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Il saute aux yeux que l’époque actuelle est marquée par une conjonction de crises et l’émergence d’une série de défis sans précédent. Le capitalisme néolibéral est entré depuis 2008 dans ce qui apparaît comme une crise permanente que les gouvernements ne semblent plus avoir pour objectif que de réguler, comme si l’horizon d’une solution de cette crise était hors de portée (Azmanova 2020). À cette crise économique endémique s’ajoute une crise sociale qui, pour une part, découle de la crise économique, et, pour une autre, résulte des politiques de démantèlement de l’État social conduites depuis le début de la période néolibérale, et qui peut être analysée en termes de crise de la reproduction sociale (Fraser 2020). Ces crises économique et sociale s’accompagnent d’une crise politique dont les phénomènes d’abstention électorale accrue, de montée du populisme autoritaire (Trump, Bolzonaro, Orban, entre autres), et de résurgence de formes d’opposition extraparlementaire massive (comme les « gilets jaunes »), sont les principaux symptômes. Cette dernière crise pouvant être analysée comme un autre des effets du néolibéralisme, il semble justifié d’affirmer que la résolution conjointe de ces crises dépend d’une remise en cause du capitalisme néolibéral, ce qui contribue à déplacer la discussion politique vers des projets de transformations sociales radicales (Fraser et Jaeggi 2018).

La crise écologique semble elle aussi exiger un tel déplacement. L’un des éléments centraux de cette crise est le processus de réchauffement climatique, qui risque de franchir bientôt le point de non-retour, si ce n’est déjà fait, à moins que des mesures énergiques soient entreprises à l’échelle globale, ce qui semble pour l’instant impossible. Or, les conséquences à moyen et à long terme du réchauffement climatique sur les modes de vie, sur les injustices globales et sur les violences engendrées par les processus migratoires massifs, sont innombrables et difficilement mesurables. L’un des paradoxes politiques de la situation tient au fait que pour la majorité de la population, le fait que ces problèmes relèvent d’effets à moyen et à long terme de processus en cours rend difficile à percevoir ce qui est profondément problématique en eux, et favorise l’ignorance et le déni de l’importance de la crise écologique. Cette crise entraîne certes des conséquences directes et très actuelles, la plus frappante étant sans doute la crise sanitaire enclenchée par la pandémie de coronavirus. Mais le lien causal établi entre ces deux crises reste une hypothèse théorique et militante (Malm 2020), et elle peine à susciter des prises de conscience de la nécessité d’un dépassement écologique du néolibéralisme, voire du capitalisme.

De la conjonction de la crise durable du néolibéralisme d’une part, et de l’ignorance et du déni des défis du réchauffement climatique d’autre part, résulte cette situation paradoxale où la crise apparaît comme une nouvelle normalité à laquelle nous nous sommes déjà habitués[1], alors même que grandit le sentiment que des mesures urgentes doivent être prises pour enrayer la dynamique infernale du réchauffement climatique, de l’extinction des espèces et de l’épuisement de ressources aussi essentielles que l’eau et les terres cultivables. Ce paradoxe est d’autant plus troublant que les mesures destinées à résoudre les crises sont traditionnellement conçues comme agissant à court et à moyen terme, alors qu’il faudrait mettre des mesures en oeuvre sur le long terme pour s’attaquer aux causes de la crise écologique. La temporalité politique s’en trouve profondément bouleversée. Il ne s’agit plus simplement d’organiser la délibération collective ou des confrontations concernant les problèmes présents et les meilleurs moyens disponibles aujourd’hui pour les résoudre ; il faut également penser les problèmes actuels dans la perspective des problèmes futurs et envisager des décisions applicables à long terme, c’est-à-dire également qui ne soient pas susceptibles d’être remises en cause à l’avenir. Il ne semble pas davantage possible de chercher à construire progressivement une nouvelle hégémonie qui ferait apparaître la solidarité des crises du néolibéralisme et des processus qui alimentent la crise écologique, cette hégémonie qui permettrait d’espérer que des solutions durables puissent se voir dotées d’une légitimité, elle aussi durable ; la durée requise pour une telle construction semble contredire l’urgence de la situation. Et pourtant, la construction d’une telle hégémonie semble la seule solution démocratique envisageable (Fraser 2021).

Ces mutations de la temporalité politique nous reconduisent sur le terrain de la philosophie de l’histoire puisque les philosophes de l’histoire de la période 1750-1850 avaient pour intention d’éclairer les enjeux politiques du temps présent par une théorie des tâches historiques de l’époque actuelle. Chez Ferguson, Condorcet, Kant, Fichte ou Hegel, notamment, il s’agissait d’identifier de la mission historique du temps présent au moyen d’une théorie du processus historique d’ensemble, lui-même conçu comme celui du progrès[2]. À l’heure où il semble qu’une mission historique devrait s’imposer à nous, à savoir d’éviter les conséquences catastrophiques à moyen et à long terme de la crise écologique, qui s’explique elle-même par des processus enclenchés il y a plusieurs siècles, nous sommes contraints de nous déshabituer à penser la politique comme la résolution temporaire des problèmes spécifiques rencontrés par une société particulière. Nous sommes contraints de penser les enjeux politiques du point de vue des tâches historiques de l’époque actuelle et des processus de longue durée dans lesquels ces enjeux s’inscrivent, à la manière des philosophies de l’histoire, mais sous une forme qui rompt avec l’une de leurs prémisses : celle de l’évidence du progrès. Comment nous approprier démocratiquement ce type de réflexion, propre à un style philosophique qui semblait totalement périmé depuis longtemps déjà, tout en tenant compte de l’état du savoir en sciences sociales et conformément aux exigences démocratiques de notre temps ? Voilà un autre problème difficile.

La conjonction de ces crises immédiates et de ces défis à long terme trouve l’une de ses expressions politiques les plus caractéristiques dans la multiplication des manifestes : manifestes socialistes, accélérationnistes, féministes, écoféministes et écosocialistes, notamment. L’idée de manifeste est adaptée pour la proclamation de l’urgence d’une rupture (en l’occurrence avec l’ordre social qui produit la conjonction des crises actuelles), et pour rendre public un projet à long terme susceptible de recevoir une adhésion assez large et durable parce que porteuse de progrès[3]. Or, la question de l’avenir du travail est présente dans beaucoup de manifestes contemporains[4], et pas seulement dans le « manifeste travail » (Ferreras, Battilana et Méda 2020). Ils abordent certes cette question de manières très différentes. Si tous contribuent à déplacer la discussion sur le travail en s’interrogeant sur les transformations sociales durables qui définissent les tâches de l’époque actuelle, certains exigent l’abolition du travail, d’autres soulignent sa nécessaire centralité tout en exigeant qu’elle soit pensée autrement, d’autres encore s’interrogent surtout sur les normes qui devraient guider la réorganisation des manières de produire et de travailler. C’est à une analyse critique de ces trois approches qu’est consacré cet article. Cette analyse critique sera développée du point de vue d’une philosophie sociale consciente du fait que la philosophie de l’histoire est l’une de ses origines lointaines (Renault 2015), convaincue par ailleurs qu’il n’y a de bonne philosophie sociale qu’ancrée dans l’interdisciplinarité et développée sous forme de théorie sociale (Renault 2018).

Un avenir sans travail

Il existe deux manières différentes de fonder la perspective de l’avenir sans travail sur un diagnostic d’époque. La première consiste à souligner que le capitalisme se caractérise par une tyrannie du travail et que la crise actuelle du capitalisme, qui prouve qu’il doit être dépassé, est tout à la fois celle de « l’aggravation et du démenti de la religion du travail » (Kurz, Lohoff et Trenkle 2004 [1999] : 33), suivant les termes utilisés du Manifeste contre le travail. Ce manifeste s’inscrit dans la continuité des réflexions de Paul Lafargue dans Le droit à la paresse (2009 [1880]), tout en présupposant une conception étroite du travail comme activité de production de valeur pour le capital. La deuxième manière d’identifier l’abolition du travail à l’une des tâches de l’époque actuelle est davantage ancrée dans les préoccupations contemporaines. Elle part du constat qu’en plus d’être caractérisée par la série de crises et de défis qui ont été mentionnés ci-dessus, l’époque actuelle est marquée par les progrès des technologies de l’information et de la communication, ainsi que par ceux de l’intelligence artificielle. Ces progrès conduisent à envisager un avenir sans travail : celui d’une production entièrement automatisée. Les auteurs du Manifeste accélérationniste (Williams et Srnicek 2014 [2013]) remarquent que le capitalisme a été l’occasion d’une accélération sans précédent du progrès technique, mais que jusqu’à présent, les gains de productivité n’ont jamais conduit à des réductions proportionnelles du temps de travail. Qui plus est, le capitalisme néolibéral est aujourd’hui caractérisé par une inversion du mouvement de réduction de la durée hebdomadaire de temps de travail qui fut enclenché au milieu du XIXe siècle — sans parler de l’effacement des frontières de la journée de travail et de l’augmentation de l’âge de départ à la retraite, qui contribuent eux aussi à une plus grande emprise du travail sur l’existence. L’idée selon laquelle le développement des « nouvelles technologies » impliquera nécessairement une disparition progressive du travail dans un cadre capitaliste est donc fondée sur des arguments fragiles (Nieswandt 2021). Si les développements technologiques actuels étaient libérés du carcan capitaliste, permettraient-ils de construire une société post-travail ?

Tel est précisément le scénario privilégié par les auteurs du Manifeste accélérationniste et de l’ouvrage qui en développe les thèses, Accélérer le futur. Post-travail et post-capitalisme (Williams et Srnicek 2017). Ces auteurs partent du constat de l’impasse du néolibéralisme et ils exigent que les projets politiques de la gauche soient pensés dans l’horizon plus large des défis posés par la crise écologique (Williams et Srnicek 2014 : 23-24). Ils soulignent que, tout en suscitant des développements techniques sans précédent, le capitalisme est une puissante entrave à l’exploration des potentialités humaines, sociales et politiques des progrès techniques déjà réalisés. Critiquant les scénarios post-capitalistes fondés sur des zones d’autonomie temporaire ou un rejet du progrès technique, ils soulignent que c’est seulement à partir du niveau technologique atteint aujourd’hui qu’il sera possible de réorganiser les sociétés complexes dans lesquelles nous vivons tout en répondant aux défis sociaux et écologiques de notre époque. Ces arguments les conduisent à prôner une accélération du progrès technique permettant d’assurer une « maîtrise » technologique des processus sociaux et des modalités de l’interaction des sociétés avec la nature.

Cette accélération permettrait de cheminer vers la réalisation de l’idéal d’un communisme pleinement automatisé (idéal qui a lui aussi son manifeste : voir Bastani 2017), où tous pourront réaliser le désir universel de travailler moins. L’alternative serait la suivante :

Sans automatisation totale, l’avenir post-capitaliste doit nécessairement choisir entre l’abondance aux dépens de la liberté (comme en Russie soviétique, centrée sur le travail) et la liberté aux dépens de l’abondance, représentée par les dystopies primitivistes. Avec l’automatisation, en revanche, les machines sont de plus en plus aptes à produire tous les biens et services requis, et l’humanité est libérée de l’effort de les produire. Pour cette raison, nous affirmons que les tendances à l’automatisation et au remplacement du travail humain devraient être accélérées avec enthousiasme et ciblées comme projet politique pour la gauche.

Williams et Srnicek 2017 : 124

Comme dans le Manifeste contre le travail, l’utopie post-travail est solidaire ici d’un sens restrictif du concept de travail, ce dernier étant défini comme l’activité rémunérée à laquelle nous sommes obligés de consentir pour obtenir le revenu suffisant à la satisfaction de nos besoins et de nos désirs. On remarquera qu’en adoptant une définition aussi étroite, et aussi étroitement capitaliste (puisque le mode de production capitaliste est le seul dans lequel toutes les activités de travail tendent à prendre la forme qui est critiquée), ces manifestes renoncent à produire la redéfinition du travail qui permettrait de réfléchir aux fonctions, aux formes et à la place qui devraient revenir aux activités productrices de biens et services par lesquelles les humains satisfont leurs besoins naturels et sociaux, communément appelées « travail », dans les transformations sociales susceptibles de répondre aux défis de notre époque. Nous verrons que l’écosocialisme, l’écoféminisme et les théories de la reproduction sociale font au contraire de cette redéfinition et de cette réflexion des exigences impératives. Nous verrons également que les manifestes auxquels ils ont donné lieu conduisent à penser que l’enjeu n’est pas tant de libérer le travail de ses fonctions économiques que de redéfinir les fonctions qu’il devrait jouer dans une « économie ramenée à son noyau fondamental » (core economy) et qui soit démocratique, sociale et écologique (Bary 2021).

À l’échelle de la philosophie de l’histoire, la question est de savoir s’il existe des raisons valables de penser que le travail, qui semble constituer la modalité spécifique de l’adaptation de l’espèce humaine à son environnement (l’instinct ne suffisant pas à satisfaire les besoins propres à notre espèce) (Sterelny 2012), et avoir joué un rôle central à toutes les périodes historiques (Deranty 2013), pourrait perdre de sa centralité dans les types d’organisation sociale qui permettraient de répondre aux défis actuels. Or, on voit mal, par exemple, ce que signifierait l’automatisation complète du travail reproductif. Une société dans laquelle le travail domestique sous ses différentes formes, y compris celles du care et du travail éducatif, serait complètement automatisé, de même que les secteurs de l’enseignement, du travail social et les services médicaux, n’est pas une société désirable. Par ailleurs, si la perspective d’une automatisation complète du travail productif peut sembler tout à la fois plus réalisable et plus souhaitable, elle repose en fait sur une conception « prométhéenne » des rapports avec la nature non humaine, et sur un projet de « maîtrise » plus complète de cette dernière (Williams et Srnicek 2014 : 34), qui est la cible justifiée de l’écosocialisme et de l’écoféminisme. La crise écologique n’impose pas seulement de produire plus efficacement, en sollicitant moins les ressources naturelles et en déréglant moins les processus écosystémiques. Elle impose également de développer des activités de travail mieux adaptées aux contextes locaux, fondées sur l’expérience située des ressources disponibles et en rapport plus direct avec les besoins à satisfaire (Pruvost 2021). D’où la nécessaire transition d’une agriculture intensive délocalisée à une agriculture paysanne locale et écoresponsable, de même que le nécessaire développement d’un secteur de la réparation des objets déjà produits (Spelman 2002). En outre, une relocalisation des processus productifs, qui seraient une source considérable d’économie de la consommation mondiale d’énergie, impliquerait une baisse des rendements d’échelle et donc des besoins accrus de travail[5]. Une relocalisation de l’ensemble des processus productifs permettrait de considérables économies d’énergie tout en générant des baisses de productivité et des besoins de main-d’oeuvre supérieurs — en même temps qu’elle permettrait de lutter contre la mise en concurrence à l’échelle mondiale des travailleurs, des droits du travail et des systèmes sociaux. Tout cela donne à penser que la perspective d’une réduction drastique du temps de travail n’est ni réaliste ni désirable, même si les exigences de partage du temps de travail et de limitation des tendances, qui sans cesse accroissent l’emprise du travail sur l’existence, sont quant à elles tout à fait légitimes, et qu’il convient bien, de ce fait, de lutter pour la réduction du temps de travail des salariés exploités et des travailleurs indépendants surchargés. En d’autres mots, dans un monde post-productiviste, la question du travail ne disparaît pas, mais devient centrale parce que l’enjeu est notamment de travailler autrement (Fischbach 2019). Le développement de l’intelligence artificielle ne conduit pas à remettre en cause cette conclusion (Deranty et Corbin 2022).

Penser le travail autrement pour travailler autrement

Que les crises et les défis actuels exigent de penser le travail autrement pour réfléchir à la manière dont nous devrions travailler autrement, voilà une thèse portée aussi bien par certains courants écosocialistes et écoféministes que par les théories de la reproduction sociale.

Le Manifeste écosocialiste international (Anonyme 2002) de même que de nombreux manifestes écoféministes (Weiss et Moskop 2020 ; C40 Cities et Amis de la Terre 2020) sont fondés sur le même constat : les défis écologiques exigent de tourner le dos au modèle productiviste, ce qui signifie aussi inventer des façons de produire les biens et les services dont nous avons besoin en respectant davantage les ressources naturelles et les régulations écosystémiques. Leurs argumentations peuvent avoir deux types d’incidences sur la théorisation du travail. On peut se contenter d’exiger que des contraintes normatives nouvelles pèsent sur la manière dont les activités de travail agissent sur la nature et la transforme. C’est en ce sens par exemple que Carolyn Merchant (2016) souligne la nécessité d’une extension de l’idée d’exploitation du travail à celle de l’exploitation de la nature, afin de lutter contre les activités de travail exploiteuses de la nature tout en préservant et en développant celles qui ne le sont pas. On peut aller plus loin en considérant que, de même que la crise écologique n’exige pas seulement de réguler nos relations avec la nature, mais de repenser la structure de ces relations (Gregoratto et al. 2022), de même, le travail doit être pensé à nouveaux frais. C’est sans doute Maria Mies, l’une des fondatrices de l’écoféminisme (Mies et Shiva 1999), qui s’est engagée dans cette voie de la façon la plus systématique sur le triple plan de l’histoire des techniques, de l’histoire économique, et de l’analyse des biais sexistes dont sont porteurs les concepts de travail et de division du travail dans leurs usages les plus fréquents (Mies 2014 [1986]).

Dans un ouvrage déjà ancien, elle part du principe suivant : qu’un concept soit infecté par une idéologie ne doit pas tant conduire à le rejeter qu’à le reformuler. Sont visées les franges du féminisme et de l’anticapitalisme qui, constatant que les usages ordinaires du concept de travail sont chargés d’idéologie sexiste et capitaliste, en concluent que l’émancipation dépend d’une politique « anti-travail »[6]. Pour expurger le concept de travail de ses biais sexistes et capitalistes, Maria Mies se transporte dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, où le travail n’est pas conçu comme un moyen de produire de la richesse monétaire, où par ailleurs la division sexuelle du travail n’était pas encore aussi marquée par les rapports de domination et d’exploitation qui prévalent dans d’autres formations sociales[7]. Elle montre que, contrairement aux représentations en vigueur à l’époque moderne, le principal pourvoyeur de ressources (bread winner) n’était pas masculin, mais féminin. Les activités de cueillette procurent en effet une plus grande part des nutriments nécessaires à la survie collective que la chasse. Si l’on entend le travail au sens économique de l’activité permettant la satisfaction des besoins à l’échelle d’une société, on doit donc dire que dans ces sociétés, le travail est principalement assuré par les femmes. Mies cherche aussi à montrer que déjà dans ces sociétés, ce sont des types de travaux très différents qui sont effectués par les hommes et les femmes, non seulement en raison des activités auxquelles ils sont assignés (production de la vie et cueillette d’une part, chasse de l’autre), mais aussi en raison des instruments de travail qui sont les leurs (leurs corps d’une part, leurs outils d’autre part)[8]. Deux types de rapports à soi et aux objets se distinguent nettement au sein de la division du travail propre à ces sociétés : l’un est fondé sur l’entretien de la vie et des ressources naturelles ; le second, sur la transformation, voire la destruction des ressources naturelles. Cette hétérogénéité des rapports à soi et aux objets explique que le travail d’entretien de la vie ait pu ultérieurement cesser d’être conçu comme du travail à proprement parler. En effet, à partir du moment où, avec l’agriculture, puis l’industrie, la fonction économique du travail a cessé d’être assurée principalement par les activités d’entretien de la vie, la relation à l’objet fondée sur les activités de transformation, d’extraction et de destruction est devenue centrale, en même temps que le travail a été conçu comme une activité proprement masculine. La crise écologique en cours exige que le renversement qui vient d’être décrit soit à son tour renversé, et qu’au modèle masculin du travail transformateur et destructeur des environnements se substitue une conception du travail compatible avec la préservation de la vie humaine et non humaine. Mies peut alors en proposer une conception écoféministe qui met en exergue les trois principes suivants :

La production de la vie immédiate dans tous ses aspects doit être le concept central pour le développement d’une conception féministe du travail […] ; une conception féministe du travail [doit promouvoir] le maintien du travail comme une interaction directe et sensuelle avec la nature, avec la matière organique et les organismes vivants […] ; une conception féministe du travail doit garantir que le travail conserve son sens de la finalité, son caractère d’utilité et de nécessité pour les gens qui le réalisent et pour ceux qui les entourent.

Mies 2014 [1986] : 217-218

La force de cette proposition tient entre autres au fait qu’elle se situe sur le plan de la philosophie de l’histoire, en l’occurrence celui d’une histoire de longue durée du travail comme relation des sociétés humaines avec leurs environnements non humains, et qu’elle affronte sur ce plan le défi de la caractérisation des formes de travail les plus souhaitables dans un avenir post-capitaliste soutenable à long terme. Sa faiblesse principale tient sans doute au fait que l’on voit mal comment pourrait s’effectuer la transition entre les processus économiques et technologiques actuels, d’une part, et, d’autre part, l’économie de subsistance qu’elle appelle de ses voeux. À l’échelle de l’histoire de l’humanité, il ne fait certes pas de doute qu’une transformation s’est effectuée d’un travail entretenant les environnements naturels, comme dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, à un travail les détruisant, comme dans les sociétés capitalistes. Cependant, comme le souligne à juste titre le Manifeste accélérationniste, le défi est de cesser de les détruire sans redevenir des chasseurs-cueilleurs.

Les auteures du Féminisme pour les 99 %. Un manifeste (Arruzza, Bhattacharya et Fraser 2019)[9], proposent, elles aussi, de repenser le travail en expurgeant son concept de ses biais sexistes et capitalistes. Le travail est aujourd’hui le plus souvent conçu sur le modèle du travail producteur de biens commercialisables en vue de la consommation. Cela conduit à invisibiliser et à dévaloriser le travail domestique auquel les femmes sont largement affectées ainsi que les activités professionnelles qui sont propres aux secteurs de l’éducation, de la santé, du travail social et du soin aux personnes vulnérables. Ces activités peuvent être rangées sous la catégorie de travail reproductif. La force de la version actuelle de la théorie féministe de la reproduction sociale, qui s’inspire de Marx sans pour autant réduire le travail de reproduction à la reproduction générationnelle et quotidienne de la force de travail[10], tient notamment au fait qu’elle souligne que le néolibéralisme a continument attaqué, à force de privatisation, de précarisation et d’augmentation de la durée de la journée de travail, le travail de reproduction dans toutes ses dimensions. Les auteures du Féminisme pour les 99 % montrent ainsi que l’exploitation et l’empêchement du travail de reproduction sont au coeur de certaines des crises les plus caractéristiques de notre temps : la crise de l’État social et la crise sanitaire larvée qui a fini par apparaître en toute lumière lors de la pandémie de coronavirus (Bhattacharya 2020b). Elles soulignent également que les luttes féministes contre l’exploitation et l’invisibilisation du travail des femmes sont des luttes susceptibles de construire un projet anti-néolibéral, voire anticapitaliste, largement fédérateur dans la mesure où de nombreux hommes travaillent également dans les secteurs du travail reproductif, et que la valeur sociale des activités propres à ces secteurs saute aux yeux en temps de crise. En témoigne notamment la prise de conscience, à l’occasion du choc qu’a représenté la première période de confinement dans certains pays du centre de l’économie monde, de la valeur sociale fondamentale du travail des soignants, des éboueurs et des enseignants, en même temps que du caractère scandaleux de leurs niveaux de rémunération.

Alors que les théories écoféministes reconceptualisent le travail pour reconstruire des rapports de nos sociétés avec leurs environnements naturels non humains, les théories de la reproduction sociale proposent quant à elles une nouvelle conception du travail qui doit servir à reconstruire le processus de reproduction interne de la vie sociale. Elles soulignent que cette dernière ne dépend pas seulement de la production des biens susceptibles d’assouvir nos besoins et de satisfaire nos désirs, ainsi que des services intervenant dans le processus de production et de commercialisation de ces biens (autant d’activités relevant du travail productif), mais aussi de l’ensemble des activités regroupées sous le concept de travail reproductif. Ces théories de la reproduction sociale ont pour mérite d’attirer l’attention sur le fait que les défis de notre époque ne concernent pas uniquement les risques portés par la crise écologique, mais aussi par ceux qui sont inhérents à la crise de la reproduction sociale. Il s’agit donc également de revaloriser et de réorganiser le travail de reproduction afin que ces risques aussi soient durablement pris en compte.

Les approches écologiques, dans leurs versions écoféministes, d’une part, et les théories féministes de la reproduction sociale, d’autre part, permettent donc d’identifier des enjeux distincts qui doivent orienter les nécessaires reconstructions des manières de produire et de travailler. Mais leurs propositions théoriques laissent d’autres problèmes dans l’ombre, comme celui de la lutte contre l’exploitation du travail productif (sous sa double forme de travail producteur de biens de consommation et de services commerciaux), et celui, plus général encore, de la démocratisation des différents types d’activités de travail. D’autres manifestes tentent de relever ces défis.

Organiser le travail autrement

Le projet d’une « abolition de l’exploitation de l’homme par l’homme », tel qu’il fut forgé par les saint-simoniens, s’inscrivait dans une philosophie de l’histoire : l’une des thèses de l’Exposition de la doctrine de Saint-Simon, qui sera reprise ensuite par Marx et Engels dans Le Manifeste du parti communiste, est en effet que l’histoire a jusqu’à présent été celle de l’exploitation du travail des membres des groupes sociaux subalternes, et que la tâche principale de l’époque actuelle est de mettre fin définitivement à cette source de domination et d’injustice (Bourdeau 2018 ; Renault 2018). L’exigence d’une lutte contre l’exploitation semblait avoir perdu depuis sa force politique, mais elle resurgit aujourd’hui aussi bien dans le cadre d’une critique des formes de l’exploitation néolibérales du travail reproductif, dans le manifeste du Féminisme pour les 99 %, que dans le cadre de la critique du caractère exploitatif du capitalisme qui est au coeur du Manifeste socialiste (Sunkara 2019) et des différentes publications qui accompagnent la renaissance du socialisme aux États-Unis (notamment Sunkara 2016). Comme expliquer cette résurgence ? Trois éléments de réponse au moins peuvent être mentionnés. Le premier élément tient au fait que le néolibéralisme s’est caractérisé par le développement de différentes formes d’exploitation accrue dans les pays du centre de l’économie-monde, sous l’effet des remises en cause du droit du travail[11], de la recherche de profits élevés à court terme, des délocalisations et de la concurrence des pays à main-d’oeuvre bon marché, ainsi que d’un chômage élevé qui réduit les marges de négociation des salariés. Le deuxième élément de réponse tient au fait que si la crise écologique fait apparaître la dimension écocidaire du capitalisme, il serait ruineux de lutter contre cette dernière sans lutter également contre la dimension exploitative du capitalisme qui réapparaît dans toute sa dureté à l’époque néolibérale : un capitalisme vert impliquerait en effet des baisses de rentabilité que les propriétaires de capitaux seraient tentés de compenser par une exploitation accrue. Enfin, le fait que le fordisme ait été si aisément et si durablement supplanté par le néolibéralisme conduit à penser que toutes les tentatives visant à contenir les tendances exploitatives du capitalisme sont condamnées à être tôt ou tard remises en cause[12]. La critique de l’exploitation redevient ainsi l’un des arguments principaux de l’anticapitalisme en même temps qu’elle permet de souligner la nécessité d’aborder les enjeux politiques actuels dans la perspective, de longue durée, des échecs des réformes du capitalisme (Renault 2022).

Les crises actuelles semblent faire de la lutte contre l’exploitation une exigence non seulement pour lutter contre l’explosion des inégalités, mais aussi contre l’appauvrissement de l’expérience du travail (Dejours et al. 2018). Elles conduisent également à redonner toute son importance à une autre revendication historique du mouvement ouvrier (Cukier 2017), qui elle aussi semblait avoir perdu beaucoup de son attrait : l’exigence de démocratisation du travail. Elle est au coeur du Manifeste travail qui se caractérise par une tentative d’articuler un diagnostic sur l’actualité immédiate, celle de la crise induite par la pandémie de coronavirus, une réflexion sur la crise durable de la reproduction sociale, et une prise en compte du défi à long terme que représente la crise écologique.

L’horizon politique de ce manifeste est celui d’un socialisme féministe et démocratique, orienté par l’exigence d’une rupture avec le caractère exploitatif et écocidaire du capitalisme[13]. La crise sanitaire enclenchée par la pandémie a révélé qu’un ensemble d’activités sociales relevant du travail de reproduction ne pouvait pas être organisé efficacement par les marchés capitalistes — d’où l’exigence de « démarchandisation » du travail. Mais dans le contexte de l’épuisement des ressources et du réchauffement climatique, il ne serait pas raisonnable de penser les transformations de l’organisation du travail sans se référer également à l’exigence de le « dépolluer ». D’une certaine manière, le Manifeste travail propose donc une synthèse des thèmes des manifestes socialistes, écosocialistes, écoféministes, et de ceux du Féminisme pour les 99 % sans toutefois insister autant qu’eux sur le nécessaire dépassement du capitalisme, en raison sans doute d’une focalisation sur l’actualité immédiate, celle des conséquences de la pandémie, et peut-être également pour des raisons stratégiques. Le contraste est plus marqué avec le Manifeste accélérationniste, puisque les auteures, tournant le dos aux utopies post-travail, revendiquent « une garantie d’emploi pour tous » qui « permettra à chacun non seulement de vivre dignement, mais aussi collectivement de décupler nos forces pour mieux répondre aux nombreux besoins sociaux et environnementaux auxquels nous faisons face » (Ferreras, Battilana et Méda 2020 : 33 ; sur ce point, voir aussi Tcherneva 2020).

Par comparaison avec les différents manifestes analysés ci-dessus, le Manifeste travail se distingue surtout par son insistance sur l’exigence de démocratisation du travail. L’argument principal est que « ceux qui investissent leur travail dans l’entreprise, leur santé, en bref leur vie, doivent aussi pouvoir collectivement valider » les décisions des dirigeants et des propriétaires de capitaux (Ferreras, Battilana et Méda 2020 : 32). La spécificité de cet argument apparaîtra plus clairement si l’on rappelle qu’il existe trois versions possibles, et non exclusives, de la justification de la démocratisation des administrations et des entreprises. La première souligne que la démocratisation du travail est le meilleur moyen pour les salariés de contrôler les conséquences de l’organisation de leurs activités professionnelles sur leur santé, sur la qualité de leur expérience du travail, sur le reste de la société et sur l’environnement naturel non humain — telle est précisément la justification privilégiée par les auteures du Manifeste travail[14]. Une autre justification possible relève de l’exigence d’approfondissement de la démocratie : l’exercice du pouvoir dans l’entreprise et au sein des administrations étant analogue à l’exercice du pouvoir d’État, l’exigence de démocratisation de ce dernier devrait également conduire à une exigence de démocratisation des lieux de travail[15]. La troisième justification souligne l’importance des effets éducatifs du travail : l’expérience de l’obéissance inintelligente sur les lieux de travail peut conduire à une atrophie des capacités critiques alors qu’une démocratie digne de ce nom devrait reposer sur des habitudes de critique intelligente de l’exercice du pouvoir. Chacune de ces trois explications conduit à une explication possible de la crise actuelle de la démocratie[16] dont les autres manifestes ne disent rien. L’un des mérites du Manifeste travail est indéniablement de suggérer que résoudre cette crise supposerait une transformation radicale de l’organisation du travail, de telle sorte que se forment sur les lieux de travail les habitudes que présuppose le développement de processus de démocratisation du reste de la société[17]. On voit donc que les enjeux de la reconstruction des manières de produire et de travailler qui sont considérés dans les différents manifestes que nous avons examinés concernent l’ensemble des crises de notre époque et des défis connexes.

Conclusion

Nous sommes partis du principe que la multiplication des manifestes dans la période récente est le symptôme de la gravité des crises qui sont propres à notre époque, et nous avons analysé la manière dont ces manifestes posent la question de l’avenir du travail. La multiplication des manifestes est le symptôme du fait que les enjeux politiques prennent aujourd’hui la forme d’urgences imposées par le temps présent et qu’ils engagent l’avenir de nos sociétés à long terme. D’où un double déplacement de la discussion politique, d’une part vers les diagnostics historiques sur les crises auxquelles sont confrontées nos sociétés et, d’autre part vers les modèles d’évolution historique à moyen et à long terme. D’où, également, l’émergence de nouveaux types de raisonnements politiques qui, d’une certaine manière, nous reconduisent dans l’espace théorique de la philosophie de l’histoire. Ces manifestes envisagent en effet la reconstruction des manières de produire et de travailler en articulant 1) des réformes du capitalisme susceptibles de produire des effets à court terme et répondant à des exigences immédiates, comme celle de la lutte contre la destruction des services publics ; 2) des mesures, s’inscrivant également dans le cadre d’une réforme du capitalisme, mais ne pouvant produire leurs effets qu’à moyen terme, comme celles qui visent à répondre à l’urgence de la lutte contre l’épuisement des ressources et le réchauffement climatique ; et 3) un projet à plus long terme de dépassement d’un capitalisme dont il devient aujourd’hui difficile de contester qu’il est intrinsèquement exploitatif et écocidaire. Or, penser l’articulation de ces échelles temporelles à court, moyen et long termes relève du type de réflexion qui fut classiquement développée dans les philosophies de l’histoire.

Nous avons également constaté que ces manifestes proposent des manières de penser l’avenir du travail qui, pour pouvoir être pleinement convaincantes, doivent articuler des raisonnements évolutionnistes (quel fut le rôle du travail dans l’émergence de l’espèce humaine ?), ethnologiques et historiques (quelle fut la place qu’occupa, et qu’occupe encore, le travail dans les différentes sociétés humaines ?), technologiques (quels seront l’avenir et les usages possibles des trajectoires techniques en cours ?) et économiques (quelles restructurations économiques sont envisageables et souhaitables, et quelles seraient les implications de ces restructurations pour le travail ?), tout en tenant compte des interrogations politiques plus traditionnelles concernant les critères de justice et de démocratie qui permettent d’identifier, parmi les évolutions possibles, celles qui sont les plus souhaitables. Produire de telles articulations, tel est sans nul doute l’un des plus importants défis à relever pour la philosophie sociale et les sciences sociales contemporaines — si du moins elles veulent intervenir dans les débats politiques les plus cruciaux de notre temps.