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Introduction

Le premier quart du XXIe siècle se caractérise par un monde de crises multiples. La crise sanitaire entourant la COVID-19 s’est ajoutée à la crise écologique et a laissé des traces durables sur nos sociétés. Ces crises se superposent à ce que certains auteurs qualifient, dans la foulée de la Grande Récession de 2008-2009, de crise permanente du capitalisme contemporain (McNally 2010 ; Yeros et Jha 2020). À cette situation déjà extrêmement préoccupante s’ajoutent de nombreux travaux qui décrivent depuis quelques décennies la crise politique de la démocratie libérale représentative (voir notamment Levitsky et Ziblatt 2018 ; Tormey 2015 ; Simone 2016 ; Kauffman 2019 ; Spurk 2022). À ces crises multiples s’ajoutent ainsi une crise du social (Fischback 2015) et une crise du sens du travail (Chevalier 2021 ; Comeiras et al. 2022). Comment rendre compte des divers effets de ces crises multiples sur le travail ? En quoi ces crises donnent-elles à voir la dégradation de certaines conditions de travail ? Et comment permettent-elles de cerner ce qui reste d’essentiel versus ce qui est superflu dans les activités de travail ? Ce numéro d’Anthropologie et Sociétés propose d’analyser la situation actuelle en réfléchissant le travail comme paradoxe : à la fois, depuis Marx, comme principal véhicule de l’exploitation et de l’aliénation, mais aussi, dans son anthropologie politique, comme forme d’émancipation et de dignité humaine.

Parmi les nombreux aspects de l’activité humaine remis en question par la situation actuelle se trouve celui de la hiérarchisation des métiers. À cet égard, Dominique Méda (2020) réagissait en affirmant qu’il fallait « revoir l’échelle de la reconnaissance sociale et de la rémunération des métiers ». La sociologue posait ainsi la question de la valorisation du travail. Le contexte actuel nous révèle que certains métiers, d’ailleurs souvent exercés par des femmes ou des personnes racisées, comme les préposés aux bénéficiaires, les infirmières, les aides-soignants et le personnel de la santé en général, mais aussi les travailleurs agricoles, les employés d’épicerie, les commis, les livreurs et les travailleurs saisonniers, sont des emplois qui s’avèrent être aux premières loges des conditions de la reproduction sociale (Bhattacharya 2020). Or, ces types d’emploi n’obtiennent guère la reconnaissance sociale permettant de vivre une vie digne. Il en va d’ailleurs de même pour les métiers et les professions en lien avec l’éducation et les soins à la petite enfance, qui ne jouissent ni d’une reconnaissance sociale adéquate, ni de conditions matérielles satisfaisantes. Dans une panoplie d’autres secteurs d’activité comme la finance, l’immobilier et les ressources humaines, David Graeber (2018) pointe l’existence des « bullshit jobs » depuis le tournant néolibéral des années 1980, constatant l’appauvrissement des activités du travail et, par là, l’amenuisement de l’expérience humaine en faveur de tâches proprement inutiles socialement. On produit, dès lors, une catégorie de plus en plus importante de travailleurs précaires et superflus, et toujours exploités et aliénés.

Plus fondamentalement, si les crises interrogent la reconnaissance de certains types d’emploi, elles posent également la question de la valeur que nous accordons au travail (Méda 1995). En philosophie politique, chez Hannah Arendt (1989) par exemple, le travail est dépeint comme ce qui permet la reproduction de la vie, par rapport à l’oeuvre, qui elle, au contraire, est faite pour durer. Cette vision du travail, nous la retrouvons chez plusieurs autres penseurs politiques qui n’accordent au travail qu’une valeur instrumentale (par exemple Habermas 1987). Conceptualisé de la sorte, le travail n’est pas mis en rapport avec le type de subjectivité politique qui s’arrime à tel ou tel emploi, pas plus que ne sont mises en relation ces subjectivités avec autrui et avec l’ordre établi. En effet, dans cette perspective, l’activité du travail n’a rien de proprement humain puisqu’elle demeure principalement soumise à la nécessité de survivre, à l’instar de ce qu’on peut observer dans le monde animal (où tout être vivant doit travailler — ne serait-ce qu’en chassant — pour manger). Autrement dit, le travail comme un simple outil pour reproduire la vie échappe en quelque sorte à une anthropologie politique du travail.

À l’inverse de cette vision instrumentale du travail, plusieurs penseurs des sciences sociales proposent de réfléchir le travail comme émancipation, au fondement de l’activité humaine, permettant de bâtir une communauté politique démocratique. Nombre d’auteurs et d’autrices ont produit des travaux qui tentent précisément d’articuler les conditions de travail, les subjectivités et le politique. En ce sens, Christophe Dejours (2009) s’intéresse aux nouvelles formes de souffrance au travail reliées aux rapports subjectifs au travail et à la santé mentale, à la fois pour en dénoncer certaines, mais aussi pour explorer la manière dont le travail confronte l’individu à sa volonté de maîtrise de soi. Pour ainsi dire, le travail est l’expérience de l’humilité et invite à un rapport décentré au monde. Les travaux de Pascale Molinier (2013) mobilisent l’approche du care et de la sollicitude afin d’en révéler l’importance sociale, notamment en termes de liens humains et de réponses aux besoins vitaux, mais aussi afin d’analyser l’invisibilité, les conditions problématiques et les injonctions contradictoires dans lesquelles maintes pourvoyeuses de soin doivent naviguer. Cela rejoint en partie les recherches de Françoise Vergès (2019), qui montrent bien comment ce travail de « nettoyage du monde » s’articule à une grammaire du pouvoir raciste, colonial, genré et classiste. Emmanuel Renault (2016), quant à lui, dénonce une conception du travail qui n’est jamais traitée à partir de l’activité qu’elle incarne, mais toujours subsumée à l’emploi, à la rémunération et au statut social. Or, le travail peut être compris comme une expérience ayant une valeur et une signification en elle-même. Pour leur part, les travaux sur l’artisanat de l’ancien élève d’Arendt, Richard Sennett (2010), abordent les dangers d’une civilisation fonctionnant sur la séparation entre la main et l’esprit, entre le manuel et l’intellectuel. Pour lui, la citoyenneté active consiste d’abord à apprendre à bien travailler. Juliet Schor (2010), enfin, considère que le travail rémunéré devrait prendre une place moins importante dans la société. On observe de grandes disparités sociales dans le temps de travail : certains travaillent trop tandis que d’autres sont réduits à faire des boulots à mi-temps. Pour Schor, faisant écho aux propositions d’André Gorz, le temps de travail payé devrait être diminué afin de laisser davantage de temps libre pour faire par soi-même certaines activités, favorisant ici la conscience des effets des actions posées et l’autonomie qui en résulte. Il s’agit, par exemple, de préparer sa propre nourriture, son potager, de confectionner ses vêtements, de construire sa maison, etc. Ces activités font partie d’un « temps libéré », en dehors du marché, dont l’empreinte écologique est réduite, et elles contribuent à l’essor de nouveaux liens sociaux et politiques (Gorz 1993). En d’autres termes, suivant la démarche de John Dewey (1990, 2018) et de Simone Weil (1999), il s’agit ici de cerner la centralité politique du travail afin de comprendre son potentiel émancipateur. Qu’est-ce qu’un travail juste et comment le définir ?

Enfin, dans la littérature spécifiquement anthropologique, depuis la crise financière de 2008, on observe un regain d’intérêt pour l’anthropologie du travail. La revue Anthropologie et Sociétés publiait, il y a quelques années, un numéro thématique dirigé par Alexis Martig et Francine Saillant (2017) portant sur la servitude et l’esclavage contemporain. Nous retrouvons également des travaux s’intéressant à la précarisation du travail (Kofti 2016 ; Stewart 2012), des appels à une « anthropologie globale du travail » (Kasmir et Carbonella 2014), ou encore des articulations entre de nouvelles conceptualisations du travail et les mutations du capitalisme néolibéral (Lambert et Herod 2016 ; Aguiar et Schneider 2016 ; Carswell et De Neve 2014). La théorie de la reproduction sociale sous les auspices des questions de classe et de culture est aussi reprise sous l’angle de thématiques classiques en anthropologie, comme la parenté, le genre et la communauté (Narotzky et Goddard 2018 ; Kalb et Halmai 2011). Comme le rappelle un réseau de chercheurs de l’Association européenne d’anthropologie sociale, « stretched out between the horizon of potentiality (Elliot 2016) and the politics of inequality (Carrier et Kalb 2015), labor occupies a central field in the anthropological preoccupation with understanding the human condition » (site Web EASA[1]).

Malgré ce regain d’intérêt et la centralité du travail dans la vie sociale, Gerd Spittler (2008 : 11) déplore l’absence d’un engagement anthropologique soutenu avec le thème. Selon l’auteur, la conception occidentale du travail comme action instrumentale sur des matériaux inanimés obscurcit la dimension relationnelle du travail (Spittler 2015). Cette aporie rejoint la problématique arendtienne présentée plus haut qui, à l’instar d’autres philosophes, considère le travail pour sa valeur purement instrumentale. Ainsi, ce numéro cherche précisément à dépasser cette vision limitée du travail, notamment afin d’en révéler la dignité anthropologique, mais aussi afin de saisir les effets politiques que notre conception du travail peut avoir sur le social. À travers ce numéro, il s’agira donc, sous différents angles, de réfléchir au rôle actuel du travail dans la structure de la société, à sa place dans la définition de l’individu, à son adéquation au monde en termes écologiques, à son rôle dans les dynamiques de pouvoir qui façonnent les hiérarchies entre les métiers, aux visibilités sociales et aux identités. Nous proposons de penser politiquement l’anthropologie du travail afin de rendre compte, sans la nier ou prétendre la surpasser, de la double possibilité associée au travail. À la fois considéré comme un moteur d’affiliation sociale et de cohésion, mais aussi comme porteur de stigmatisation et de compartimentation des formes de vie, le travail peut tout aussi bien être un vecteur d’émancipation que d’exploitation. Il s’agira donc de cerner dans quelle mesure et à quelles conditions le travail favorise un contact favorable et positif au monde comme à soi-même, mais également, d’observer ce qui entrave, voire ce qui empêche ce contact.

Exploitation et aliénation du travail à l’ère des transformations et des crises du capitalisme

L’analyse du travail en temps de crises nous donne à voir, de manière empirique et explicite, le paradoxe du travail, d’abord comme aliénation et exploitation au sens où l’entendait Marx (1867 [2014]), mais aussi comme forme d’émancipation possible — à condition d’élargir la vision que nous avons du sens que représente le travail dans l’existence humaine. À cet effet, la contribution du présent numéro consiste à montrer, à travers une variété d’études de cas réalisées aux quatre coins du monde, cette double forme du travail. Les trois premiers articles se concentrent davantage sur l’état actuel du travail dans un monde en proie à des crises multiples et à des transformations structurelles du capitalisme. Il s’agit ici de montrer le côté exploiteur et aliénant du travail dans le monde actuel.

Emmanuel Renault met la table en présentant une mise en contexte des crises multiples actuelles — politique, sociale, économique, écologique et sanitaire — et de leurs significations et effets sur le travail. Prenant comme appui de sa réflexion la multiplication récente d’une série de « manifestes » portant notamment sur la question du travail, mais aussi sur l’enjeu écologique, il suggère que nous assistons à une certaine normalisation de l’état de crise (Azmanova 2020), ce qui appelle à des transformations radicales de la société si l’on souhaite s’en sortir (Fraser et Jaeggi 2018). Historiquement, les manifestes ont souvent été le véhicule choisi pour lancer de tels appels et nous observons actuellement le même phénomène : Manifeste travail, Manifeste contre le travail, Manifeste accélérationniste, Manifeste pour un féminisme du 99 %, Manifeste écosocialiste, etc. Ces appels sont toutefois loin de pointer dans la même direction. Renault indique que si ces textes s’accordent de manière générale sur le fait que le travail doit être repensé à l’aune des transformations sociales structurantes dont nous avons besoin pour sortir des crises actuelles, « certains exigent l’abolition du travail, d’autres soulignent sa nécessaire centralité tout en exigeant qu’elle soit pensée autrement, d’autres encore s’interrogent surtout sur les normes qui devraient guider la réorganisation des manières de produire et de travailler ». S’inspirant du triptyque théorique écosocialisme, écoféminisme et reproduction sociale, Renault suggère que la nécessité de sortir du productivisme au nom des défis écologiques, mais aussi économiques, politiques et sociaux, exige de repenser le sens que nous accordons au travail. À contre-pied de certains groupes qui appellent à la fin pure et simple du travail, par exemple dans un monde communiste automatisé (Bastani 2019), Renault propose plutôt de travailler autrement, en voyant le travail non pas comme une simple relation salariale, mais comme une intervention dans le monde. Bref, selon lui, « l’enjeu n’est pas tant de libérer le travail de ses fonctions économiques que de redéfinir les fonctions qu’il devrait jouer dans une “économie ramenée à son noyau fondamental” (core economy) et qui soit démocratique, sociale et écologique (Bary 2021) ».

Si la critique de l’exploitation du travail, notamment remise à l’avant-scène par la crise sanitaire, demeure un argument central de la lutte contre le capitalisme et l’évidence des nombreux échecs de la tentative de le réformer, la forme actuelle du capitalisme que Jonathan Martineau et Jonathan Durand Folco qualifient de « capitalisme algorithmique » nous force à revoir certaines catégories d’analyse. En effet, la place centrale qu’occupent les algorithmes dans l’économie capitaliste actuelle a reconfiguré le travail avec l’apparition des plateformes numériques, sous la forme du travail digital. Contrairement à ce qu’affirment certains partisans de l’abolition du travail, et renforçant l’argument de Renault, « le grand paradoxe de l’automation est que le désir d’éliminer le travail humain génère toujours de nouvelles tâches pour les humains » (Gray et Suri 2019 : 22, cités par Martineau et Durand Folco). Comme l’écrivent les auteurs : « L’automation est donc une menace réelle et directe à de nombreuses catégories d’emplois, mais elle est loin de mener à une société post-travail. Ce que certains célèbrent ou redoutent aujourd’hui comme la fin du travail est en fait le début du travail algorithmique. » À cet effet, leur article nous montre avec force les transformations de l’exploitation du travail sous la forme actuelle du capitalisme algorithmique, qu’ils définissent comme quatre moments — digital, industriel, extractif, et domestique — qui renvoient à différentes formes d’exploitation du travail matériel (forcé, salarié, précaire, pigiste, de service, travail des enfants, etc.).

Leur thèse soutient que l’algorithme est « le principe structurant du nouveau régime d’accumulation capitaliste qui prend appui sur le néolibéralisme financiarisé, le réarticule (Sadowski 2019) et le dépasse ». Contrairement à une impression courante que l’on peut avoir, l’intelligence artificielle et les algorithmes sont bel et bien produits par des humains et une proportion considérable de ce travail se fait par le « microtravail », soit les cerveaux et les doigts humains qui se cachent derrière ces technologies. Le caractère aliénant de ces nouveaux emplois se manifeste dans les rapports sociaux du capitalisme algorithmique qui « apparaissent non pas tant comme des “rapports entre des choses”, mais comme des rapports organisés et médiatisés par une chose, un objet mécanique et automatique mystérieux, un système algorithmique, une intelligence artificielle, qui effectue la mise en relation sociale, qui modifie les comportements sociaux, qui constitue une nouvelle origine des rapports sociaux ». Ce sont de nouveaux mécanismes d’exploitation et d’aliénation du travail qui se structurent autour de la surveillance, du contrôle et de l’instrumentalisation d’êtres humains.

Qui plus est, le microtravail s’inscrit également dans une logique économique bien connue de délocalisation du travail vers les pays du Sud global, où la main-d’oeuvre est bon marché et les régulations du travail quasi inexistantes. Il s’agit d’un phénomène qui « réactualise l’axe Nord-Sud de la division internationale du travail (Fuchs 2014) ». Prenant appui sur une enquête ethnographique au Laos, l’article d’Estelle Miramond explore à cet effet le cas de travailleuses du sexe victimes de traite internationale et « sauvées » par une ONG de réinsertion sociale. Ce phénomène permet à l’autrice de montrer un autre paradoxe du travail : en voulant aider ces femmes à se reconstruire une vie à l’extérieur de l’industrie du sexe, l’ONG les incite à suivre des cours ou des formations essentiellement dans le but qu’elles acquièrent les qualifications nécessaires afin d’être embauchées dans une méga-usine Toyota, où elles sont tout aussi exploitées, puisqu’elles y travaillent dans des conditions misérables. Miramond montre ainsi que le secteur anti-traite, par l’entremise d’ONG et d’organisations à l’étude, non seulement produit des discours et des pratiques qui ignorent l’exploitation du travail non sexuel, mais l’alimente au moyen de programmes de réinsertion sociale. Ce faisant, « les partenariats établis, tant pour sécuriser ses financements que pour démontrer la réussite de ses programmes d’empowerment, contribuent à la stabilisation d’une main-d’oeuvre prolétaire féminisée dans le secteur de la production de précision ». Ces organisations, sous couvert de « l’empowerment des femmes », prétendent sortir ces dernières des conditions de misère de la traite pour aller vers une vie meilleure, plus « autonome », alors qu’en réalité, elles ne font que contribuer au maintien du régime « néolibéral autoritaire » du Laos (Kenney-Lazar 2019).

Ainsi, le programme de réhabilitation enseigne à ces femmes un nouveau « travail » qui ne fait en réalité que répondre aux besoins du parti au pouvoir. Derrière ce processus, Miramond met en lumière le raisonnement socioculturel sous-jacent. La prostitution est mal vue, car les femmes sont perçues comme vulgaires et indignes. Pour la direction de l’ONG, les jeunes filles en question ne devraient pas travailler pour atteindre une indépendance financière et s’accomplir dans le monde, mais plutôt pour « gagner du respect ». La logique de ce raisonnement évacue ainsi la nécessité de transformer des rapports de pouvoir pour ne laisser que le besoin d’insérer ces femmes dans un marché du travail des plus précaires. Qui plus est, ces actions s’alignent parfaitement avec les intérêts du parti au pouvoir incarnant un État post-socialiste autoritaire. Les analyses de Martineau et Durand Folco ainsi que de Miramond sur les différentes formes d’exploitation et d’aliénation du travail actuel, que ce soit sous la nouvelle forme du microtravail humain derrière les algorithmes et l’intelligence artificielle ou sous une forme plus « traditionnelle » de conditions de travail misérables dans des usines automobiles, montrent bien la division internationale du travail, toujours structurée autour de l’exploitation extrême dans les pays du Sud global, dans des emplois peu rémunérés et peu qualifiés, le tout, exacerbé par les diverses crises actuelles.

En résumé, cette première partie du numéro apporte une contribution originale à l’état des lieux de la question du travail à l’ère des crises multiples (Renault) et des transformations actuelles du capitalisme par le biais des algorithmes, et ses effets sur la division internationale du travail et les nouvelles formes d’exploitation et d’aliénation (Martineau et Durand Folco). Enfin, l’analyse d’un cas d’exploitation du travail (Miramond) impliquant une ONG qui avait pour objectif la réinsertion sociale de femmes victimes de traite, lesquelles se sont retrouvées à être à nouveau exploitées, non plus par des trafiquants, mais par des usines automobiles étrangères, complète cette première partie.

Dignité et émancipation du travail comme sortie des crises actuelles

Les trois derniers articles thématiques du numéro, quant à eux, poursuivent la réflexion sur les paradoxes du travail, mais en mettant davantage l’accent sur son côté émancipateur. À cet effet, Stéphanie Gaudet, Bénédicte Dussault et Mélanie Claude se penchent sur le paradoxe de l’engagement social chez les jeunes. Partant du constat que les jeunes se lancent de plus en plus dans « l’entrepreneuriat social » afin de mettre en pratique des valeurs de justice sociale qu’ils souhaitent voir se réaliser dans leur travail, elles remarquent du même souffle que le véhicule choisi pour entreprendre de tels projets, soit l’entreprise et la propriété privée, entre partiellement en contradiction avec de telles valeurs. Présentant les résultats d’une enquête de terrain sur « les trajectoires de participation sociale et politique des jeunes », les autrices montrent, d’un côté, que l’entrepreneuriat social représente une « façon de s’engager socialement et politiquement tout en évitant les contraintes imposées par le travail salarié au sein d’une entreprise ou d’une organisation ». De l’autre, cependant, elles pointent la contradiction d’un tel engagement en ce qu’il mobilise certains outils issus de la culture politique qu’ils prétendent pourtant transformer.

Mercure et al. (2012) montraient déjà une certaine continuité dans la valeur accordée au travail par les jeunes et les générations précédentes relativement à la place centrale que le travail occupe dans leur vie, ainsi que l’équilibre entre vie professionnelle et personnelle. Ce qui est nouveau et qui appartient à la présente génération de jeunes, c’est la « plus grande quête de sens, d’autonomie, d’épanouissement » ainsi qu’une « volonté de contribuer à la société (Longo et Bourdon 2016 ; Lyons et al. 2012) ». Citant Méda et Vendramin (2010), Gaudet, Dussault et Claude reprennent le constat selon lequel « le rapport à la vie professionnelle des travailleurs des pays industrialisés est de plus en plus marqué par les valeurs post-matérialistes » donnant lieu à un « nouvel éthos du travail », constat qui vaut notamment pour le Québec, où leur enquête a été réalisée. Elles remarquent également, que ces jeunes attribuent davantage de valeur aux changements de comportements individuels plutôt qu’aux changements sur les plans structurels de la société et de ses institutions comme principale dimension de la transformation sociale. Ceci se reflète notamment par un certain rejet des groupes sociaux qui partagent leurs valeurs (partis politiques, syndicats et milieu communautaire). Elles concluent en mettant en lumière trois paradoxes : 1) le rejet du capitalisme en même temps qu’ils s’autodéfinissent par ses termes ; 2) le non-engagement, voire le rejet des jeunes de certains mouvements sociaux et politiques ; et 3) la « quête d’authenticité » de ces jeunes empruntant toutefois certaines « logiques marchandes » qu’ils sont pourtant censés rejeter. Le but ici n’est pas « d’accuser les jeunes », mais de pointer la « faillite du monde du travail à donner un sens au temps de la vie consacré au travail ».

Plus proche d’une conception émancipatrice du travail, l’article de Martin Hébert porte sur l’idée de « travail gratuit » telle qu’on la retrouve chez les Me’phaa au Mexique. Le travail gratuit se manifeste sous deux formes distinctes, « soit une forme de travail échangé entre personnes et maisonnées unies par des rapports de réciprocité, le naguma xtaja, et une forme de travail réalisé pour le bien-être et le développement de la communauté dans son ensemble, le maguma nixí ». Cette dernière forme du travail gratuit, soit un travail tourné vers le bien-être collectif, a été récemment mobilisée par les Me’phaa comme caractéristique identitaire qu’ils mettent eux-mêmes de l’avant lorsqu’il est question de s’autoreprésenter auprès d’autrui. Alors que le travail gratuit était historiquement surtout compris comme « mode de participation à des réseaux de réciprocité familiaux, communautaires ou même régionaux (Hébert 2004) », il est devenu un symbole culturel fort mis à l’avant-plan de leur représentation identitaire.

Une telle réflexion s’inscrit dans les discussions actuelles sur les formes et pratiques alternatives de sociétés inspirées de modes de vie autochtones. Suivant Hébert, il existe deux manières d’entrevoir ces contributions. La première mobilise le concept de buen vivir autochtone comme alternative politique pouvant être appropriée et adaptée à d’autres contextes non autochtones. La seconde « est celle qui s’interroge sur la production sociale de ces mondes souhaitables et “autres” à travers la pratique et dans une perspective non essentialiste (Nadasdy 2021 ; Baudemann 2021) ». Hébert propose ainsi une réflexion sur le concept de « futurisme autochtone », où la « production de mondes en devenir » se construit par des processus de résurgence et d’émergence mis en relation dialectiquement. De telles dynamiques constituent des imaginaires sociaux « ancrés dans un “hyperprésent” où le passé, le présent et le futur s’y pensent ensemble, dans une perspective qui se présente et se comprend comme autochtone ». Il conclut en suggérant de penser les futurismes comme « des systèmes de relations complexes à partir desquels le futur souhaitable est constamment pensé et repensé ». Ainsi conçu, le travail gratuit comme maguma nixí devient une manière de « donner de la dignité à l’être humain » en travaillant pour le bien commun et en participant activement à la vie communautaire. Illustrant nos propos, Hébert montre également que la signification du terme travail en langue me’phaa possède une proximité avec « prendre soin de quelque chose », un sens donc proche de celui des théories du care. Ainsi, le maguma nixí, vécu comme « idéal normatif » chez les Me’phaa, peut être compris comme « un vecteur de socialisation, de réalisation de soi et de gain de prestige ».

Enfin, l’article de Pascale Devette et Dan Furukawa Marques se penche sur les liens entre éducation, démocratie et travail à travers l’ethnographie d’une école du Mouvement des travailleurs ruraux sans-terre (MST) du Brésil. Mobilisant les pensées de John Dewey et Simone Weil, deux des principales sources d’inspiration de ce que les sans-terre appellent la « pédagogie de la campagne », les auteurs montrent comment le travail, pensé comme relation au monde, s’inscrit dans une perspective d’éducation à la démocratie. Ils mobilisent ainsi le concept d’attention pour montrer le rôle de l’éducation dans la manière de construire des relations démocratiques avec le monde et avec autrui. Selon eux, « [t]ravailler, lorsque le travail est non aliénant, c’est faire l’expérience de la capacité d’attention ». À cet effet, « éducation et travail, appréciés à partir de l’attention qu’ils stimulent, font signe vers un rapport démocratique au monde et à autrui ». Leur analyse du cas de l’école secondaire Nova Sociedade montre une vision de l’éducation indissociable d’un projet de démocratisation de la société en vue de redonner une dignité au travail par le développement de la capacité d’attention. Ainsi, les écoles du MST qui appliquent la pédagogie de la campagne font vivre aux élèves des expériences de travail qui finissent par instaurer ce que Dewey appelle des « habitudes d’actions », soit des pratiques quotidiennes qui enracinent les individus dans un milieu et une communauté.

Ces pratiques sont de nature démocratique dans la mesure où les expériences vécues prennent la forme de constructions collectives de différentes formes de savoir (ex. : l’agroécologie), qui se répercutent certes dans les curriculums pédagogiques, mais aussi dans la gestion même de l’école. En effet, le mode de gouvernance de ces écoles implique les élèves dans la prise de décision et les initie à la connaissance d’une gestion démocratique d’une institution. Toutes ces activités cultivent leur attention, dans différents contextes d’action, ce qui a pour effet de repenser ce que signifie l’acte de « travailler », au-delà de l’emploi, mais comme intervention et participation au monde. Ultimement, la dignité du travail, qui doit se présenter à travers des relations non aliénées au monde et à autrui, se construit en favorisant la capacité d’attention chez les individus ; et une telle capacité se construit à son tour en instituant des habitudes d’actions démocratiques. Cette conception de l’attention démocratique et du travail digne, qui s’apprennent au quotidien à travers des habitudes d’actions, est précisément ce qui se retrouve au coeur de la pédagogie de la campagne du MST.

En résumé, la contribution de ce numéro consiste à montrer les paradoxes du travail, à la fois comme exploitation et aliénation, ainsi qu’à saisir le « potentiel émancipateur du travail » (Fischback 2015). Pour ce faire, il est primordial d’élargir le sens que nous donnons au travail afin de le comprendre dans son sens anthropologico-politique, non pas comme un « emploi », mais comme une relation au monde et à autrui, une manière d’intervenir dans le monde, dans une réalisation de soi qui permet du même souffle un accueil attentif de ce monde et d’autrui. C’est pourquoi la première partie de ce numéro analyse la normalisation des crises et leurs articulations aux formes actuelles d’exploitation du travail dans un contexte de transformations structurelles du capitalisme à travers les algorithmes. Mais il est tout aussi fondamental d’analyser les solutions potentielles de sorties de ces crises. La deuxième partie du numéro montre ainsi la nécessité d’implanter des transformations systémiques dans l’organisation et le sens du travail. Sans prétendre homogénéiser la pluralité des manières d’être dans le travail, il s’agit ici de réfléchir aux conditions matérielles concrètes qui permettent de se réapproprier le travail afin d’en faire une activité médiatrice significative entre l’individu et le monde. Le travail apparaît alors comme une relation de résonance entre la personne et le monde incarné qui l’entoure, à l’inverse, donc, de toute forme d’abaissement, d’aliénation et d’enfermement dont résultent encore maintes activités laborieuses.