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Voici un livre qui présente la biographie et plusieurs contributions écrites d’un ethnographe et ethnologue : Frank Hamilton Cushing, ou Tenatsali Ehtohkyakona (« Fleur médecine » en zuñi), né en 1857 et décédé en 1900. Claude Lévi-Strauss, rappellent les deux éditeurs au début de l’ouvrage, le voyait à la droite de Morgan, parmi les grands précurseurs des recherches structurales. Aujourd’hui, l’ethnologue demeure pourtant oublié, une figure controversée du XIXe siècle que la discipline a placé dans la galerie de ses ancêtres. La présente publication de textes importants de cet ethnologue contemporain de Franz Boas est bienvenue. Cushing, que les deux éditeurs — Patrick Pérez et Frédéric Saumade — décrivent comme un précurseur et l’un des premiers ethnographes de terrain, est beaucoup moins connu en France qu’aux États-Unis, où nombre de ses travaux ont été publiés par le Bureau of Ethnology, et ses articles, par la revue American Anthropologist.

Avec ce volume, le lecteur ne découvre pas seulement la contribution de Cushing à l’ethnographie des Zuñi, mais également un personnage fascinant, qui suscite le débat et la polémique. En effet, si Cushing signe une oeuvre inventive et novatrice, elle est celle d’un autodidacte qui n’a jamais suivi de cours en ethnologie. Et Cushing s’est surtout attaché à saisir les mythes et les grandes catégories de pensée des Zuñi. Il est aussi allé très loin dans l’expérience ethnographique et l’observation participante ou, devrait-on dire ici, la participation observante, faisant preuve d’« empathie participative », pour reprendre l’expression de Saumade (p. 23). Ses détracteurs, eux, lui reprochent une ethnographie un peu vague et imprécise. Alfred Kroeber et d’autres le considèrent même comme un imposteur, lui, le blanc qui voulait devenir indien et qui divulgue les secrets des initiations…

Dès 1879, après une expérience muséographique au sein de la Smithsonian Institution à Washington, Cushing est envoyé chez les Zuñi, dans une réserve située à la frontière de l’Arizona et du Nouveau-Mexique. L’ethnologue devait y passer trois mois, il y restera quatre ans. Il revient transformé. Non seulement il passera toutes les épreuves d’initiation masculine, mais il est devenu chef de guerre et membre d’une société secrète, la Confrérie de l’Arc. Pour ce faire, Cushing aurait scalpé un adversaire et passé une journée sur un nid de fourmis, sans compter des mois de jeûnes, des pèlerinages et autres rites sacrificiels. Mais assez vite, ses relations avec les villageois se détériorent, des accusations de sorcellerie fusent, un rituel auquel il participe dérape, des transgressions sont commises. Cushing traverse de terribles crises. Sans doute est-il allé trop loin dans sa quête pour devenir un Zuñi et dans ses méthodes cavalières. Son décès se produit le 10 avril 1900, lorsqu’il s’étouffe avec une arête de poisson. Cushing vient d’avoir quarante-deux ans.

On l’aura compris, ce livre est passionnant pour comprendre à la fois le travail ethnographique et l’errance d’un ethnologue qui a parfois l’allure d’un missionnaire, me semble-t-il. Cet avis mériterait toutefois une plus longue discussion et ne serait sans doute pas endossé par les éditeurs. Ces derniers et la traductrice, Éléonore Devevey, ont réalisé un solide travail de traduction, d’édition et d’annotation, rendant accessibles en français des textes clés de Cushing. L’ouvrage est structuré en quatre parties. La première revient sur ce que Pérez et Saumade ont appelé « La dramaturgie ethnographique de Cushing ». Dans cette section, les textes sont très autobiographiques, ils relatent différents épisodes marquants de son terrain chez les Zuñi. La seconde partie, intitulée « Ino’De’Kwe, le Peuple d’Avant », est consacrée à ce que Cushing a écrit sur les mythes et les récits oraux des Zuñi. La troisième partie, « Une leçon de choses sociales », porte sur l’organisation sociale, le droit foncier, le chamanisme et certains rituels. Enfin, la quatrième partie clôt le volume avec des textes qui portent sur la culture matérielle, le travail du cuivre, la poterie et la culture. Bien entendu, tous les textes de Cushing ne figurent pas dans ce livre. En revanche, l’ouvrage comporte des dessins de Cushing et d’autres — absolument magnifiques — de Pérez, un épilogue et une bibliographie tirée de la thèse de doctorat de Raymond Brandes, Frank Hamilton Cushing : Pioneer Americanist (1965).

Une critique que l’on peut adresser aux éditeurs est d’avoir laissé de côté une analyse des matériaux de Cushing au sein même de l’ethnographie des Zuñi et des Pueblo, ce qui s’explique probablement par le décès prématuré de l’un des éditeurs à qui l’ouvrage est dédié, Patrick Pérez, qui était un spécialiste des Pueblo et qui devait se rendre à Zuñi pour recueillir les souvenirs que ces derniers ont conservés au sujet de Cushing. Lorsqu’on lit, en page 474, qu’à Zuñi, en pays pueblo, on raconte que Cushing est mort non pas d’une arête, mais d’un poisson tout entier, donc par étouffement, ce qui sanctionne une transgression dans ces cultures, on imagine qu’une telle démarche aurait été très intéressante. Une seconde critique tient à ce que les éditeurs, qui évoquent très bien les controverses autour de Cushing, ont omis de citer les reproches les plus sévères qui lui ont été adressés, comme ceux d’Alfred Kroeber ou de Dennis Tedlock, entre autres. Le compte rendu que J. N. Spuhler a rédigé dans les colonnes du Journal of Anthropological Research (1980) à la suite de la parution de Selected Writings of Frank Hamilton Cushing par Jesse Green et Frank Hamilton Cushing (1979) offre, de ce point de vue, un bon complément. Sur le plan technique, un index aurait été utile.

Les américanistes, les Autochtones et les anthropologues trouveront de la matière dans ce livre pour rouvrir de multiples débats théoriques, historiographiques, méthodologiques ou ethnographiques, d’autant plus que les éditeurs, par des annotations généreuses et leurs commentaires, placent le lecteur sur des pistes. Ils montrent en quoi Cushing a parfois été perspicace ou, au contraire, aveuglé, soulignant au passage les problèmes de son écriture, de ses traductions et de sa tendance à la surinterprétation (voir ses « Remarques sur le chamanisme », p. 307, par exemple). La postface de Saumade revient dans les détails sur la contribution de Cushing à la socio-anthropologie française. Cushing a, par exemple, dévoilé très tôt l’illusion totémique qui occupera Lévi-Strauss et décrit l’analogisme des Zuñi dans des termes assez proches de ceux qu’on utilise aujourd’hui depuis le tournant ontologique. Un autre exemple est son analyse des mains et de leur usage quotidien. Selon Saumade, cette lecture contraste avec la synthèse simplificatrice et encore très évolutionniste de Robert Hertz, dont le célèbre essai sur la prééminence de la main droite publié en 1909. À ce titre, le texte de Cushing, trop rapidement cité par Hertz, annoncerait « avec cent ans d’avance une anthropologie transformationnelle des techniques du corps et de la cognition, de la matérialité et du langage » (p. 450).

Pour finir, l’épilogue des éditeurs rouvre une boîte de Pandore et laisse place au soupçon d’une mythomanie ethnologique. Voici qu’en étudiant la correspondance de Cushing avec les agents de la Smithsonian Institution, on apprend qu’il aurait demandé « qu’on lui fasse parvenir des scalps naturalisés de collection afin de remplir son obligation d’initié » (p. 478). Cushing, a-t-il donc vraiment tué pour satisfaire une exigence rituelle, ou a-t-il plutôt joué dans un rituel, suivant là un éthos mimétique ? Cette question, comme tant d’autres, reste ouverte.

Ce livre mérite d’être lu et il pourrait bien inspirer le cinéma. Espérons maintenant que d’autres ethnologues fassent le voyage à Zuñi.