le modèle qu’elle sous-tend — celui d’une unité des expériences qui transgressent la bicatégorisation de genre dans un contexte socioculturel particulier — et la flexibilité qu’elle permet subsistent.

Remarques conclusives

En guise de conclusion, j’aimerais tout d’abord apporter quelques nuances au « pouvoir de la pénétration ». Contrairement à la situation décrite par Don Kulick (1998), où l’émergence du désir homosexuel est conçu comme central dans le devenir travestí, les muxes insistent au contraire sur le fait qu’elles ont d’abord été identifiées collectivement par leurs proches comme telles en raison de leurs comportements féminins, impliquant des « techniques du corps » (Mauss 1936) aussi élémentaires que le fait de s’asseoir — dans un contexte socioculturel où il n’existe pas de « coming out » (ce qui n’exclut cependant pas des phénomènes de « placard »). Pensant le genre amérindien à travers le concept de « supplément » chez Paul Preciado et Jacques Derrida, Bru Pereira (2019) y voit une alternative à la « logique du complément » qui caractérise le traitement spécifique de la différence par la métaphysique occidentale : le supplément est une « addition extérieure », tandis que le complément implique « un processus d’addition qui vise à rendre quelque chose entier » (Pereira 2019 : 107). En considérant que « les différences ne sont pas productives parce qu’elles se complémentent les unes les autres, mais parce qu’elles se supplémentent » (ibid. : 89), nous pouvons imaginer que, plutôt que de s’homogénéiser, la catégorie de muxe n’a pas fini de se démultiplier. En effet, la multiplicité des pratiques constitutives des modes d’être muxe implique aussi qu’ils peuvent être redéfinis de diverses manières. Dans le contexte de la globalisation, les muxes ont su intégrer des modèles exogènes en les « zapotéquisant » et elles se sont emparées des discours sensationnalistes dont elles faisaient l’objet pour sortir de l’invisibilité sociale et devenir des sujets politiques. Si ce processus semble avoir contribué à une adhésion croissante des muxes aux modèles dominants de féminité, l’enquête a aussi permis de mettre en lumière des discours critiques — certes minoritaires — vis-à-vis de la binarité de genre. Or, comme le souligne Absi (2017 : 27) : « devenir une femme comme les autres permet aux femmes trans de s’autoriser à réinventer cette catégorie ». Dans cette perspective, le souhait d’Elvis de libérer la catégorie muxe d’un rôle de genre conventionnel n’est pas nécessairement utopique. La minoration de la catégorie muxe au profit des terminologies LGBT+ pose bel et bien des questions sur l’introduction de nouveaux modes d’identification plus stables et normatifs. Toutefois, cela n’implique pas un rapport de cause à effet mécanique, dans la mesure où ces catégories font l’objet de réappropriations locales et sont mobilisées différemment par les acteurs selon les contextes. En ce sens, le devenir des modes d’être muxe reste ouvert.