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Avec l’arrivée de la pandémie de COVID‑19 en 2020 et l’accélération générale de la prévalence des maladies infectieuses dans le monde au cours des dernières décennies, l’expertise des sciences sociales en matière de compréhension et de gestion des épidémies est en demande croissante. Encore faut-il être en mesure de trouver la juste place de ces sciences sociales — et surtout, de l’anthropologie de la santé — dans des interfaces disciplinaires et institutionnelles complexes et des structures de gouvernance parfois conflictuelles. Or, l’idée de ce manuel, écrit principalement à six mains, précéderait de loin l’irruption du deuxième coronavirus. Le projet s’ancrait plutôt dans certains constats tirés de l’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest, en 2015, notamment sur la nécessité de mieux arrimer sciences sociales et interventions sur le terrain. L’ouvrage résulte des travaux et des séminaires animés par le Réseau anthropologie des épidémies émergentes, dirigé par Marc Egrot et Alice Desclaux à l’Institut de recherche pour le développement (IRD) à Marseille. Ce réseau compte, parmi ses partenaires internationaux, le CERFIG (Conakry, Guinée), le CRCF (Dakar, Sénégal), la CUB (Bouaké, Côte-d’Ivoire), l’IRSS (Ouagadougou, Burkina Faso) et le LAMA (Cotonou, Bénin). L’ouvrage est donc principalement basé sur des exemples africains (Guinée, République démocratique du Congo, Sénégal, Afrique du Sud ou Côte d’Ivoire), mais pas seulement (Inde, Irak, Irlande, Vietnam, Indonésie, France). Qui plus est, les auteurs prennent garde d’avertir les lecteurs, dans les présentations, que l’ouvrage est destiné à des professionnels de la santé ou à des étudiants de 2e cycle maîtrisant déjà les concepts de base de l’anthropologie. Résolument axé sur l’intervention terrain en santé mondiale, Anthropologie appliquée aux épidémies émergentes est conçu comme une véritable boîte à outils conceptuels et pratiques. Le genre d’objet qu’on traîne sur le terrain.

Treize chapitres bien définis composent l’ouvrage. Plusieurs encadrés, écrits par une grande variété d’auteurs, sont intégrés tout au long des différents chapitres pour présenter des études de cas ou des problèmes précis, tirés d’épisodes épidémiques passés tels que le Zika, le H1N1, Ebola, le VIH/sida ou encore la tuberculose. De plus, chaque chapitre est précédé d’un aperçu, de sous-objectifs et de définitions pertinentes. Des références complémentaires, en français et en anglais, sont fournies pour chaque chapitre à la fin du livre, de même qu’un glossaire très utile comprenant une centaine de termes, surtout issus de la santé publique, de l’épidémiologie et de la santé mondiale. Ces aménagements formels dans l’organisation du livre sont très utiles pour faciliter la lecture et s’orienter. Le dosage fin entre concepts et exemples de terrain est également très bien réussi. D’emblée, les auteurs abordent les épidémies comme des faits sociaux totaux au sens de Mauss et s’appuient sur les notions fondamentales de l’anthropologie médicale telle que définie par Donald Joralemon (2017) : la maladie est à la fois biologique et socioculturelle, les dimensions économiques et politiques sont fondamentales à prendre en compte pour la comprendre et l’ethnographie permet d’obtenir une compréhension holistique des faits sociaux liés à ces thématiques. En effet, bien qu’axé sur des problèmes très concrets tels que les procédures entourant les « enterrements dignes et sécurisés » (EDS) — aussi connus comme des « inhumations sans risque et dans la dignité » —, les règles de biosécurité dans les services de santé ou les méthodes de traçage, le manuel ne fait pas l’économie de concepts foucaldiens comme le biopouvoir ou d’une compréhension de la vie sociale des médicaments, à partir des travaux d’Arjun Appadurai (1986). Ainsi, en discutant tour à tour des « cadres » des épidémies, soit « le dispositif de santé globale pour le contrôle des épidémies et son articulation » (p. 41), des relations zoonotiques entre humains et animaux, de la stigmatisation, de la résistance aux antibiotiques, de la vaccination ou des mesures de confinement et de quarantaine, le lecteur effectue des allers-retours constants entre plusieurs échelles d’analyse. Loin de constituer un défaut, c’est plutôt le signe d’un ouvrage très bien composé.

Portant à la fois sur l’anthropologie de la santé globale épidémique et sur l’anthropologie dans ce champ de recherche et de pratiques, Anthropologie appliquée aux épidémies émergentes constitue un véritable tour de force. Espérons qu’il trouve sa place au sein des institutions de santé publique dans la francophonie, incluant au Québec. La pandémie de COVID‑19 n’est pas terminée et d’autres maladies infectieuses prendront sûrement des proportions globales dans les années à venir, d’où la nécessité de s’y préparer adéquatement. La place des anthropologues et d’autres chercheurs en sciences sociales de la santé est fondamentale dans ces circonstances, n’en déplaise, selon moi, à certains gouvernements autoritaristes qui se passeraient bien de nos regards sur les dimensions sociales, biopolitiques et thanatopolitiques des épisodes épidémiques. Seul bémol à signaler : la mise en page est un peu faible, comme c’est souvent le cas chez L’Harmattan. La qualité des images laisse parfois à désirer, les marges sont très serrées et les polices de caractère étrangement harmonisées. Hormis ces détails, l’ouvrage est désormais incontournable.