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Dans un monde déséquilibré par une pandémie et un accroissement des conflits, il devient essentiel de repenser la question de la mondialisation et les dynamiques qui relient les pays du globe entre eux. Dans Cosmopolitique : des frontières à l’espèce humaine, Étienne Balibar examine les conséquences socio-économiques de ces mutations. L’auteur met en relation les théories de la fin du XVIIIe siècle à nos jours, pour proposer une nouvelle analyse fondée sur le concept de « cosmopolitique ». L’ouvrage se présente comme un recueil d’écrits, publiés par le philosophe entre 1990 et 2022. Il aborde en cinq parties les différents modèles d’analyse de la structure mondiale, le lien entre la guerre et la paix, les frontières puis la question de l’immigration nommée « errance ». La contribution majeure de cet ouvrage se retrouve dans l’épilogue, qui met en perspective les théories invoquées avec la crise de la COVID-19.

L’ouvrage se présente ainsi comme une excellente synthèse et mise en relation des théoriciens ayant proposé une analyse des rapports mondiaux, tantôt structurés par le conflit (Carl von Clausewitz), par les échanges à la fois humains (Emmanuel Kant) et économiques (Karl Marx), ou encore par la création de groupes culturels portant le nom de civilisations (Samuel Huntington), de Kulturnation (les frères Humboldt) ou de Grossraüme (Carl Schmitt). L’ouvrage définit la cosmopolitique tout en la confrontant aux enjeux de ces dernières décennies.

La cosmopolitique (littéralement la politique de l’univers) renvoie au parallèle suivant : toute action politique entreprise par un État va nécessairement au-delà des frontières nationales par la définition même de la mondialisation. En même temps, on observe l’émergence de nombreuses contraintes à la fois endogènes et exogènes qui rendent obsolète l’étude des frontières selon leur définition stricte de délimitation d’un espace national. Ces considérations obligent à envisager un changement radical de modèle aussi bien politique qu’anthropologique.

L’ouvrage propose une remise en cause de la souveraineté étatique. La pandémie ainsi que le statut spécifique des « errants » forcent à repenser l’État-nation moderne défini par des frontières externes. Cette structuration westphalienne explique l’existence de relations de domination entre États ayant une prétention universelle qui légitiment de nouvelles formes de violence (chapitre 4). L’arrivée de nouveaux acteurs dans les relations internationales (les groupes terroristes, les groupes privés internationaux, comme les laboratoires pharmaceutiques, mais aussi le secteur associatif) pousse à une refonte du système-monde. Ces éléments participent à un brouillage des frontières externes des pays et des espaces mondiaux autrefois clairement définis.

La remise en question de la domination de l’État-nation s’accompagne d’une réflexion générale sur les rapports humains. La porosité des frontières, notamment par les phénomènes d’« errance », remet en question le modèle classique d’État correspondant à un peuple et un territoire (chapitre 7). Parallèlement, la formation d’espaces politiques agrandis comme l’Union européenne élargissent les frontières internes, participant à une redéfinition des groupes et de leurs identités (chapitres 9 et 11). Ce phénomène bat en brèche les organisations des espaces mondiaux, aussi nommés civilisations (chapitre 6), notamment depuis la recomposition de nouveaux « groupes » d’États adoptant des stratégies variées face à la pandémie (épilogue). La langue joue également un rôle particulier dans ce processus de redéfinition, à la fois en renforçant l’unité de certains groupes (chapitre 8), mais également par des dynamiques d’exclusion (chapitre 10).

Mais alors, comment mettre en place cette refonte du système international plaidée par Étienne Balibar ? Faut-il créer un État mondial ou mettre en place de nouvelles normes supranationales laissant leur application à la disposition des mêmes structures ? Balibar invoque plusieurs fois le concept d’une citoyenneté supranationale. Si l’idée de dépasser la notion d’État peut séduire, les solutions proposées par l’auteur peuvent être discutées.

Dans une perspective marxiste, la politique de l’espèce humaine de Balibar ne pourra être atteinte que par la violence. Cela constitue une constante de l’ouvrage jusqu’à sa dernière phrase à propos d’un communisme vaccinal : « Reste à la faire endosser par la majorité et à l’imposer par la lutte » (p. 362). Pour l’auteur, la constitution d’un statut d’être humain cosmopolite ne pourra se faire que par le « bas », grâce à l’instauration d’une classe « pour soi » des populations les plus vulnérables, quelle que soit leur nationalité ou leur situation (de mobilité ou de sédentarité forcée).

À l’instar de Will Kymlicka (2004), l’option d’une instance supranationale régulatrice capable de limiter le pouvoir des États et de produire une nouvelle forme de citoyenneté ne semble pas être considérée comme tangible aux yeux de Balibar, sauf en cas de « circonstance critique » (p. 320). Pourtant, la menace climatique qui dépasse les limites politiques et anthropomorphiques nécessitera probablement d’être davantage considérée comme ce point de basculement.