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« L’ethnique est quotidien », écrivait en 2001 Anne Raulin en montrant l’existence, ou même la coexistence d’une pluralité de réalités culturelles dans nos sociétés contemporaines. Vingt ans après, ce propos reste d’une grande actualité. Cependant, malgré la multiplication et la complexification d’expériences, de pratiques et de « situations ethniques » (Raulin et Crenn p. 9) dans le monde, la signification et l’usage du concept d’« ethnique » ne font pas consensus, soulèvent des polémiques, quand le terme lui-même n’est pas effacé du vocabulaire des sciences sociales — ce que les anthropologues Anne Raulin et Chantal Crenn constatent, au moins pour la France.

Cet argumentaire est au coeur de ce dossier thématique, fruit d’une réflexion développée depuis le premier congrès d’AnthropoVilles, l’Association d’anthropologie urbaine, en 2019, pendant une session intitulée « Ce que la ville fait à l’ethnicité », organisée par la même Anne Raulin. Aujourd’hui, les pistes de recherche dégagées à l’époque sont poussées plus loin, en posant la focale sur l’articulation entre « situations ethniques » et expériences migratoires en lien avec la France. Cependant, le lectorat canadien ne sera pas désorienté au fil des pages : il s’agit là d’explorations empiriques dont la portée théorique et épistémologique dépasse les spécificités de la France et représente un terrain fertile pour l’analyse comparative.

À travers les espaces, les temps et les sociétés, les concepts d’ethnicité et d’ethnique, ainsi que de groupe ethnique ont pris des directions très différentes, construits sur des terrains socialement et politiquement contestés. Dans des démocraties européennes et nord-américaines, ils sont rentrés à la fois dans les discours quotidiens et dans les politiques de différenciation et en faveur de certains groupes (Stone 1995). Dans le monde académique, malgré leur valeur heuristique, l’usage de ces concepts demeure varié. Et cela, non seulement en fonction de la diversité des terrains d’enquête, mais aussi selon les traditions scientifiques, qui diffèrent de chaque côté de l’Atlantique. Au Canada et aux États-Unis, le terme ethnicité est courant dans la littérature. Plus ou moins spontanément, depuis les années 1960, il a progressivement remplacé celui de race et de culture (Wolf 1994) et il fait quotidiennement l’objet d’intitulés de manuscrits, cursus universitaires et revues scientifiques — pensons aux Canadian Ethnic Studies ou Ethnic and Racial Studies, juste pour en mentionner deux. Alors qu’en France, où il fut longtemps un mot passepartout ou, au contraire, tabou (Gallissot et al. 2000), « les questions ethniques semblent aujourd’hui moins investies », faisant l’objet d’un « recul de crédibilité scientifique aux côtés de celui de race » —, comme l’écrit Hélène Bertheleu (p. 179 dans ce dossier).

Sans tomber dans le piège des culturalismes ou des universalismes, Raulin et Crenn, avec les huit anthropologues et ethnologues contribuant à ce dossier, nous proposent de repenser l’« ethnique » sous sa forme adjective et non substantive, ce qui en souligne la plasticité. Reconnaître l’ethnique comme catégorie pertinente n’implique aucunement de la considérer comme close, fermée sur elle-même, pas plus ni moins que tout autre catégorie sociologique. L’ethnique — construit sémantiquement comme le « religieux » — n’est pas exempt de porosité et d’hybridation, ce qui amène ces autrices à envisager le terme transethnique, qui vient désigner la capacité et la fréquence des circulations interethniques, en particulier sur le plan culturel.

Par ailleurs, il ne s’agit pas d’en faire une pure critique épistémologique (Fabietti 1997) qui serait une fin en soi, mais de considérer, à partir de la complexité des terrains étudiés, les transformations contemporaines qui investissent nos mondes sociaux. Non seulement on ne peut plus faire l’impasse sur les transitions post-socialistes et post-coloniales, caractérisées par l’émergence de nouveaux particularismes autochtones, mais encore, il devient impératif de replacer l’ethnique au centre de la réflexion sur la réalité de la globalisation néolibérale et des expériences diasporiques (p. 9-10). C’est dans nos économies de marché que les situations ethniques prennent forme au quotidien et incitent à poser de « nouvelles questions ethniques » sous cet angle tout à fait original, notamment dans le champ de la recherche européenne, et dans le contexte des migrations en lien avec la France. Il est entendu que pour Raulin et Crenn, ces recompositions ethniques qui se forment au sein des expériences migratoires ne peuvent être pensées que comme construites, performées et vécues dans la dialectique globale mobilité-immobilité (Glick Schiller et Salazar 2013), pivot autour duquel les pratiques sociales, économiques, entrepreneuriales, culturelles et affectives des acteurs ethniques se produisent. Dans des contextes simultanément locaux et globaux, qu’il s’agisse de particularismes autochtones ou de réalités diasporiques, d’appartenances majoritaires ou minoritaires, l’« ethnique » prend forme et substance. C’est en considérant simultanément les logiques contemporaines du libre marché et l’indéniable renforcement des frontières nationales que la construction des appartenances ethniques est saisie ici. Implicitement, cela nous invite à abandonner toute forme de « nationalisme méthodologique » (Beck 1999) et à penser l’ethnicité à partir d’espaces et d’identités de plus en plus transnationaux, intrinsèquement liés à des référents culturels globalisés.

À différents niveaux, les auteurs de ce dossier nous rappellent que considérer les « situations ethniques » ne signifie pas négliger la question de ce qu’ethnique veut dire sur le plan conceptuel, rejoignant en cela les définitions antérieures de Fredrik Barth (1998), de Jean et John Comaroff (2009), ou de Danièle Juteau (2015). Mais ils s’efforcent de donner une voix, tout au long des analyses empiriques, à la façon dont les actrices et les acteurs eux-mêmes posent ces questions et vivent ces situations. La finesse de la réflexion, jamais dogmatique, se dévoile au fil des différentes études de cas présentées, lesquelles sont méthodologiquement pertinentes, conceptuellement riches, loin d’être abstraites ou acritiques.

Dans leur réflexion autour de la richesse des ethnonations, John Comaroff et Jean Comaroff (p. 31-55) réfléchissent à la reconfiguration contemporaine de l’ethnicité qui suit des logiques d’entrepreneuriat (Ethnicity, Inc.) quand l’altérité va à la rencontre du marché. Dans un contexte globalisé où le travail, les migrations transnationales et les diasporas se transforment, des marchandises produites localement et authentifiées sous le signe de l’indigénéité acquièrent une plus-value à la fois culturelle, politique, morale et affective. Avec cette véritable love affair entre marchandisation de l’altérité et logiques du capitalisme racial (Maldonado 2009), ces processus de commodification de la culture et d’incorporation de la différence contribuent à rendre l’appartenance nationale de plus en plus ethnicisée (p. 46). Ethnicité comme nationalisme se révèlent être l’un comme l’autre des artefacts politiques, voire biopolitiques : dans un contexte de financiarisation de la vie, l’économie de l’identité suit un mouvement perpétuel qui va « de la nation à l’ethnicité » et « de l’ethnicité à la nation » (p. 48), et alimente entre les deux une imbrication grandissante.

Dans son ethnographie de la marchandisation du mariage marocain par quatre soeurs (Sisters) descendantes d’immigrés à Montpellier, Rym Affaya (p. 57-82) donne à voir les paradoxes des catégories ethniques, lorsque l’authenticité de la culture d’origine rencontre les logiques capitalistiques du marché. « La nature collective de l’entreprise n’a d’ethnique que le présupposé social que les Sisters partagent avec leur clientèle » (p. 60). À bonne distance d’une certaine vision culturaliste de l’entrepreneuriat ethnique, Affaya montre que le marché du mariage marocain est construit à partir de marchandisations qui transcendent toute segmentation ethnique : le savoir-faire hérité devient un produit marchand dans la dialectique authenticité-distinction propre à la globalisation.

La dimension performative de l’ethnicité, sur une échelle inévitablement transnationale, devient également visible dans la manière dont celle-ci s’actualise dans des pratiques culturelles associatives, comme le montre Rébecca Ndour (p. 83-108), qui suit les métamorphoses de ce type de regroupements de migrants Sereer à Dakar (Sénégal) et en Île-de-France. En quête d’intégration urbaine au Sénégal et de reconnaissance publique en France, l’ethnicité est remodelée par les acteurs migrants : de stigma, ou vecteur de marginalisation, elle peut paradoxalement être mobilisée en tant qu’instrument d’ascension sociale et de construction de soi.

La reformulation permanente des frontières ethniques en fonction de référents transnationaux multiformes apparaît non seulement au sein des pratiques culturelles, mais aussi religieuses. Hugo Bréant (p. 109-134) appréhende cela au prisme de l’ethnicisation des relations sociales entre les autochtones mahorais et les migrants comoriens sur l’île de Mayotte. Dans un contexte éminemment post-colonial émergent aujourd’hui des hiérarchies ethniques et religieuses, forgées simultanément par les migrations des Comores, la transnationalisation des connaissances religieuses et le revival autochtone dans le culte de l’islam. Frontières ethniques, sociales, morales et religieuses se construisent mutuellement, là où les logiques d’autochtonisation et d’altérisation se juxtaposent.

En actualisant l’impérissable notion de « communauté imaginée » d’Anderson [1983 (2006)], Jing Wang (p. 135-156) interroge l’existence publique de la diaspora asiatique en France. Ses cérémonies culturelles et festives, in primis le Nouvel An chinois, constituent un prisme intéressant pour remettre en question l’unité de l’entité diasporique. Sa substance semble être floue et dynamique, caractérisée par la coprésence en son sein de solidarités, d’affects, d’émotions positives, mais aussi de compétitions, de conflits et d’émotions négatives. Wang met également en évidence les jeux de représentations publiques, peut-être temporaires, promus par les pouvoirs publics français qui réifient cette diaspora en modèle de citoyenneté, reconnaissant ici une ethnicité compatible avec les principes de la République.

Les questions de catégorisation sont à leur tour soulevées par Rosane Braud (p. 157-178) dans son étude sur la construction de catégories ethniques pour les « patients immigrés » dans l’institution hospitalière et dans les (bio)politiques sanitaires. Cette reconnaissance de régimes alimentaires diversifiés, en particulier dans les cas de diabète, est un fait rare en France, et s’inscrit dans une volonté de lutte contre les inégalités. Fondée sur une vision de la « culture comme ensemble irréductible » (Rudder 2000, cité par l’autrice), ce traitement différentialiste subi par les malades assignés à ces catégories peut être vécu comme infantilisant, et paradoxalement renforcer discriminations et inégalités. Tout aussi paradoxalement, les malades peuvent néanmoins, plus ou moins consciemment, « appréhender, mobiliser (ou non) ces catégories assignées, et s’y adapter » (p. 159).

La réflexion finale revient à Hélène Bertheleu (p. 179-204), qui interroge l’usage du concept d’ethnicité en sociologie des migrations, en montrant comment celui-ci a été graduellement écarté en France au profit du concept de race, effectuant ainsi une « inversion de la relation théorique entre les deux concepts » (p. 180). L’explosion récente des courants post-coloniaux, des approches intersectionnelles, aussi bien que les nouvelles injonctions européennes, mais aussi nord-américaines, à la recherche-action dans la lutte contre les discriminations et le racisme — entre autres — permettent d’expliquer une telle « confusion entre les champs de l’ethnicité et de la race » (p. 188). Cependant, ce mouvement risque de faire disparaître la fertilité et la pertinence théorique et empirique du champ de recherche sur les relations interethniques, entraînant une simplification qui réduit les rapports sociaux à leur dimension macro-sociale, et néglige dans l’analyse la vitalité des appartenances ethniques (p. 188). Sans idéologiser, Bertheleu rappelle l’intérêt, voire la nécessité de la « perspective des relations interethniques pour la recherche aujourd’hui » (p. 180), ce qui n’équivaut pas à écarter les indéniables modes de différenciation et de hiérarchisation ethnique. En replaçant l’agency des acteurs ethniques au centre de l’analyse, il devient possible d’appréhender au plus près la porosité et la fluidité de ces relations, qui ne relèvent pas systématiquement des rapports sociaux de race (p. 180).

Les paysages migratoires en lien avec la France au sein desquels les « situations ethniques » étudiées dans ce dossier sont inscrites ne réduisent cependant pas à l’Hexagone la pertinence des questionnements soulevés. Bien au contraire, le mouvement horizontal qui traverse les cultures et les met en relation, sur lequel l’anthropologie se fonde (Fabietti 1997), pourrait nous mener à les penser à partir de regards croisés, voire dans une perspective comparative avec d’autres « situations ethniques » dans le monde, notamment au Canada. En effet, de l’autre côté de l’Atlantique, et spécifiquement au Canada où Anthropologie et Sociétés est publiée, le champ de recherche des études ethniques et interethniques est riche et avancé et fait l’objet d’un renouveau constant de ses thématiques, cas empiriques et approches méthodologiques. On n’est donc pas étonné de découvrir le nombre important de travaux et de recherches produites au Canada — et particulièrement au Québec — mobilisé au long des textes publiés dans ce dossier.

Si la Revue européenne des migrations internationales s’est déjà employée à mettre en oeuvre une telle perspective comparative au sujet des politiques d’« intégration civique » (voir Hachimi-Alaoui et al. 2020), le propos du présent dossier est cependant ici différent. En effet, il enjoint à repérer les dynamiques ethniques à l’oeuvre, tant chez les majoritaires que chez les minoritaires, au-delà ou en deçà de leur statut de citoyen ou de leur appartenance nationale.

Le souhait est alors que les « situations ethniques » illustrées dans ce dossier — si différentes de celles qu’on observe au quotidien en Amérique du Nord — puissent trouver une résonance auprès des chercheurs canadiens. Faire dialoguer des « situations ethniques » entre les espaces français et canadien pourrait représenter un terrain fécond pour la recherche future, vers la production d’une réflexion transatlantique autour de l’ethnique et de l’ethnicité, selon une perspective éminemment ethnographique, largement comparative et intrinsèquement multisituée.