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Comment aborder une épidémie ? Épineuse question. Même si la discipline anthropologique s’est depuis longtemps tournée vers le contemporain, ses méthodes d’enquête semblent, à première vue, peu aptes à observer un phénomène communément conçu en termes de vitesse, de distance sanitaire et de proximité dangereuse. The Anthropology of Epidemics, sous la direction d’Ann H. Kelly, Frédéric Keck et Christos Lynteris, rassemble des contributions d’anthropologues qui se sont penchés sur le sujet des épidémies en s’intéressant à divers angles reflétant la complexité biosociale et politique de l’objet lui-même ainsi que la diversité des méthodes, théories et approches par lesquelles il est appréhendé.
Le parcours des directeurs de l’ouvrage témoigne de cette variété. Anthropologie de la santé publique (Kelly), anthropologie multispécifique et du biopouvoir (Keck) et anthropologie visuelle et historique (Lynteris) sont leurs spécialisations respectives, reflétées dans les contributions. N’étant pas tout à fait nouveau, l’intérêt pour les épidémies en tant qu’objet d’enquête en soi, et non seulement à des fins de contrôle sanitaire, reste néanmoins relativement récent. Les neuf enquêtes et analyses réunies dans cet ouvrage contribuent à complexifier l’idée que l’on peut se faire de ce que sont les épidémies, comment elles sont anticipées, imaginées, déclarées et délimitées, et comment leurs effets mêlent nécessairement biologique et social, humain et non humain. De récentes mouvances dans la discipline anthropologique permettent de décortiquer et de comprendre les épidémies sous ces nombreux aspects.
Plusieurs contributions de l’ouvrage abordent l’éventail grandissant des techniques de contrôle et d’anticipation, obligeant à penser le futur dans le présent par l’élaboration de divers modes de conceptualisation (Lakoff) et de gestion des incertitudes (Keck et Lachenal). Dans une contribution représentative des analyses anthropologiques de la santé publique internationale, Ruth Prince montre comment les interventions en santé publique, ici sur un terrain africain, construisent leurs publics, façonnent les gens en même temps que les portraits épidémiologiques et, par leur présence soutenue, deviennent des acteurs tant économiques et politiques que sanitaires sur les scènes locales.
Trois des contributions abordent spécifiquement les zoonoses et les interactions multispécifiques. Les maladies infectieuses émergentes chez les humains étant, dans certains cas, la conséquence du franchissement des barrières interespèces, ces chapitres mettent à l’æuvre l’approche multispécifique pour saisir ce phénomène qui ne peut être restreint à la seule dimension humaine. Plus que de simples vecteurs indésirables, les animaux non humains sont considérés dans des écologies d’interdépendances avec les humains. De façon exemplaire, la contribution de Natalie Porter place ainsi dans un même cadre d’analyse les pratiques de biosécurité dans les élevages d’oiseaux et la mobilité géographique et sociale des paysans au Vietnam.
Enfin, l’attention portée à la matérialité des épidémies ouvre encore d’autres pistes d’analyse. Ainsi, Vin-Kim Nguyen, médecin et anthropologue, en plus de partager l’expérience de sa double appartenance, montre la possible complémentarité des approches d’épidémiologie phylogénétique et des enquêtes de terrain, chacune indiquant des liens à explorer, des angles morts et des pistes à suivre. Joignant anthropologie des infrastructures et anthropologie multispécifique, Genese Marie Sodikoff amène les lecteurs à explorer une ville de Madagascar comme un palimpseste d’interventions sanitaires infrastructurelles et de terriers creusés par les rats pour montrer comment rongeurs et humains cohabitent dans ces paysages urbains de vie et de coévolution. L’exploration des tunnels liant le monde des morts pestiférés à celui des vivants alors menacés ouvre de nouvelles galeries à l’anthropologie de la mort et de nouvelles embrasures critiques sur les modèles et la raison épidémiologiques.
Alors que les dimensions biosociales, multispécifiques et anticipatives sont bien explorées, on notera la mise au second plan des aspects symboliques et phénoménologiques, plus classiques au sein de l’anthropologie médicale, mais qui restent importants à considérer, même lorsque l’on aborde la maladie davantage dans ses modes de propagation que dans ses significations. En cela, l’ouvrage collectif s’adresse à celles et ceux qui souhaitent poursuivre des explorations relatives au tournant ontologique, à l’anthropologie multispécifique, à l’anthropologie des sciences et celle de la santé publique et globale. Il ne pourra toutefois servir d’introduction à aucun de ces thèmes.
En effet, l’ambition déclarée des directeurs de l’ouvrage est de contribuer aux nouvelles avenues de réflexions dans les sciences sociales tout en montrant comment les épidémies peuvent informer la pensée disciplinaire dans son ensemble. Plusieurs contributions soulèvent ainsi des questions épistémologiques et méthodologiques de fond sur la visualisation en épidémiologie et en anthropologie médicale (Lynteris), les temporalités de la gouvernementalité (p. ex. Caduff), les entremêlements multispécifiques, l’anthropologie face à l’urgence et la vitesse, les possibilités d’engagement critique avec la santé publique (p. ex. Brown) et les sciences de la vie, ainsi que les moyens d’appréhender la complexité et les processus multiscalaires. Les textes rassemblés se démarquent par l’originalité de leurs réflexions, et, dans l’ensemble, dialoguent entre eux de façon stimulante. The Anthropology of Epidemics, chapeauté par une introduction magistrale qui cartographie adroitement le champ d’étude, brosse un portrait succinct, mais habile des méthodes et des avenues théoriques récemment élaborées pour aborder les épidémies comme bonnes à penser pour l’anthropologie dans son ensemble.