EntretienInterviewEntrevista

Épidémies, pandémies et ruptures pathocéniquesEntretien avec Gilles BibeauEpidemics, Pandemics and Pathocene RupturesInterview with Gilles BibeauEpidemias, pandemias y rupturas del patocenoEntrevista con Gilles Bibeau[Record]

  • Gilles Bibeau,
  • Ève Dubé and
  • Fabienne Labbé

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  • Gilles Bibeau
    Département d’anthropologie, Université de Montréal, Pavillon Lionel-Groulx, C. P. 6128, succursale Centre-ville, Montréal (Québec) H3C 3J7
    gilles.bibeau2@sympatico.ca

  • Ève Dubé
    Département d’anthropologie, Université Laval, Pavillon Charles-De Koninck, 1030, avenue des Sciences-Humaines, Québec (Québec) G1V 0A6
    Eve.dube@ant.ulaval.ca

  • Fabienne Labbé
    Centre de recherche du CHU de Québec — Université Laval, Axe Santé des populations et pratiques optimales en santé, Hôpital du Saint-Sacrement, 1050, chemin Sainte-Foy, Québec (Québec) G1S 4L8
    fabiennelabbe@crchudequebec.ulaval.ca

Professeur émérite au Département d’anthropologie de l’Université de Montréal où il a enseigné plus de trente ans, Gilles Bibeau est une sommité en anthropologie médicale. Auteur de plus de 450 publications et récipiendaire de nombreux prix et distinctions, sa contribution intellectuelle est reconnue internationalement. À travers ses travaux ethnographiques en Afrique, en Inde, au Brésil et au Québec, il s’est particulièrement intéressé aux déterminants sociaux de la santé et à la gestion des services de santé. Les rédactrices du numéro ont recueilli ses réflexions sur les maladies infectieuses, les épidémies, les pandémies et l’anthropologie. Or, je connaissais la plupart des dix-sept membres du personnel soignant de l’hôpital de Yambuku puisqu’il m’arrivait souvent de m’arrêter à cette mission lorsque j’étais en route vers le site où je faisais mon terrain anthropologique. J’ai rapidement appris que onze des dix-sept personnes travaillant à cet hôpital avaient été emportées par l’épidémie. Quant aux villageois d’Abumombazi, qui craignaient que l’épidémie ne les rejoigne, ils avaient leurs propres théories au sujet de l’origine de l’épidémie, qui était apparue très soudainement. On me répétait que les personnes infectées avaient toutes mangé de la viande d’animaux sauvages, et que les chimpanzés et les chauves-souris vendus dans les petits marchés étaient responsables de l’épidémie. Chez les Angbandi où je vivais, tout le monde consommait cette « viande de brousse », y compris l’anthropologue que j’étais. Certains affirmaient que les injections faites à l’hôpital de Yambuku — un hôpital de brousse comme celui d’Abumombazi — avaient aussi contribué à répandre l’épidémie, car on ne stérilisait pas les aiguilles. Un autre événement est à l’origine de mon fort intérêt pour les épidémies. Peu de temps après m’être installé, en octobre 1972, à Abumombazi, j’ai collaboré avec la Dre Margrethe Rask, qui était chirurgienne à l’Hôpital du Peuple d’Abumombazi. En tant que médecin‑directrice, elle m’avait autorisé à consulter les archives médicales déposées à l’hôpital ; elle m’avait dit s’intéresser à l’histoire des épidémies dans la région. Au cours des années qu’elle passa à Abumombazi, nous avons eu l’occasion de collaborer jusqu’à ce qu’elle commence à présenter, vers la fin de 1974, des symptômes inquiétants — perte de poids, fatigue constante, ganglions lymphatiques enflés, diarrhée. Comme il était impossible d’identifier la maladie dont elle souffrait, elle se rendit à Kinshasa où elle espérait pouvoir être traitée par des médecins spécialistes. Après que des examens eurent révélé que son taux de lymphocytes était pratiquement nul et que ses défenses immunitaires s’étaient effondrées, elle rentra au Danemark. Elle décéda en décembre 1977 à l’âge de 47 ans. C’est à mon retour au Zaïre en 1982 que j’ai appris que la Dre Margrethe Rask était morte, en réalité, de cette maladie qui a été connue, à partir de 1982, sous le nom de VIH/sida. Il fut établi avec certitude qu’elle était l’une des premières personnes non africaines à être infectées par le VIH à avoir succombé aux conséquences du sida. Jusqu’à ce jour, on ne sait pas de manière sûre ni où ni quand la chirurgienne Margrethe Rask a pu être contaminée par le VIH/sida. Pour ma part, j’ai toujours cru qu’elle a pu être contaminée par le sang d’une personne qu’elle a opérée à Abumombazi. Si c’est bien le cas, cela veut dire que le VIH était déjà présent — tout en étant invisible — dans la région où je menais mes recherches au début des années 1970. C’est là une hypothèse qui n’a pas été définitivement prouvée puisqu’on ne dispose ni de diagnostics clairs attestant la présence du sida, ni de statistiques sur le nombre de personnes infectées et encore moins d’informations …

Appendices