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Professeur émérite au Département d’anthropologie de l’Université de Montréal où il a enseigné plus de trente ans, Gilles Bibeau est une sommité en anthropologie médicale. Auteur de plus de 450 publications et récipiendaire de nombreux prix et distinctions, sa contribution intellectuelle est reconnue internationalement. À travers ses travaux ethnographiques en Afrique, en Inde, au Brésil et au Québec, il s’est particulièrement intéressé aux déterminants sociaux de la santé et à la gestion des services de santé. Les rédactrices du numéro ont recueilli ses réflexions sur les maladies infectieuses, les épidémies, les pandémies et l’anthropologie.

Ève Dubé et Fabienne Labbé — En tant qu’anthropologue de la santé, vous avez beaucoup écrit sur différentes épidémies et pandémies de maladies infectieuses. Qu’est-ce qui vous a mené à étudier ces réalités ?

Gilles Bibeau — J’ai vécu en République démocratique du Congo (RDC) — appelée à l’époque Zaïre — d’une manière à peu près continue de 1967 à 1977. Durant ces quelque dix ans, j’ai mené des recherches d’anthropologie médicale, passant trois ans (1972-1976) chez les Angbandi du nord du Zaïre, à la limite de la forêt équatoriale. Ces recherches m’ont permis d’écrire une thèse de doctorat d’anthropologie que j’ai soutenue à l’Université Laval en 1979 (Bibeau 1979). La première épidémie d’Ebola qui a fait, en moins de trois mois, près de 300 morts a éclaté en 1976 à l’hôpital de la mission de Yambuku, qui était situé à une centaine de kilomètres au sud de la petite ville où j’étais installé pour mes propres recherches. Vers la mi-septembre 1976, le médecin-chef de l’Hôpital du Peuple d’Abumombazi avec qui je collaborais m’a fait savoir qu’une mystérieuse épidémie s’était déclarée dans les villages des environs de Yambuku et que des barrières sanitaires bloquaient toutes les routes passant par Yambuku.

Or, je connaissais la plupart des dix-sept membres du personnel soignant de l’hôpital de Yambuku puisqu’il m’arrivait souvent de m’arrêter à cette mission lorsque j’étais en route vers le site où je faisais mon terrain anthropologique. J’ai rapidement appris que onze des dix-sept personnes travaillant à cet hôpital avaient été emportées par l’épidémie. Quant aux villageois d’Abumombazi, qui craignaient que l’épidémie ne les rejoigne, ils avaient leurs propres théories au sujet de l’origine de l’épidémie, qui était apparue très soudainement. On me répétait que les personnes infectées avaient toutes mangé de la viande d’animaux sauvages, et que les chimpanzés et les chauves-souris vendus dans les petits marchés étaient responsables de l’épidémie. Chez les Angbandi où je vivais, tout le monde consommait cette « viande de brousse », y compris l’anthropologue que j’étais. Certains affirmaient que les injections faites à l’hôpital de Yambuku — un hôpital de brousse comme celui d’Abumombazi — avaient aussi contribué à répandre l’épidémie, car on ne stérilisait pas les aiguilles.

Un autre événement est à l’origine de mon fort intérêt pour les épidémies. Peu de temps après m’être installé, en octobre 1972, à Abumombazi, j’ai collaboré avec la Dre Margrethe Rask, qui était chirurgienne à l’Hôpital du Peuple d’Abumombazi. En tant que médecin‑directrice, elle m’avait autorisé à consulter les archives médicales déposées à l’hôpital ; elle m’avait dit s’intéresser à l’histoire des épidémies dans la région. Au cours des années qu’elle passa à Abumombazi, nous avons eu l’occasion de collaborer jusqu’à ce qu’elle commence à présenter, vers la fin de 1974, des symptômes inquiétants — perte de poids, fatigue constante, ganglions lymphatiques enflés, diarrhée. Comme il était impossible d’identifier la maladie dont elle souffrait, elle se rendit à Kinshasa où elle espérait pouvoir être traitée par des médecins spécialistes. Après que des examens eurent révélé que son taux de lymphocytes était pratiquement nul et que ses défenses immunitaires s’étaient effondrées, elle rentra au Danemark. Elle décéda en décembre 1977 à l’âge de 47 ans.

C’est à mon retour au Zaïre en 1982 que j’ai appris que la Dre Margrethe Rask était morte, en réalité, de cette maladie qui a été connue, à partir de 1982, sous le nom de VIH/sida. Il fut établi avec certitude qu’elle était l’une des premières personnes non africaines à être infectées par le VIH à avoir succombé aux conséquences du sida. Jusqu’à ce jour, on ne sait pas de manière sûre ni où ni quand la chirurgienne Margrethe Rask a pu être contaminée par le VIH/sida. Pour ma part, j’ai toujours cru qu’elle a pu être contaminée par le sang d’une personne qu’elle a opérée à Abumombazi. Si c’est bien le cas, cela veut dire que le VIH était déjà présent — tout en étant invisible — dans la région où je menais mes recherches au début des années 1970. C’est là une hypothèse qui n’a pas été définitivement prouvée puisqu’on ne dispose ni de diagnostics clairs attestant la présence du sida, ni de statistiques sur le nombre de personnes infectées et encore moins d’informations permettant de savoir comment le virus est arrivé dans la région.

Une des pistes que j’ai explorées pour essayer de reconstruire l’histoire de la présence du VIH/sida au Zaïre a consisté à relier deux ensembles de données. D’un côté, j’ai examiné avec des collègues virologues les informations sérologiques contenues dans les banques de sérums recueillies à l’époque coloniale et après 1960 afin de voir si on y trouvait le VIH et à quelles dates, et si le nombre de personnes porteuses du virus pouvait être précisé. Les études faites sur les anciens échantillons de sang démontrent sans l’ombre d’un doute que le VIH/sida existait depuis plusieurs décennies, bien avant l’indépendance du pays en 1960, dans les régions zaïroises de l’Équateur et du Haut-Zaïre, et probablement dans des villages allant des environs du fleuve Zaïre jusqu’à la rivière Ubangi. Abumombazi fait précisément partie de cette région. J’ai aussi étudié l’impact que les transformations sociales, culturelles et économiques introduites par la colonisation ont pu avoir sur la dissémination du virus dans les zones rurales elles-mêmes et plus tard, avec la migration des ruraux vers les villes, sur l’émergence de l’épidémie du VIH/sida dans les villes, et plus particulièrement à Kinshasa.

Comme d’autres chercheurs, j’en suis venu à penser que le VIH/sida, ou un variant de ce rétrovirus existait sans doute depuis les années 1920 dans des villages riverains du fleuve Zaïre, plus précisément dans les zones autour de Lisala et de Bumba. Le virus a sans doute circulé à bas bruit dans la région située entre le fleuve Zaïre et la rivière Ubangi. Dans son ouvrage de 2019, le Dr Jacques Pépin (Pépin 2019) a confirmé une partie de ces hypothèses en montrant que la diffusion du virus s’est faite notamment par le biais des déplacements rendus possibles par les routes, le chemin de fer et la navigation fluviale, depuis les régions rurales riveraines du fleuve Zaïre pour arriver jusqu’à Kinshasa au début des années 1980. Dans un article paru dans Anthropologie et Sociétés en 1991, j’ai fait écho aux théories concernant l’apparition du VIH/sida et ses processus de diffusion (Bibeau 1991).

La question des épidémies s’est ainsi imposée à moi à répétition durant les années que j’ai passées au Zaïre. Le grand nombre de morts provoqués en très peu de temps par l’épidémie d’Ebola de Yambuku m’a conduit à interroger autrement les statistiques, les chroniques et les rapports annuels que je compulsais à l’époque dans les archives de l’Hôpital du Peuple d’Abumombazi et qui s’étendaient sur une période allant depuis la fondation du premier dispensaire, construit en 1890, jusqu’en 1976. Dans ces archives, on parlait de la maladie du sommeil, de la variole, du choléra, de la rougeole, de la méningite, de la poliomyélite, de l’onchocercose, de la schistosomiase, de la malaria et de nombreuses autres maladies. Ces maladies ne se présentaient pas à proprement parler sous une forme épidémique, mais je me suis mis tout de même à m’interroger sur les conditions pouvant expliquer pourquoi certaines de ces maladies latentes dans les villages présentaient tout à coup une forte augmentation de cas.

Durant les deux dernières années (1976-1977) que j’ai passées au Zaïre, j’ai codirigé, avec Ellen Corin[1], une large équipe de chercheurs zaïrois (cliniciens, pharmaciens, botanistes, anthropologues) qui avait été chargée par le ministère de la Santé du Zaïre d’évaluer l’efficacité de la médecine pratiquée par les guérisseurs traditionnels (Bibeau et al. 1979 ; Bibeau 2013). Cette étude faite à l’échelle nationale du Zaïre nous a permis de mieux comprendre, entre autres choses, le rôle que les guérisseurs herboristes et ritualistes ont pu jouer dans la gestion des épidémies.

È. D. et F. L. — Qu’est-ce qui vous intéresse particulièrement au sujet des épidémies/pandémies ? Que nous apprennent-elles, selon vous, sur la santé, sur la société et sur l’humain ?

G. B. — Lorsque j’ai commencé à enseigner l’anthropologie médicale, d’abord comme professeur, de 1979 à 1982, à la Faculté des sciences infirmières de l’Université Laval et ensuite, de 1982 jusqu’à ma retraite en 2012, au Département d’anthropologie de l’Université de Montréal, je me suis penché sur les travaux que les épidémiologistes et les spécialistes de la santé publique ont réalisés sur la question des épidémies. Je l’ai fait en essayant d’apporter la contribution spécifique de l’anthropologie pour élargir ces approches, notamment pour les études portant sur la diffusion des agents infectieux dans les populations, surtout dans les cas où cette diffusion se fait de manière épidémique.

J’ai consacré beaucoup de temps à explorer notre passé épidémique en tant qu’espèce. C’est en nous remémorant les épidémies — la peste bubonique, la grippe espagnole, le choléra, la variole, les virus de Marburg et d’Ebola, le VIH/sida, le syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS), la grippe aviaire et tant d’autres — qui ont frappé l’humanité au fil des siècles que nous pourrons sans doute devenir vigilants et critiques à l’égard des nouvelles maladies épidémiques. Des maladies que l’on croyait éradiquées pourraient bien être réactivées, des agents pathogènes inédits apparaissent un peu partout et la diffusion des agents infectieux hier limités à l’une ou l’autre région se fait aujourd’hui à une vitesse incroyable à l’échelle de la planète. Pour tenter de comprendre les nouvelles épidémies, j’ai pensé utile de remonter le cours de l’histoire des épidémies que l’humanité a connues. J’ai pu compter sur la collaboration de Renaud De Plaen — géographe travaillant dans une perspective d’écologie de la santé au Centre de recherches pour le développement international du Canada — et d’Aboubakary Sanou — un spécialiste de la question des vaccins — pour mieux comprendre la place des épidémies dans l’histoire humaine. Le concept de « ruptures pathocéniques » nous a semblé particulièrement porteur. C’est l’historienne de la médecine Mirko D. Grmek (1989) qui a d’abord utilisé la notion de « pathocénose » dans un chapitre de son Histoire du sida. Grmek utilisait ce concept pour désigner l’état d’équilibre des agents infectieux et des maladies à un moment donné de l’histoire et dans une société donnée. Les spécialistes des épidémies ont ensuite utilisé la notion de pathocénose afin de traduire l’idée que la rupture de l’harmonie entre les micro-organismes, les plantes, les animaux et les humains peut créer des conditions favorables à l’éclosion d’une épidémie, laquelle peut toucher soit les seuls animaux, soit les animaux et les humains, ou encore le seul monde végétal — pensons à la tordeuse des bourgeons de l’épinette. Pour revenir à l’histoire des épidémies, nous avons pu montrer, dans un texte publié en 2009, que l’humanité est passée par au moins cinq grandes périodes épidémiques (Bibeau, Sanou et De Plaen 2009). Nous avons aussi fait l’hypothèse que nous serions en train d’entrer dans une sixième période épidémique. Voici comment l’histoire des ruptures pathocéniques semble se présenter.

La première période, le Néolithique, est marquée par l’émergence de maladies épidémiques en lien avec plusieurs changements dans la vie des sociétés : la domestication des animaux, la sédentarisation, la constitution de petits villages, etc. Les maladies qu’on dit être des maladies de la petite enfance et pour lesquelles on dispose aujourd’hui de vaccins — rougeole, coqueluche, etc. — sont devenues épidémiques à l’époque qui correspond globalement au passage de la cueillette et de l’habitat dispersé des populations à l’adoption d’un mode de vie plus sédentaire par de petits groupes humains qui s’installèrent en villages et qui domestiquèrent les premiers animaux. Aussi longtemps que les humains vivaient dans de petites bandes familiales de cueilleurs‑chasseurs, les maladies se répandaient beaucoup moins. La première étape dans l’unification du groupe des agents infectieux se situe donc très tôt dans l’histoire de l’humanité et la figure emblématique de cette période épidémique est la malaria, une maladie qui exige un bassin populationnel relativement important pour que les souches puissent se maintenir sous une forme au moins latente durant de longues périodes. La malaria est en fait toujours parmi nous, plus répandue peut-être qu’elle ne l’a d’ailleurs jamais été depuis qu’elle a commencé à se diffuser dans les premiers groupes sédentarisés il y a quelque 4000 ans.

La deuxième période qui a favorisé l’élargissement du bassin des agents infectieux correspond à l’époque de l’unification de l’Europe, du Proche-Orient et de l’Afrique du Nord. Cet élargissement géographique, qui s’est fait lors de l’expansion de l’Empire romain, a provoqué la mise en contact de plus en plus fréquente d’un très grand nombre de peuples habitant des régions fortement diversifiées sur les plans écologique, économique et culturel. On sait que de graves épidémies de rougeole, de variole et de coqueluche, qui étaient de très anciennes maladies, ont touché à plusieurs reprises l’Empire romain, avec des sommets inégalés quand cet Empire a commencé à s’effondrer, vers le Ve siècle, au moment de sa rencontre avec les peuples dits « barbares » qui descendaient depuis l’Europe du Nord.

Le processus d’intégration progressive des terres proche-orientales, nord-africaines et septentrionales d’Europe à celles du pourtour de la Méditerranée s’est achevé durant le haut Moyen-Âge avec les voyages d’exploration et de commerce qui ont conduit les Européens, par voie terrestre et maritime, vers l’Asie, et depuis l’Asie, vers l’Europe. On a alors assisté à l’unification du bassin des maladies infectieuses sur l’ensemble du continent de l’Eurasie, avec la peste qui s’est imposée comme la maladie euroasiatique paradigmatique, maladie qui a coexisté avec la lèpre pendant au moins un millénaire. Ces deux maladies représentent les figures du mal durant tout le Moyen-Âge européen.

La troisième période du processus d’unification des souches des maladies infectieuses a accompagné, à la Renaissance, la découverte de l’Amérique. Les voyages transatlantiques ont alors conduit au transfert, vers le Nouveau Monde, de plusieurs maladies considérées comme banales en Europe — la grippe par exemple — dont les souches ont connu un regain de vitalité en s’attaquant à des populations ne possédant pas les défenses immunitaires pour faire face au mal. Des millions d’Autochtones ont ainsi été tués par de violentes épidémies de variole et d’influenza qui furent déclenchées, peu de temps après les premiers contacts, à l’insu même des voyageurs européens. En sens inverse, on pense aujourd’hui que la syphilis — une maladie à tréponème — a fait son entrée en Europe en provenance du Nouveau Monde. Cet intérêt pour les épidémies apparues dans le Nouveau Monde, je l’ai élargi pour m’intéresser à l’histoire des épidémies de maladies infectieuses chez les populations autochtones dans les Amériques. Par exemple, dans mon dernier ouvrage Les Autochtones, la part effacée du Québec (2020b), j’illustre comment les agents infectieux européens ont été destructeurs lorsqu’ils sont entrés dans les populations de la vallée du Saint-Laurent.

À l’époque de l’industrialisation, une quatrième période ou rupture pathocénique est survenue à la suite du déplacement massif des populations européennes rurales vers les grandes villes, dans lesquelles la révolution industrielle battait son plein. Les conditions de vie des travailleurs, habitués au grand air de la campagne, étaient tellement mauvaises dans les usines que ceux-ci succombèrent en nombre important à la tuberculose, une maladie déjà existante qui connut à ce moment une formidable recrudescence. Les milieux ruraux et urbains de l’Europe ont alors complété leur unification sur le plan des agents infectieux, même si on a encore longtemps continué à envoyer les tuberculeux vers les régions rurales, où on était convaincu que les malades pourraient respirer un air plus sain que dans les villes. La tuberculose a connu une importante expansion peu de temps après la révolution bactériologique initiée par Louis Pasteur, révolution qui a enclenché partout une véritable chasse aux germes, y compris dans les classes populaires et ouvrières.

Durant la cinquième période, soit environ à partir des années 1970, l’unification du monde s’est nettement accélérée à la suite de la multiplication inédite des contacts entre les différents continents. Le VIH/sida a alors représenté la première épidémie d’un type nouveau, une épidémie véritablement post-moderne, qui nous a fait entrer dans une nouvelle période épidémique favorisée par le brassage de plus en plus rapide, de plus en plus généralisé et de plus en plus fréquent de groupes humains qui n’avaient pas dans le passé l’occasion d’entrer en contact. Et ces rencontres se font dans un double contexte qui oriente sans doute la direction de la circulation des agents infectieux : sur l’horizon d’abord d’une inégalité criante entre l’indigence des uns, avec tout ce qui l’accompagne entre autres sur le plan hygiénique, et la richesse des autres ; dans le contexte aussi d’une diversification progressive des styles de vie, des formes de vie amoureuse et des pratiques sexuelles, non seulement dans les groupes occidentaux, mais un peu partout sur la planète.

Enfin, nous sommes sans doute en train d’entrer dans une nouvelle période épidémique, la sixième période à être recensée par les historiens. Le SRAS, la grippe aviaire, les virus de Marburg et d’Ebola, les autres fièvres hémorragiques et bien sûr la COVID‑19 peuvent être considérés comme les figures paradigmatiques des infections potentiellement épidémiques qui nous accompagneront pour les décennies à venir. Ces maladies mettent en cause le type même de relation que nous entretenons avec les animaux ; elles résultent des relations, violentes et agressives, que nous entretenons avec la nature en général et plus particulièrement avec les animaux. L’hyperindustrialisation de notre civilisation pourrait bien être à l’origine des futures maladies à potentiel épidémique, notamment à cause de la transformation de nos méthodes en agriculture et en élevage. Les épidémies devraient donc nous renvoyer à une réflexion fondamentale au sujet du style de vie qui est aujourd’hui le nôtre. Nous sommes dans un monde hypertechnologique fondé sur l’idéologie du progrès qui risque de créer des déséquilibres fondamentaux dans la nature.

È. D. et F. L. — Vous venez de mentionner la COVID‑19. Quelles réflexions la pandémie vous inspire‑t‑elle ?

G. B. — On peut répondre à cette question à partir de plusieurs perspectives. Permettez-moi d’y répondre d’abord du point de vue de la question des limites que les gouvernements devraient s’imposer dans leur gestion des épidémies. Faut-il confiner ? Jusqu’à quel point ? La vaccination doit-elle être obligatoire ? Pour quelles catégories de personnes ? Faut-il fermer les frontières ? Est-ce qu’il faut empêcher les voyageurs étrangers d’entrer dans notre pays ? Doit‑on imposer le port du masque ? Partout et pour tout le monde ? Quand le couvre‑feu s’impose‑t‑il ? Il faut se demander quels sont les effets de chacune de ces mesures de contrainte sur le processus de diffusion des agents infectieux. Il faut aussi se demander si l’une ou l’autre de ces mesures peuvent être plus désavantageuses pour certaines catégories de personnes au sein de la population.

Dans la Naissance de la clinique, Michel Foucault (1972 [1963]) a montré que l’État s’est arrogé le droit, au XVIIIe siècle, dans le prolongement de la gestion de la vie de la communauté, de développer une police hygiénique chargée de contrôler les épidémies et les maladies endémiques. « Il ne saurait y avoir, écrit Foucault, de médecine des épidémies que doublée d’une police » (1972 : 25). En l’absence d’un traitement efficace et de vaccin, il appartenait aux gouvernements de bloquer la diffusion des agents infectieux dans la population par diverses mesures souvent très contraignantes. Dans le contexte des épidémies, la médecine acquiert une sorte de statut politique qui lui permet d’imposer, par-delà ses activités préventives et curatives normales, des limites à la liberté des individus. Cette contrainte qu’elle impose, en concertation avec le gouvernement, peut l’amener à suspendre momentanément un certain nombre de droits individuels.

Dans son séminaire de 1977-1978 (Sécurité, territoire, population), Michel Foucault (2004a) a montré comment la « technologie de sécurité » s’est constituée pour protéger les populations de divers dangers, y compris les épidémies. La gouvernementalité de type libéral dont parle Foucault s’enracine dans la fonction pastorale (héritée du christianisme) de l’État et dans l’exercice de son pouvoir souverain. Dans son séminaire de l’année suivante (Naissance de la biopolitique), Foucault (2004b) décrit « la rationalité politique à l’intérieur de laquelle ont été posés les problèmes spécifiques de la vie et de la population ». Les réflexions de Foucault sur le « biopolitique » peuvent sans doute nous aider à penser le rôle paradoxal que joue le gouvernement dans la mise sur pied des mécanismes disciplinaires pour contrôler les épidémies. Est-ce que les idées mises de l’avant par Foucault suffisent vraiment à l’anthropologue à penser les limites que les États devraient s’imposer en matière d’interventions en contexte d’épidémies ? Sur quelles bases peut-on déterminer les limites de la police hygiénique dont parlait Foucault ?

Ce sont là des questions qu’il m’apparaît nécessaire d’examiner d’un point de vue anthropologique. Face à plusieurs mesures mises en place durant la pandémie de COVID‑19 — notamment celle relative au couvre-feu —, de nombreuses personnes ont jugé que leurs droits individuels n’avaient pas été respectés. À cet égard, d’autres questions devraient être examinées, me semble-t-il, par les anthropologues. Comment convient-il de réagir face aux discours populaires soutenant qu’il faut tout faire pour retourner aussitôt que possible à la vie d’avant la COVID‑19 ? Comment rappeler aux gens que c’est précisément cette vie‑là qu’ils vivaient avant l’épidémie qui est responsable de ce qui leur arrive ? Comment faire comprendre aux personnes qu’une réflexion fondamentale au sujet de leur style de vie s’impose ? C’est là un grand défi qui se profile pour les anthropologues ; celui de contribuer à lancer une réflexion fondamentale sur les liens existant entre notre style de vie collectif et les déséquilibres de la nature, lesquels entraînent l’apparition de nouveaux agents infectieux.

Au cours des deux dernières décennies, c’est la troisième fois que les coronavirus frappent, d’abord avec le SRAS en 2003 en Asie, puis avec le MERS‑CoV (Middle East Respiratory Syndrome Coronavirus) en 2012 dans la péninsule arabique, et aujourd’hui avec la COVID‑19. Dans ces trois cas, le réservoir de ces coronavirus se trouve dans le monde animal — les chauves-souris pour le SRAS et la COVID‑19 et les camélidés pour le MERS‑CoV. La question n’était pas de savoir quand et où une nouvelle pandémie allait commencer, mais si nous étions prêts à affronter les conséquences catastrophiques d’une nouvelle épidémie.

À la fin décembre de 2019, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a été informée d’une épidémie de « pneumonie de cause inconnue » dans la ville de Wuhan, septième ville la plus importante de la Chine, avec 11 millions d’habitants. La réponse initiale chinoise a été catastrophique : délai de trois semaines (entre le 31 décembre et le 21 janvier) entre les premiers cas détectés et la notification à l’OMS puis aux gouvernements étrangers. Les premiers individus infectés avaient tous fréquenté un marché de fruits de mer et de viande animale à Wuhan. Le marché a été fermé le 1er janvier 2020. Partie de la région du Hubei, l’épidémie du virus SARS‑CoV‑2, responsable de la maladie à COVID‑19, a d’abord frappé durement la Chine et les pays de l’Extrême‑Orient avant de toucher l’Europe, et tout particulièrement l’Italie, qui a mis en place des mesures extraordinaires pour essayer de contenir l’avancée de la contagion qui a mis sous pression le système médical national tant le nombre de personnes infectées était élevé.

La pandémie que nous vivons nous invite à nous poser quelques questions d’une grande importance : « Les relations que nous entretenons avec les animaux sont-elles responsables de ce qui nous arrive ? » ; « Nos modes d’élevage des animaux que nous consommons sont-ils en cause dans les nouvelles épidémies ? » ; « Quel est l’avenir de la vie sur la planète ? » ; « Nos modes de vie nous ont-ils conduits à surexploiter la nature ? ». Ayant grandi sur une ferme, il me semble que nous avions dans ce temps-là une bonne relation avec les vaches, avec les cochons et les chevaux. Il n’y avait pas d’entassement incroyable des bêtes, de consommation excessive d’antibiotiques, de milieux complètement aseptisés, d’animaux génétiquement homogènes. Nos pratiques agricoles intensives, les pesticides aussi que l’on utilise, nos systèmes alimentaires font du tort à la nature. Notre mode de vie fait en sorte que certains ont peut-être raison de dire que nous agressons tellement fortement la nature que celle-ci nous rappelle qu’elle peut détruire l’agresseur que nous sommes. Par exemple, pour la peste, le virus était porté par les puces sur les rats. Mais une fois qu’ils avaient tué tous les rats, ces puces sont passées chez les humains, qu’elles ont tués en grand nombre.

Ce qui devrait nous préoccuper, c’est la rupture potentielle de l’équilibre entre les plantes, les animaux et les humains vivant au sein de milieux écologiques qui se révèlent être, en certains endroits, de plus en plus fragiles. La pandémie de COVID‑19 nous fait vivre un phénomène, à la fois nouveau et ancien, qui nous force à nous interroger, à partir de la biologie, de l’écologie et de l’anthropologie, sur les causes de ces épidémies qui s’abattent à répétition sur l’humanité. Ce qui nous arrive est perçu par les uns comme le signe annonciateur d’une apocalypse écobiologique à venir, toute proche et pourtant méconnue, refoulée et ignorée tant notre sentiment de toute-puissance héritée de l’idéologie moderne du progrès continue à nous habiter. Pour d’autres, cette pandémie est un avertissement — un signal d’alarme — qui vient jeter le doute sur nos confortables catégories de pensée en nous forçant à nous demander, dans l’urgence, pourquoi cela nous arrive. Se pourrait-il en effet que la nature, meurtrie par nos atteintes répétées à la biodiversité et par les effets d’une mondialisation agressive à son égard, nous fasse signe avant que des déséquilibres encore plus graves ne viennent signer la fin d’un monde ? L’apparition de virus, bien plus résistants que nous le sommes, pose la question de notre parenté avec toutes les autres formes de vie, les bactéries, les virus, les oiseaux, les chauves-souris, les rongeurs et tous les autres animaux.

Enfin, l’hésitation, voire le refus de la prise en compte du « principe de précaution » m’inquiète aussi, d’autant plus d’ailleurs que la pertinence de ce principe de précaution est constamment mise en doute par la bio‑industrie, par des scientifiques et par de larges segments des populations qui manifestent une confiance quasi aveugle dans les bienfaits pouvant résulter des avancées des technosciences. Il faut aussi nous inquiéter face aux discours des scientifiques, des politiciens et des militants environnementalistes qui sont trop souvent déconnectés les uns des autres, se rendant ainsi incapables d’influencer les gouvernements : ces derniers tardent d’ailleurs souvent à mettre en place une gestion scientifiquement informée et éthiquement lucide des risques collectifs que notre style de vie fait courir à notre environnement et à notre santé.

È. D. et F. L. — Selon vous, quelles approches et quelles disciplines sont les plus à même de nous permettre d’appréhender ces enjeux globaux entourant les épidémies et les pandémies ?

G. B. — Depuis Pasteur et la microbiologie, on demeure sur cette idée « un germe, une maladie » alors que c’est toujours une chaîne extrêmement complexe qui conduit à l’apparition d’une épidémie. Grâce aux vaccins, l’humanité a pu se protéger face à de nombreuses pathologies. Cette avancée extraordinaire des vaccins a cependant fait reculer l’approche écologique des maladies telle qu’exprimée par Hippocrate dans ses traités sur les épidémies. Cette autre perspective s’était maintenue dans la formation médicale occidentale jusqu’au XIXe siècle, jusqu’à l’époque de Pasteur. Dans ses cinq traités qu’il a intitulés Épidémies, Hippocrate avait déjà affirmé qu’une épidémie ne tombe jamais par hasard « sur » (du grec epi) un « peuple » (demos) (épidémie signifiant littéralement « qui circule dans le peuple ») et qu’il est essentiel de comprendre pourquoi elle arrive à tel ou tel moment. L’étude des épidémies qui frappaient sélectivement l’une ou l’autre des îles grecques ou certaines vallées des montagnes du Péloponnèse en épargnant d’autres régions avait amené les spécialistes de l’école de Cos à affirmer que la diffusion massive d’une nouvelle pathologie dans un lieu particulier ne pouvait s’expliquer que si l’on inscrivait l’ordre biologique — les caractéristiques de l’agent infectieux et ses modes spécifiques de contagion — à la fois dans le contexte écologique local et dans la trame sociale et culturelle — les comportements des acteurs sociaux et leurs éventuels contacts avec des personnes venant d’autres régions — au sein de la société touchée par l’épidémie.

Fondamentalement, cette approche écologique remonte la chaîne depuis l’agent infectieux (virus, microbe), qui est le dernier maillon et qui produit la maladie. Si on se centre uniquement sur l’approche pasteurienne, on risque d’oublier tout le reste de la chaîne, et c’est ce que l’on observe aujourd’hui. J’ai récemment écrit pour la revue Relations un court texte dans lequel je mets en tension la pensée de Pasteur et celle d’Hippocrate (Bibeau 2020a). Il ne s’agit pas de rejeter l’approche pasteurienne, mais de la compléter par les perspectives hippocratiques et ce qu’elles nous ont appris sur notre relation avec la nature. Il faut essayer de comprendre comment l’humain introduit des déséquilibres dans la nature, car c’est de là que va émerger éventuellement une bactérie ou un virus qui va traverser la frontière des espèces, et passer de l’animal à l’humain. Il s’agit de prendre en compte la géographie physique, le type d’inscription dans l’environnement et le style de vie des personnes, ces phénomènes étant étroitement liés entre eux d’une façon à la fois contingente et profonde.

Parallèlement à la médecine qui s’est construite sur le savoir microbiologique, la pensée écologique d’Hippocrate a survécu jusqu’à aujourd’hui, comme en retrait cependant, en se transposant dans le domaine des maladies dites de la civilisation — le cancer, le diabète et les accidents cardiovasculaires, par exemple — qui résistaient à une interprétation faite à partir de la seule théorie des germes. Le modèle pasteurien, qui s’était révélé très performant dans son application aux maladies infectieuses, a rencontré ses limites face aux maladies non contagieuses qui furent envisagées, sans grand succès, comme des types d’infections produites en quelque sorte par notre civilisation et nos manières de vivre. Comment expliquer en effet la présence accrue des cancers sans prendre en compte les conditions environnementales (pollution des milieux de travail, par exemple), l’alimentation (abus de sucre, notamment), le style de vie (consommation de tabac ou d’alcool, par exemple), le statut psychologique (stress), et les conditions socio‑économiques (pauvreté, inégalités, etc.) des individus ?

L’intérêt contemporain, bien que marginal, pour la bioclimatologie par exemple, et plus radicalement encore pour le domaine assez nouveau et en pleine expansion de la « santé environnementale », a réintroduit, en s’appuyant sur des modèles beaucoup plus complexes que ceux d’Hippocrate, l’étude des interactions dynamiques entre toutes les formes de vie — humains, animaux, plantes — et a mis en évidence les déséquilibres écologiques provoqués par notre civilisation hypertechnologique. L’approche écosystémique reste néanmoins encore périphérique au sein des modèles interprétatifs des épidémies, qui n’arrivent pas à croiser les connaissances en biologie fondamentale (par exemple les réponses psycho-neuro-immunologiques) avec les facteurs sociaux (par exemple la faible mobilité dans l’échelle sociale), culturels (par exemple la transmission familiale du statut social) et avec les variables psychologiques (par exemple le sentiment d’impuissance chez les personnes de bas statut). Plus personne ne peut nier que les facteurs environnementaux, biologiques, sociaux, culturels et psychologiques forment des chaînes associatives dont on n’est pas toujours en mesure de décrire l’architecture complexe.

L’approche éco-bio-socio-systémique de la santé est sans doute celle qui a produit, ces dernières années, les travaux les plus originaux dans l’effort de compréhension des liaisons qui s’établissent, dans le cas des nouvelles épidémies, entre les modifications environnementales et climatiques, les changements dans les activités économiques et les profils socioculturels de nos sociétés post-industrielles. Si l’on veut pouvoir inventer une nouvelle approche des épidémies, c’est précisément cette dynamique d’interactions qu’il est urgent de mieux comprendre. Seul un modèle éco-bio-socio-systémique permet, en le jumelant à l’approche des « déterminants sociaux » de la santé et à la prise en compte de conditions renforçant l’immunité, de dépasser la fragmentation artificielle que les disciplines scientifiques — écologie, biologie, immunologie, anthropologie, psychologie, médecine — ont imposée, jusqu’à récemment encore, dans l’étude des maladies et des épidémies.

On doit se réjouir du fait que la confrontation traditionnelle, voire l’opposition entre les sciences biologiques, les sciences sociales et les sciences de l’environnement semble être en train de s’estomper au profit d’un modèle de coopération qui reconnaît à la fois l’originalité de l’apport spécifique de chaque famille de disciplines et la nécessité d’un dialogue entre disciplines. Il faut espérer que la médecine arrivera, dans l’avenir, à insérer le savoir biologique — de la génétique à la vaccinologie — dans un modèle éco-bio-socio-systémique qui permettra d’aborder autrement les maladies et les épidémies. En s’élargissant, notre approche ne pourra que se faire plus humaine.

È. D. et F. L. — Vous avez beaucoup travaillé à la recherche de solutions dans vos écrits. Comment voyez-vous la contribution des anthropologues et de la discipline à certains des problèmes qui se sont posés avec acuité durant la COVID‑19 ? Quel rôle les anthropologues peuvent-ils jouer face aux défis que les épidémies/pandémies posent pour l’humanité ?

G. B. — Au cours des quelque quarante années que j’ai consacrées à l’étude des problèmes de santé à travers le monde, j’ai appris qu’on ne peut pas pratiquer le métier d’anthropologue médical sans avoir en tête un projet social et politique, lequel est forcément sous-tendu par une éthique sociale et par une vision de ce que devrait ou pourrait être le monde. Notre travail doit s’achever, au mieux, sur un engagement, aussi lucide que possible, dans des luttes pour qu’il y ait plus de justice, d’égalité et de solidarité dans nos sociétés, ce qui exige des chercheurs et des travailleurs de la santé un sens élevé du rôle politique qu’ils ont à jouer dans la société.

Que peut apporter l’anthropologie à l’étude des problèmes de santé ? L’épidémiologie et la santé publique font déjà beaucoup. Sans entrer dans les détails, on peut dire que ces disciplines documentent la distribution des maladies au sein d’une population particulière, produisent des savoirs sur les déterminants socio-économiques des profils de santé, analysent les liens entre les comportements individuels et l’apparition de maladies spécifiques, et proposent des solutions, plus ou moins précises, quant à la manière de prévenir les problèmes de santé et de les prendre en charge. Dans nos sociétés mondialisées, les chercheurs en santé ont de la difficulté à apporter des réponses claires tant sont complexes les enchaînements de causes imbriquées, isolément et ensemble, dans la production des problèmes de santé. C’est surtout face aux épidémies que leur travail se complexifie.

Dans votre texte de présentation de ce numéro thématique d’Anthropologie et Sociétés, vous insistez sur la place que l’anthropologie attache aux représentations et aux significations dans le champ de la santé et de la maladie. Vous rappelez avec raison que nous sommes fondamentalement des êtres de sens et que nous construisons continuellement du sens autour de ce qui nous arrive. Or, dans nos sociétés de plus en plus complexes, l’effort pour mettre de l’ordre dans les choses et pour créer du sens est devenu difficile parce que nos systèmes symboliques sont fortement éclatés. Sans aller jusqu’à associer cet éclatement à la perte des grands systèmes religieux, je parlerais de fragmentation qui fait en sorte qu’il devient très difficile de penser la complexité des chaînes de phénomènes qui s’associent pour produire ce qui nous arrive. En anthropologie, traditionnellement, en abordant cet aspect des choses, on ajoutait toujours au concept de représentation celui de représentation collective, et au mot signification, celui de système symbolique de sens, en postulant ainsi qu’ils étaient collectifs et partagés. Mais aujourd’hui, ce que l’on observe, c’est que tout ça a éclaté.

Durant la pandémie, on a pu observer la réaction des populations, pas seulement aux politiques de confinement, mais à tout autoritarisme du gouvernement pour imposer une mesure de protection collective des groupes : « Non, ça ne fait pas mon affaire, moi je n’en veux pas ! », même par rapport aux vaccins. Les anthropologues doivent travailler sur la notion de collectif et explorer comment créer du collectif, plutôt que de présupposer l’existence de modèles communs.

Il y aurait encore beaucoup d’autres choses à dire, mais je termine avec une dernière réflexion qui me vient en tête. Nous travaillons comme anthropologue sur la longue durée de l’histoire de l’humanité. Quelles sont les leçons que nous pouvons tirer de ce qui s’est passé avant, surtout en ce qui concerne l’histoire des épidémies et des pandémies ? Il y a dans la COVID‑19 à la fois du nouveau et de l’ancien. Nous sommes invités à explorer la pandémie dans sa temporalité, mais aussi dans sa spatialité à partir d’une comparaison avec l’ailleurs. Comment se fait-il que le nombre de décès de la COVID‑19 ait été relativement faible en Afrique alors que les Africains n’ont eu accès qu’à très peu de vaccins ? Je risque trois raisons : une population jeune ; la vie des gens qui se passe plus à l’extérieur qu’à l’intérieur des habitations ; des systèmes immunitaires davantage sollicités par la présence d’agents infectieux dans l’environnement. Un regard sur l’ailleurs nous fait voir autrement ce qui se passe chez nous.