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  • IN MEMORIAM

    Yolanda Argueta Mereles

    Luis Félix Aguilar

    Blas Soto Islas

    Membres fondateurs du Taller de Tradición Oral del CEPEC

    Tamatini, tamachtiani, notasojkaikniuan

    Ils étaient des sages, ils furent mes maîtres et mes amis

Introduction

Explorer une vision du monde ou ontologie autochtone revient à inventorier un système de représentations de l’univers qui sous-tend un ou plusieurs modes de mise en relation avec les esprits. Dans son livre fondateur consacré au chamanisme, Roberte Hamayon le définit comme un « système symbolique fondé sur une conception dualiste du monde, impliquant que l’humanité entretient des relations d’alliance et d’échange avec les êtres surnaturels censés gouverner les êtres naturels dont dépend sa subsistance, plus largement les facteurs aléatoires de son existence » (1990 : 738-739). De cette définition, élaborée spécifiquement pour les sociétés de chasseurs sibériens, nous retenons trois éléments clés : la domination des êtres surnaturels sur le monde naturel, la nécessité d’établir une réciprocité avec ces êtres et le facteur aléatoire. Cela nous permet de l’appliquer également aux sociétés autochtones mésoaméricaines dont les grands rituels communautaires à caractère d’offrande coexistent avec les activités divinatoires et thérapeutiques des chamanes. Car l’agriculture paysanne, même si elle suit un calendrier annuel réglé par le cycle des saisons et que les attentes y sont beaucoup plus précises que pour la chasse, comporte aussi de grands aléas. Les Maseual-Nahua[1] de la Sierra Nororiental de Puebla savent que la grêle ou l’ouragan peuvent anéantir en quelques heures les efforts de toute une saison. Une situation analogue préside à la santé du corps, définie comme un équilibre entre le « chaud » et le « froid », qui résulte normalement d’une alimentation saine et d’un effort normal. Des déséquilibres mineurs peuvent être corrigés grâce à la médecine des herbes, mais si le mal persiste, il est lié à des forces surnaturelles que seuls les chamanes peuvent interpeler ou neutraliser. La reproduction physique et sociale de la communauté exige donc un important travail symbolique pour se concilier les esprits qui dominent le monde sensible.

Je propose de diviser en deux grandes catégories les rapports des Maseual-Nahua avec ces êtres non matériels. La première regroupe les diverses manifestations du culte communautaire aux esprits tutélaires célestes, parmi lesquels ressort le saint patron du village (qu’on appelle totiotsin, « notre petit dieu »). Ce culte se fonde sur le don-offrande (temauistilis). On s’attend à ce qu’en retour, les saints tutélaires octroient « de bonnes récoltes et la paix dans le village ». La seconde catégorie inclut les pratiques et rituels destinés aux esprits de « mondes autres », qui relèvent des chamanes. De type familial et privé, ils se caractérisent par la négociation et l’échange, parfois par une lutte ouverte contre des forces négatives. Cette distinction demeure d’ordre analytique, car les divers mondes sont interreliés, comme nous le verrons, et les pratiques peuvent être hybrides.

Le culte communautaire maseual-nahua a déjà fait l’objet de descriptions et d’analyses détaillées (Arizpe Schlosser 1973 ; Sánchez Díaz 1978). Le chamanisme nahua a lui-même été étudié par Italo Signorini et Alessandro Lupo (1989) ainsi que par Michel Duquesnoy (2001). À la différence de ces travaux antérieurs, qui se fondaient sur un rapport privilégié entre l’ethnologue et quelques informateurs clés, nos recherches impliquèrent, au fil des ans, une vingtaine de chercheurs, hommes et femmes, très majoritairement autochtones. Elles furent conduites en langue maseual-nahua et les résultats, discutés en groupe, furent publiés en co-autorat (Beaucage et Taller de Tradición Oral del CEPEC 2009). Notre méthodologie différente a fait ressortir plusieurs éléments nouveaux, suggérant une variation jusqu’alors insoupçonnée au sein de la culture maseual-nahua.

Une enquête d’« ethnographie participative »

Expliciter la vision du monde autochtone, tel fut l’objectif que nous nous sommes fixé, dès 1984, en jetant les bases d’une collaboration à long terme avec le Taller de Tradición Oral del CEPEC (« Atelier de tradition orale du CEPEC »), un groupe de jeunes autochtones et métis qui se consacrait à la collecte et à l’analyse de la riche tradition orale des Maseual-Nahua de San Miguel Tzinacapan, dans la Sierra Norte de Puebla. Le Taller avait déjà à son actif la publication de plusieurs contes et récits, dont certains à dimension cosmologique (Taller de Tradición Oral del CEPEC 2009). Un accord similaire fut passé avec un groupe de femmes, le Grupo Youalxochit, qui approfondit, en 1985-1986, l’enquête sur la médecine autochtone (voir Beaucage et al. 1997).

Nos recherches en collaboration avec le Taller ont porté d’abord sur les connaissances et les pratiques au sujet des plantes et des animaux (domaine largement ignoré par les études antérieures), pour déboucher sur l’être humain et les facteurs qui affectent sa santé et son bien-être.

Notre première enquête sur la botanique fit apparaître certaines plantes « hors du commun » — comme le maïs — dotées d’une agentivité qui les fait réagir aux comportements des humains, en punissant ceux qui leur manquent de respect. C’est la recherche approfondie sur la faune qui nous a mis sur la piste des rapports spécifiques qu’entretiennent les Nahuas avec une nature étroitement liée à une surnature. Pour reprendre l’expression de Roberte Hamayon, les Maseual-Nahua estiment qu’il faut « agir sur la surnature pour pouvoir prélever dans les ressources de la nature » (1990 : 729). Les données recueillies ont montré que dans cette société essentiellement agricole, les rapports de prédation, suivant le modèle de la chasse, jouent un rôle clé dans les relations symboliques avec certains des esprits qui habitent les mondes autres. L’enquête des chercheuses du Grupo Youalxochit sur les maladies et leur étiologie révéla l’importance, par-delà les causes naturelles, des facteurs surnaturels, tels l’effroi (nemoujtil ; en espagnol, susto), le mauvais oeil (ixeleuilis) ou l’action des sorciers (naualot). Parallèlement, parmi les guérisseurs et guérisseuses (tapajtiani) se distinguaient ceux et celles qui peuvent « appeler » (-notsa) les esprits lors des cures.

La « surface de la Terre » et les mondes autres

Spatialement, le monde sensible (taltikpak, « à la surface de la Terre ») occupe le milieu du cosmos (semanauak, « entouré d’eau »). Il est polarisé entre un centre, formé par le village (xolalpan) et les champs cultivés (milaj), d’une part, et la périphérie (kuoujtaj) qui comprend les forêts, les montagnes et les rivières, d’autre part : là, on trouve les « endroits difficiles » (ouijkan), les grottes (tekal) qui donnent accès aux mondes autres. Temporellement, ce monde sensible est aussi polarisé entre le jour (tonal), temps du travail et des activités humaines licites et utiles, et la nuit (youak), temps du crime et de la sorcellerie, où des esprits néfastes hantent les routes et s’aventurent jusque dans les villages.

Les récits cosmologiques recueillis par les membres du Taller de Tradición Oral racontent la formation tumultueuse d’un univers (semanauak) constitué par la séparation progressive de plusieurs mondes, auparavant fusionnés. C’est le cas du ciel (iluikak), comme dans ce récit recueilli en espagnol, à San Miguel Tzinacapan, Cuetzalan, Puebla :

Il y a très longtemps, les saints vivaient sur la terre, comme aujourd’hui les gens. Dieu leur envoya un curé pour leur dire la messe, le dimanche. Mais ils étaient toujours dérangés, ils ne pouvaient pas écouter bien la messe, sans qu’on sache la cause du trouble. Un jeune homme se présenta et offrit au curé de trouver le coupable. Le prêtre accepta. Le dimanche suivant, quand tous les saints furent assis, le jeune homme tendit un fil en travers de l’allée centrale. On entendit soudain un grand bruit : le coupable, le Diable (Amo Kuali) lui-même, venait de trébucher. Il s’enfuit. Le jeune homme, qui était saint Michel, le rattrapa et, après un dur combat, réussit à le jeter au sol et lui mit son pied sur la tête. « Tu m’as vaincu, concéda le Diable, mais pas tué. Tu resteras en haut et moi en bas. Certains m’invoqueront aussi, et allumeront des cierges en mon honneur. Car je suis plus près d’eux ! »[2]

Anastasio Aguilar, septembre 2019, ma traduction

Ce combat de saint Michel et du Diable sépara le ciel, où résideront les saints, et la surface de la Terre, où vivront les humains. Il apparaît comme un point de rupture entre « le temps d’avant », celui de la confusion, quand les saints vivaient sur la terre et quand le Diable leur faisait des espiègleries, et le « temps d’aujourd’hui », ordonné. Après cet épisode, Satan a assumé pour toujours son image de reptile à face humaine, vaincu, mais non éliminé, tandis que saint Michel, beau jeune homme ailé et brandissant une lance, lui écrase la tête. Il faut remarquer que le Diable défait ne va pas en enfer, comme dans le récit biblique : pour les Maseual-Nahua, l’enfer de feu de tradition chrétienne, peuplé de démons et de damnés, n’existe pas.

La localisation précise de ces autres mondes, habités par des esprits qui interfèrent avec les vivants, et l’identité de leurs Maîtres varient selon les interlocuteurs (Knab 1976 ; Zamora Islas 1988). Relatant les voyages oniriques que faisait sa grand-mère, célèbre chamane de San Miguel, Eliseo Zamora Islas (1988 : 82) les appelle « les Quatre Lieux » (nauiojkan) : 1) celui des Foudres, des Faiseurs d’Eau ; 2) celui des Fleurs de Feu, des Faiseurs de Feu ; 3) celui des Vents de Mort, des Faiseurs de Vent ; et 4) celui de Tlalocan, Talokan, source de la vie et de l’abondance terrestre. De Talokan viennent les talokej taskaltianij (« les lutins qui font pousser ») qu’on peut entrevoir, à l’aube, dans les champs de maïs qu’ils aident à croître (Knab 1976 : 134). Là aussi résident les Maîtres du gibier (Talokanka), le Père et la Mère de Notre Subsistance (Toteiskaltikatotatsin et Toteiskaltikatonantsin). Siégeant sous l’Arbre Fleuri (Xochikuouit), chargé de toutes les fleurs et de tous les fruits, ils gardent les animaux sauvages dans quatorze enclos et les libèrent pour que les chasseurs puissent s’en nourrir. En retour, ils exigent que ces derniers se conduisent bien (yeknemij) : l’adultère et celui ou celle qui gaspille la viande rentreront bredouilles ou recevront des châtiments pires (De La Cruz Pérez et al. 2006).

Un autre récit raconte comment la naissance du Soleil marqua à la fois la création du temps et la grande rupture entre le monde de la surface et les mondes autres. Certains êtres refusèrent la lumière du soleil, qui les aurait rendus mortels, et se réfugièrent dans les cavernes. Ce sont les Maîtres de la Montagne (tepeuanij) et le Peuple-Cerf (masakamej) (Tomás, Pedro et Castillo 2009).

Ces mondes autres ne sont pas isolés du nôtre. Dans les fosses profondes des rivières habitent les Foudres (kiaujteyomej, « les semences de pluie ») ; leur sortie provoque les orages. Les grottes et les carrefours constituent d’autres points de contact par lesquels des esprits néfastes viennent errer à la surface de la Terre, surtout la nuit, cherchant des victimes humaines. Car le monde non humain, pour les Maseual-Nahua, est potentiellement dangereux (Chamoux 2018 : 332) et les rencontres avec les créatures qui en proviennent causent diverses sortes d’« effroi » (nemoujtil). Comme le dit Perrin (2017 : 7) : « Ce monde autre est anthropomorphisé […]. Les êtres qui le peuplent sont animés des mêmes pensées et des mêmes passions que les hommes qui les ont imaginés, mais leurs pouvoirs sont supérieurs. » C’est pourquoi celui ou celle qui doit sortir après le coucher du soleil prendra soin de fumer une cigarette, car les êtres de la nuit ne peuvent supporter l’odeur du tabac (Knab 1976 : 132).

Seuls certains hommes et femmes ont la capacité d’entrer en communication à volonté avec les esprits de ces mondes autres, et même de s’y déplacer pendant des rêves divinatoires : ce sont les sorciers et les chamanes.

L’être humain, son corps et ses « âmes »

Pour comprendre l’action des forces surnaturelles, il faut bien saisir que dans les représentations maseual-nahua, l’être humain est multiple, en ce sens qu’il est fait d’un corps et de plusieurs composantes invisibles, lesquelles sont souvent qualifiées d’« âmes », dont certaines peuvent quitter l’enveloppe corporelle ou survivre à la mort. Pour reprendre Perrin (2017 : 6) : « Le départ fugace, nocturne de l’une de ces composantes, justifie le rêve. Son départ prolongé explique la maladie, son départ définitif signifie la mort ».

Le corps lui-même (tonakayo, « l’ensemble de nos chairs ») est « tempéré », comme l’est son aliment principal, le maïs. Sa santé réside dans le maintien de cet équilibre entre le « chaud » (totonik) et le « froid » (sesek) : non pas en un « juste milieu », cependant, mais « un peu chaud » (tepitsin totonik). La maladie provient de la rupture de cet équilibre : il y a des maladies « de chaleur » (celles qui s’accompagnent de fièvre, qui provoquent des douleurs aigües ou la folie) et d’autres « de froid », comme celles des systèmes respiratoire (toux, rhume) et digestif (diarrhée, dysenterie) et « l’anémie-dépression » (chauis).

Sur le plan étiologique, les maladies se divisent en deux grandes catégories. En premier lieu, il y a celles qui ont des causes naturelles, qui sont la grande majorité et qu’on appelle « simples maladies » (kokolis saj). Elles proviennent d’une alimentation inadéquate, d’un travail excessif, d’un traumatisme, de l’exposition prolongée au soleil, au vent, à la pluie. Les guérisseuses interrogées ont pu identifier 102 de ces maladies. On les guérit avec des tisanes, des bains d’herbes, des cataplasmes ou des massages (Beaucage et al. 1997).

En plus de cette composante corporelle, un être humain (se kristiano) possède deux composantes invisibles, qu’on appelle souvent « âmes ». Nous préférons les expressions « centre animique » et « entité animique », telles que définies par Alfredo López Austin (1984, vol. 1 : 197-198). Le centre animique est une partie du corps qui est le siège de processus vitaux. L’entité animique a les mêmes fonctions, mais elle peut être immatérielle. Le centre animique humain est le coeur (yolot), source de la vie (yoli veut dire « naître »). Il est aussi le siège de la pensée et des émotions, comme en témoignent des dizaines de dérivés. Par exemple : yolnemilis (« pensée du coeur ») désigne en langue nahua une pensée profonde ou une préoccupation ; yolpoliui (« il a perdu son coeur ») ou yoltapana (« son coeur est brisé »), dit-on d’un fou. Les Maseual-Nahua d’aujourd’hui l’associent à l’âme du christianisme (alma) et on utilise souvent pour le désigner le mot espagnol espíritu, « esprit ». Ce « coeur-esprit », fragile chez les enfants, se développe et se renforce au cours de l’existence : inégalement, cependant, d’une personne à l’autre. La tête (kuait ou tsontekon, « calebasse chevelue ») permet l’apprentissage et une juste perception du monde ; elle agit en relation étroite avec le coeur et semble former avec lui un seul centre animique. Face à la profusion d’usages métaphoriques du coeur, on trouve très peu d’expressions se rapportant à la tête : kuayemanik (« tête tendre »), dit-on de l’enfant qui apprend aisément ; à l’inverse, kuatakuauak (« tête dure »), est un cancre. « Il est comme l’écrevisse, il a de la merde dans la tête » (Yon kemej in xili; kipiya in kuitat itech itsontekon), dira-t-on d’un écervelé.

Après la mort, le coeur-esprit devient ánima (« fantôme »). Les rituels funéraires visent à s’assurer qu’il quitte bien la surface de la Terre. Pendant la veillée au corps à laquelle tous sont conviés, l’ánima est encore présente dans la maison, où l’on prie et mange. Le lendemain matin, on transporte le corps au cimetière. C’est seulement quand le corps sort de la maison que l’ánima entreprend un long voyage vers le Mictlan, ce pour quoi on place des sandales neuves et un peu de nourriture à côté du cadavre. On jette des grains de maïs sur le cercueil « parce qu’il y a des oiseaux là-bas : c’est pour eux, pour qu’ils n’attaquent pas le mort ». Les esprits des défunts reviennent une fois l’an, à la Toussaint, guidés par les pétales d’oeillets d’Inde disséminés le long du chemin qui mène à la maison familiale. Ils viennent se nourrir de l’odeur des fleurs, des pâtés de maïs (tamales) chauds et des cierges que l’on place sur l’autel domestique à cette occasion. Car ces esprits ne peuvent ni voir ni toucher, mais conservent l’odorat. Les humains n’ont rien à craindre des fantômes de ceux qui sont morts de mort naturelle. En cas de mort violente, on plantera une croix, au lieu où elle s’est produite, ce qui devrait conjurer le danger d’épouvante chez les passants.

Il existe une deuxième entité animique, désignée métaphoriquement comme l’« ombre » (ekauil ; en espagnol, sombra). Pendant le jour, elle est rattachée au corps, comme l’ombre projetée sur le sol. La nuit, elle s’en détache et voyage dans les mondes autres : ce sont les rêves (kochita, « voir en dormant ») pendant lesquels elle a accès à des espaces et à des temporalités distinctes. Les habitants de ces mondes communiquent alors avec elle, selon des codes particuliers qu’il faut interpréter correctement. Comme le disent Bartolomé et Barabas (2013 : 22-23) : « [Les rêves] n’ont pas moins de réalité que l’état de veille. Ils représentent une temporalité parallèle qui comprend le passé, le présent et le futur. » L’ombre peut aussi être accidentellement séparée du corps, quand quelqu’un fait une mauvaise chute sur un sentier de montagne — et les occasions ne manquent pas !

Il y a enfin une troisième entité animique, le tonal, que les Nahuas de la Sierra se représentent comme un « double animal ». Le jour de la naissance d’une personne naît un petit mammifère des bois (kuoujtajokuilin) ou un oiseau sauvage (chiktej), comme ceux qui sont le gibier des chasseurs. Pendant toute sa vie, le sort de la personne sera étroitement dépendant de celui de ce tonal. Les gens appartenant au commun des mortels en ont un seul, qu’ils ne connaissent pas : il vit dans une forêt lointaine, monde autre hors de portée des fusils et des pièges. Les sorciers et les chamanes, eux, en ont plusieurs[3].

Les tonalmej ne sont pas tous dotés de la même force (Chamoux 2018 : 333). En outre, ils influencent le caractère et le destin de chaque personne :

Celui qui a un destin de rat va te voler ; le lapin est aimable, patient, sociable ; l’écureuil va prendre ce qui ne lui appartient pas ; l’opossum aussi vole les poules. Le petit oiseau aime partager l’amitié, il a de bons rapports avec son entourage ; la colombe n’a jamais de temps pour converser avec quelqu’un, elle bouge tout le temps. Ceux qui ont le double animal de colombe, de lapin, de petit oiseau, d’un grillon ou de quelque autre insecte, ont moins de force : leur tonal est plus facilement vaincu. Les sorciers ont comme double un jaguar, un renard, un hibou, un épervier, un de ces animaux qui peuvent attraper des poules ou des coatis. Ceux-là se font sorciers, car leur double les aide à devenir des animaux.

Milanezi 2018 : 209, ma traduction

Tant le corps et le coeur-esprit que l’ombre et le double animal peuvent souffrir de l’impact de forces surnaturelles qui sont entremêlées au monde matériel, et en sont parfois même le soutien. C’est le cas de trois « éléments » constitutifs de l’univers : la terre (tal), le feu (tit) et l’eau (at). Le choc avec ces forces peut causer chez les humains, surtout chez ceux dont le coeur-esprit n’est pas « fort » (chikauak), une maladie qu’on appelle« effroi, épouvante » (nemoujtil ; en espagnol, susto). D’autres forces sont essentiellement négatives, comme les « Vents » (ejekamej), qui quittent leur monde (ejekaojkan) la nuit pour venir attaquer les humains. L’envie (nexikol) envers une autre personne, motivée par son champ de maïs, son bel enfant ou son conjoint, à cause du désir insatisfait (eleuis) qu’elle suscite, peut transporter vers cette personne une « charge » négative, lui enlevant son entrain et son appétit.

L’épouvante ou l’effroi (nemoujtil ; en espagnol, susto)

La maladie surnaturelle la plus fréquente est l’effroi, qui peut affecter soit le coeur-esprit d’une personne, soit son « ombre », et que seuls les chamanes peuvent diagnostiquer avec précision et guérir. On en distingue trois sortes : celui de la terre (talnemoujtil), celui de l’eau (anemoujtil) et celui du feu, ou plus précisément du foyer (tikontenonemoujtil).

La « Terre qui garde l’ombre »

Un paysan ou une paysanne sent qu’il ou elle perd son énergie et son appétit. Ainsi, celui ou celle qui consulte un guérisseur ou une guérisseuse chamane pourra se faire demander :

  • — Es-tu tombé dernièrement ?

    — Oui, j’ai glissé l’autre jour sur le sentier, en rentrant avec mon fagot. Je ne me suis pas fait très mal et je n’y ai plus pensé.

    — Je crois que ton ombre (ekauil) est restée là-bas.

Selon cette interprétation, la personne a eu un « choc » en tombant ; son « ombre » spirituelle s’est alors dissociée de son corps, et la terre, qui est aussi un être doué d’une capacité d’action propre, la retient. C’est le talnemoujtil, « l’effroi de la terre ». Les chamanes ont un don qui leur permet d’« appeler » (-notsa), au cours de rêves divinatoires, les Maîtres surnaturels de la nature. Il ou elle se rendra au lieu précis de la chute, où l’ombre est restée, rapportera un peu de terre à sa maison et priera longuement. La nuit suivante, la Terre lui apparaîtra en rêve sous la forme d’un couple d’aînés autochtones, vêtus comme ceux de haute montagne (ajkopauanij) : la femme avec sa longue jupe de laine noire et l’homme avec son poncho brun. Le ou la chamane discutera avec eux :

  • — Elle est à moi (noaxka), dira-t-elle. Pourquoi la retenez-vous?

    — Qui est-ce ? demanderont-ils.

Au terme de la conversation, le ou la chamane obtiendra la libération de l’« ombre » en offrant des prières à la Terre. Il ou elle pourra alors compléter la guérison en prescrivant des bains ou des tisanes d’herbes « chaudes », car l’épouvante de terre est « froide ».

Face à l’effroi de la terre, il existe aussi une pratique préventive qui, elle, est à la portée de tous : « Quand tu tombes, confiera une chamane, si tu n’as pas un esprit fort, tu auras l’effroi. Car la terre est vivante (nentok in tal). Tu dois dire : “Père Terre, Mère Terre, je ne veux pas rester ici. Laissez-moi !” » Dans les deux cas, la Terre est représentée comme un couple, qu’on nommera parfois « Père Trinité, Mère Trinité » (Totatsin Trinidad, Tonantsin Trinidad). La chamane s’adresse à eux sur un ton à la fois familier et respectueux, comme on s’adresse à des aînés dans la vie courante.

La référence à la force ou à la faiblesse variable de l’« esprit » que fait notre interlocutrice lui permet d’expliquer pourquoi ce n’est pas tout le monde qui « perd son ombre » en tombant. Dans le cas des enfants, c’est aux parents que revient la prévention. Un ami me contait : « Enfant, j’allais en forêt avec mon père. Si je tombais, il prenait un bâton et frappait là où j’étais tombé, en ordonnant très fort : “Relève-toi !” (¡Xipankisa!). C’est à mon ombre qu’il parlait, pour qu’elle ne reste pas là. »

L’Eau qui attire le coeur-esprit

L’eau est vivante aussi. « Pour qu’elle soit heureuse, il faut la fêter, le jour de la Sainte-Croix. Là où il y a des sources, on les décore avec les fleurs, on offre de l’encens (copal) et on distribue de la nourriture […]. Tout jeune, on nous apprend à ne pas jouer avec l’eau [car] elle peut causer l’effroi […] nous faire du tort et même mourir » (Mora Romero 2021 : 121-122).

Un ou une adulte qui se sent mal peut faire un autodiagnostic : « Tu sais que tu as l’effroi, disait un guérisseur, car tu n’as pas faim, la nourriture n’a plus de saveur pour toi. Si tu fumes et que tu es saisi de frissons, c’est l’effroi de l’eau. »

Si on croit que le malaise est léger, on le soignera avec des bains et des tisanes d’herbes « chaudes », car c’est une maladie « froide ». En cas plus grave, « si on s’est effrayé dans l’eau, il faut retourner à l’endroit où c’est arrivé et parler à l’eau, lui demander pardon et ainsi, on guérira, on laissera cet effroi. Sinon, on aura de la fièvre, des vomissements et on peut mourir » (Mora Romero 2021 : 123).

L’« effroi de l’eau » (anemoujtil) semble affecter plus souvent et plus gravement les enfants, dont le coeur-esprit n’est pas encore suffisamment fort (amo chikauak ok iyolo) ; ils perdent l’appétit et ne vont plus jouer. Ce n’est pas n’importe quelle eau qui leur donne l’effroi, mais celle des petits cours d’eau, des ruisseaux (ataujmej). Une guérisseuse l’expliqua ainsi à une chercheuse autochtone de l’équipe : « Le ruisseau où tu vas laver les vêtements, cette eau-là vole l’esprit de ton enfant. C’est parce que l’aspect de l’enfant lui plaît (kuelita keniuj yetok in pili) qu’elle lui vole son esprit. » L’enfant s’est amusé avec l’eau pendant que sa mère lavait. La guérisseuse se rend alors à l’endroit indiqué et invoque (en espagnol) « l’eau vierge de Marie »[4] ; elle terminera le rituel en lançant dans l’eau sept cailloux ronds, de ceux que l’on trouve sur les berges.

Le Feu et ses Maîtres

Le feu existe sous deux formes principales pour les Maseual-Nahua d’aujourd’hui : d’abord le feu domestique, celui du foyer (tikonteno). Un autre feu a beaucoup d’importance, le feu du ciel, la foudre, ou plutôt « les foudres », car il s’agit d’entités masculines individualisées. Elles produisent la pluie, d’où leurs noms : « les semences de pluie » (kiaujteyomej), ou « les Faiseurs d’Eau » (achiuanimej). Autrefois, on donnait une grande importance au feu qui chauffe le bain de vapeur, le temazcal, mais il n’est presque plus en usage aujourd’hui.

L’effroi qui provient du feu domestique affecte surtout les femmes et les enfants. Concernant les femmes, un guérisseur en identifia ainsi les causes à une chercheuse du Grupo Youalxochit lors d'un entetien mené en maseual-nahua dans le village d’Ayotzinapan, près de San Miguel Tzinacapan, Cuetzalan, Puebla :

Ce sont les trois pierres du foyer (telamas), que vous éloignez et rapprochez continuellement du feu. Ne les bougez pas tant, car vous les indisposez ! Il y en a une principale, la Mère (tenan). Quand on les invoque, je lui dis à elle : « Vous êtes une fleur pure. » Car la Mère représente une des trois Maîtresses du Feu, que seuls connaissent les chamanes : c’est la Fleur de Feu (tixochit). Les deux autres sont des Bourgeons de Feu (tiselotsitsin).

Luis Juárez, chaman, avril 1990, ma traduction

Dans la conception animiste des Maseual-Nahua, le feu et les pierres du foyer sont dotés des mêmes sentiments qu’une personne, mais possèdent des pouvoirs bien supérieurs. Les jeunes enfants, qui se tiennent près de leur mère pendant qu’elle cuisine, lui plaisent. « Alors elle engourdit leurs esprits (kininxoxa), les attrape (kininkui) et ne veut plus les laisser partir (amo kineki kininkauas) ». Et la Fleur de Feu les emmène dans son domaine, dans un monde qui n’est pas le nôtre. Ils sont saisis par l’effroi du feu, qui leur donne une fièvre que ne peuvent guérir à elles seules les herbes fébrifuges, « fraîches », comme le zacate limón (Digitaria insularis Mez). C’est dans cet autre monde que le ou la chamane devra aller chercher les esprits égarés et les ramener, en demandant leur permission aux Maîtresses du Feu dans un rêve qui n’est plus seulement divinatoire, mais thérapeutique.

Un processus similaire est enclenché lorsque les Foudres sont les causes de l’effroi du feu. Comme le feu domestique, ce feu cosmique est nécessaire à la vie puisque les Foudres, « semences de pluie », sont indispensables au cycle annuel agricole. À San Miguel, on dit que ces esprits (exclusivement masculins) sortent, juste avant les orages, d’une fosse profonde de la rivière Tozan, faisant briller l’eau de la surface, au lieu-dit Ixpepetaniat (« eau étincelante »). Un jeune chamane de San Miguel diagnostiqua ce type particulier d’effroi du feu chez une patiente. Dans son rêve, il arriva dans un « lieu difficile » (ouijkan) et se retrouva face aux Maîtres du lieu. Vêtus de longues capes noires, ils refusèrent d’abord de répondre à ses questions et mirent en doute la légitimité de sa démarche. Il se demanda même si on le laisserait revenir sur terre. On lui permit finalement de ramener l’esprit de sa patiente, mais, lors de l’entrevue, il remettait sérieusement en question tout voyage futur dans un univers aussi dangereux.

Les « Vents »

Les « Vents » (ejekamej ; en espagnol, Aires) sont un type d’esprit très différent des précédents. Entités surnaturelles individualisées — comme les Foudres —, les Vents appartiennent à la dimension froide de l’univers et constituent une force essentiellement négative. La nuit, ils sortent de leur demeure souterraine et s’embusquent dans des endroits écartés et « difficiles » ou dans les carrefours (nauiojpan) pour attendre leurs victimes ; ils viennent parfois aussi rôder autour des maisons. Préventivement, si on doit sortir après le coucher du soleil, on allume une cigarette, car ils ne tolèrent pas la fumée du tabac. On considère qu’ils pénètrent dans le corps de leurs victimes. Les enfants « pleurent beaucoup, pleurent de peur ». Les adultes ont des nausées, ont envie de dormir pendant le jour, parfois même s’évanouissent. « Une femme peut perdre son bon sens et se mettre à crier comme un homme, à frapper les gens. » Si on n’a pas réussi à les expulser par des bains d’herbes « chaudes » (dont l’ejekapajxiuit, « herbe-remède contre les airs »), un chamane balayera le corps avec une branche de sureau (xomet, Sambucus mexicana Presl.) qu’il ira jeter ensuite à un carrefour : car les Vents voyagent entre les mondes et leur point de passage privilégié, ce sont les carrefours, qui constituent l’axe de l’univers. Seuls des chamanes dont le double animal est exceptionnellement fort risqueront le voyage au pays des puissants Vents de Mort (ejekamiktan), « là où des bêtes et des hommes te poursuivent pour te voler ton esprit » (Zamora Islas 1988 : 83).

La terre agit sur l’ombre, en la retenant, tandis que le feu et l’eau attirent et gardent une partie du coeur-esprit ; au chamane d’obtenir leur libération en invoquant les Maîtres du lieu. Les airs mauvais envahissent le corps ; le chamane doit les expulser.

Les sorciers (naualmej)

Les effrois provoqués par la terre, l’eau ou le feu sont vus comme « propres » (chipauak) et peuvent être soignés efficacement par des offrandes et des prières. Il en va autrement du sort jeté par un sorcier ou une sorcière. Ces derniers exercent leur activité de diverses manières. Ils possèdent plusieurs doubles animaux, dont des prédateurs, comme le coyote ou le hibou, animaux dont on dit qu’ils « n’ont pas de genoux »[5]. Ils ont le pouvoir de se changer matériellement en l’un d’eux : la nuit, le sorcier, près du foyer, enlève ses jambes et devient hibou ou coyote. Il sort alors s’alimenter du sang de ses victimes, qui s’affaibliront jusqu’à ce que leur sang s’épuise (tami ieyo) puis mourront. On comprend pourquoi un hibou qui vient ululer sur le toit d’une maison est considéré comme de fort mauvais augures, surtout si un membre de la famille est malade.

Le sorcier ou la sorcière peuvent aussi, en rêve, envoyer leur double prédateur dans le monde autre où séjournent les doubles animaux pour blesser ou capturer celui de leur victime, qui tombera alors gravement malade. Ils peuvent également jeter des sorts, en demandant l’aide du Diable. Une guérisseuse raconte : « Le sorcier prie, en jetant des malédictions (uiuikaltia), il offre aussi des prières, mais en nommant le Diable. Et alors, le mal te tombe dessus. Ce n’est pas bien, c’est péché. »

Les chamanes (tapajtiani tein tanotsaj, « guérisseurs qui appellent »)

Parmi les multiples spécialistes qui savent soigner et guérir (la sage-femme, le rebouteux et celle qui « sait palper le palais des enfants »), seuls quelques-uns peuvent soulager les maux dont les causes sont surnaturelles : ce sont les chamanes, hommes et femmes. Les chamanes maseual-nahua n’utilisent pas de plantes psychotropes et n’entrent pas en transe comme leurs homologues sibériens ou sud-américains. Leur technique est le rêve, le rêve contrôlé : « Ils élaborent des stratégies oniriques » (Bartolomé et Barabas 2013 : 23). Tout comme les sorciers, les chamanes ont plusieurs doubles animaux. Ils les connaissent et peuvent les envoyer dans les mondes autres pour retrouver et ramener les âmes capturées et blessées par les sorciers. Quand Doña Rufina, une célèbre chamane de San Miguel Tzinacapan, tombait endormie près du feu après une longue veillée de prières et d’invocations, elle savait en rêve où allait son double animal et pourquoi il y allait. Elle s’adressait successivement aux Maîtres des Quatre Lieux de l’univers : les Foudres Faiseurs d’Eau, les Faiseurs de Feu, les Maîtres des Vents Mauvais, et enfin, ceux du Tlalocan. Elle leur demandait de libérer l’âme-double de son patient, si elle se trouvait dans leur domaine. La mention fréquente de la force (chikaualis) de la chamane montre qu’une lutte surnaturelle a lieu avec les Vents Mauvais et les doubles animaux des sorciers (Zamora Islas 1988 : 82-84).

Pour mener à bien les traitements, le chamane a besoin d’auxiliaires spirituels : ce sont les saints catholiques, dont les images ornent les autels domestiques. Contrairement au culte communautaire, dont le rituel est immuable, la variation est de rigueur dans le monde chamanique. Chacun a ses saints de prédilection et ses approches pour obtenir leur appui. Ainsi, une chamane invoque un couple céleste et d’autres saints : « Père éternel tout-puissant, Mère éternelle toute-puissante, Monsieur saint Michel, saint Joseph, Vierge de la Conception et Vierge de Guadalupe. » Pour guérir l’effroi du feu (tikontenonemoujtil), un chamane de San Andrés Tzicuilan invoque la Sainte Trinité, qu’il identifie aux trois pierres du foyer (Segre 1987). Nous avons vu que pour guérir le même mal, un chamane de San Miguel prie trois esprits féminins, qui sont les mêmes pierres du foyer : la Mère, Tixochitsin, « Fleur de Feu », et ses deux filles, Tiselotsitsin, « Bourgeons de Feu ».

L’attirail d’un chamane nahua est assez simple. Quand elle avait diagnostiqué un « effroi de l’eau » (anemoujtil) causé par les Foudres, Doña Rufina plaçait près du feu, à ses côtés, quelques grains d’encens, une jarre d’eau, une petite calebasse et un bâton. Elle brûlait l’encens, frappait le sol douze fois et remuait l’eau avec la calebasse douze fois pendant qu’elle priait pour avoir un songe divinatoire.

Comment devient-on chamane ? La réponse la plus commune : on reçoit un don de Dieu. Ce don peut se manifester de diverses manières. Doña Rufina raconta à l’anthropologue María Eugenia Sánchez qu’elle avait souffert de convulsions à l’adolescence. Consulté, un chamane lui révéla qu’on l’appelait (kinotsayaj) pour qu’elle soit chamane et qu’elle ne guérirait que si elle et ses parents acceptaient ; ils acceptèrent (Sánchez, communication personnelle, 1985). Quelques années plus tard, Elena, la fille de Rufina, raconta une histoire fort différente. La mère de Doña Rufina ayant hébergé chez elle un chamane totonaque, ce dernier, avant de repartir, la récompensa en lui enseignant ses prières et ses invocations. Doña Rufina apprit en observant sa mère, ce qui indique l’importance de la filiation dans la transmission de la fonction chamanique (Islas et Sánchez 1987 : 184). Elena, pour sa part, refusa cet héritage. Elle avait été témoin des protestations véhémentes de son père quand il devait accompagner la guérisseuse, sous l’averse, pour visiter un patient. Il y allait cependant, car une femme ne peut pas parcourir seule les sentiers à la nuit tombée.

Un autre chamane a suivi un cheminement bien différent. Lucio était lui-même fils d’un chamane réputé (Almeida Acosta 1987). Jeune, il partit travailler à l’extérieur. Quand je l’ai connu, après son retour au village, il était un habile rebouteux (omiyektaliujkej), art qu’il avait appris de son père. Il acquit aussi des connaissances de biomédecine en travaillant comme assistant à la clinique locale. C’est par la suite que ses talents pour réaliser des cures chamaniques se sont affirmés. Sa pratique se fonde également sur la prière et les rêves divinatoires. Sa catégorisation des maladies à causes surnaturelles diffère de celle des autres chamanes interrogés. Par exemple, alors que ces derniers distinguent « l’épouvante froide » (sesek nenoujtil) et « l’épouvante chaude » (totonik nemoujtil), il les connaît plutôt comme « sèche » (uakik) ou « humide » (kuechauak) selon que dans son rêve, le tonal du malade, un « oiseau » qu’un esprit est venu déposer dans ses mains, est chaud et sec, ou ébouriffé et mouillé : il doit le caresser et le calmer (Duquesnoy 2001).

Public, privé, secret

Depuis le début de cet article, nous avons distingué les rituels communautaires publics des rituels chamaniques privés, pour nous concentrer sur ces derniers. « Privé » n’est toutefois pas synonyme de « secret ». La mère d’une fillette qui présentait des symptômes de manque d’appétit et d’entrain racontait volontiers à son entourage — et à l’ethnologue — comment elle a d’abord eu recours à des herbes médicinales courantes, puis à une spécialiste de la « remise en place du palais » (tempacholtia). Devant le peu de succès, elle est allée consulter un chamane qui a diagnostiqué une « épouvante froide » (seseknemoujtil) et l’a guérie.

Là où la plus grande discrétion s’impose, c’est lorsqu’on soupçonne que le mal est causé par l’envie ou par la sorcellerie, d’ailleurs très souvent reliées. C’est sous le sceau du secret qu’un ami me confia qu’une chamane avait diagnostiqué ainsi la source d’un malaise profond qui l’affectait, en soulignant même que cela provenait « de la proche parenté ». Son épouse désamorça la crise imminente en suggérant une tout autre piste : une mauvaise chute faite en déplaçant des pierres, quelque temps auparavant, provoqua la perte de son « ombre ». En même temps, elle orienta la cure hors du monde chamanique : c’est un « parrain de l’église » (tiopantokay) qui accompagna son mari au temple catholique et « balaya » le mal avec une gerbe de fleurs qui avait préalablement touché la statue de la Vierge de Guadalupe. Le rituel se déroula dans un village voisin (peut-être pour décourager les curieux). Le patient prit rapidement du mieux, semble-t-il. Sur le plan étiologique, on était donc passé de l’action d’un sorcier à un « effroi de la terre » et d’une cure chamanique à un rituel emprunté au christianisme.

Conclusion

Pour les Maseual-Nahua de la Sierra Norte de Puebla, tant l’univers que la personne sont des réalités hétérogènes qui possèdent une dimension matérielle et des dimensions immatérielles. Car le monde sensible de la « surface de la Terre » ne forme qu’une partie de l’univers, qui comprend aussi des mondes autres, dont les « Maîtres » (intekouan) sont de puissants esprits qui peuvent affecter la vie et la santé des humains. La culture autochtone accorde une grande place à cette dimension surnaturelle du cosmos et aux êtres qui peuplent les divers mondes autres. On obtient la bienveillance de ceux qui habitent les cieux en offrant des rituels qui s’échelonnent tout au long du cycle annuel.

Par ailleurs, c’est au niveau des corps, par la maladie entre autres, que les esprits des mondes autres se manifestent. Or, la personne est aussi une réalité hétérogène, puisque le corps reçoit les influx d’un centre animique principal, son coeur-esprit, lequel se renforce avec l’âge, et de deux entités animiques non matérielles : son « ombre » et son « double animal ». Or, ces trois entités sont susceptibles de souffrir des impacts négatifs des grandes composantes de la nature, elles aussi dotées de qualités comme l’intentionnalité et l’affectivité. Les doubles animaux des sorciers peuvent également attaquer ceux du commun des mortels. Fort heureusement, dans leurs rêves divinatoires, les chamanes, hommes et femmes, savent identifier les causes surnaturelles des maladies. Ils et elles obtiendront des Maîtres des mondes autres la libération des esprits, des ombres, des doubles animaux ou des coeurs-esprits de leurs patients.

Les rituels communautaires sont conçus comme des dons aux saints, en retour desquels on attend « de bonnes récoltes et la paix dans le village ». Tandis que les rituels chamaniques se déroulent sous le signe de la négociation et de l’échange avec les Maîtres des mondes autres, voire du conflit ouvert avec certaines forces surnaturelles négatives, comme les « Airs » et les doubles animaux des sorciers. Nous avons montré que les deux systèmes de rapports aux esprits que nous avons distingués à des fins analytiques (le catholique-communautaire et le chamanique-privé) ne sont pas étanches l’un par rapport à l’autre, mais s’interpénètrent en plusieurs points. Non seulement les chamanes nahuas recherchent-ils l’aide de saints catholiques dans leurs cures et les sorciers invoquent-ils le Diable pour leurs maléfices, mais, comme nous l’avons vu, une trajectoire thérapeutique donnée peut passer d’une cure chamanique à un rituel catholique.