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Introduction

L’offre de soins palliatifs s’est déployée en France, comme dans la plupart des pays occidentaux, à partir du mouvement des soins palliatifs. Celui-ci prend ses racines d’une part dans une tradition d’accompagnement des mourants remontant au Moyen Âge avec la création des hôtels-Dieu administrés par les congrégations religieuses, renforcée au XIXe siècle par des oeuvres de charité telles que l’Association des Dames du Calvaire créée par Jeanne Garnier en 1842, et d’autre part dans le mouvement des hospices anglais au début des années 1970 (Thominet 2015). Ce dernier, impulsé par Cicely Saunders, correspond à la création des premiers établissements de soins modernes consacrés entièrement à l’accompagnement des mourants, associant l’approche compassionnelle et charitable des hospices et des techniques médicales de pointe, notamment antalgiques (Moulin 2000). Cependant, ce déploiement prit du retard en France par comparaison avec les pays anglo-saxons, et ce n’est qu’en 1986 qu’une circulaire ministérielle posa le cadre du développement des soins palliatifs sur le territoire national. La première unité de soins palliatifs (USP) ouvrit à Paris en 1987, et la première équipe mobile de soins palliatifs (EMSP[1]) fut opérationnelle en 1989 (Zittoun 2015). Ce développement s’est réellement accéléré avec la loi du 9 juin 1999 qui définit les soins palliatifs[2] et inscrivit dans le code de santé publique le droit à l’accès aux soins palliatifs. Ensuite, la circulaire ministérielle du 19 février 2002 a défini les structures nécessaires à ce développement : USP, EMSP, lits identifiés soins palliatifs (LISP[3]) et réseaux de soins palliatifs. Selon la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs (SFAP), principale association et société savante de soins palliatifs en France, il y avait en 2019 en France (pour 67 millions d’habitants) : 157 USP, 426 EMSP, 2 EMSP pédiatriques et 17 équipes ressources régionales pédiatriques, 5 057 LISP répartis dans 825 établissements, 107 réseaux de soins palliatifs. Cette organisation répond à un choix (idéologique) de ne pas créer un secteur d’hospitalisation consacré aux mourants en multipliant des USP ou en créant des hôpitaux sur le modèle des hospices. Les autorités sanitaires ont préféré une diffusion de la démarche palliative dans l’ensemble du système de soins français par la création des LISP et des EMSP (Mino et Frattini 2007).

Selon le Comité consultatif national d’éthique (CCNE 2014), le droit à l’accès pour tous à des soins palliatifs n’est pas suffisamment respecté. L’annuaire des structures de soins palliatifs et des associations de bénévoles d’accompagnement de la SFAP met en évidence de fortes disparités régionales[4]. Le CCNE a rappelé avec insistance la nécessité de mettre fin au cloisonnement des soins palliatifs en les érigeant en soins de soutien autant qu’en soins de fin de vie afin de « développer une “culture” médicale et soignante conjuguant “curatif” et “palliatif” […] pour préserver la qualité de vie des personnes malades et de leur entourage » (ibid. : 24). Pourtant, l’introduction précoce de la démarche palliative dans le parcours de soins de malades atteints d’une maladie grave évolutive avait été préconisée dès 2002 dans les recommandations de la Haute autorité de santé[5]. Ces « soins palliatifs initiaux » (Krakowski et al. 2001) que les sociologues ont appelés « palliatif[s]-encore-thérapeutique[s] » (Baszanger 2002) ou encore « médecine de l’incurable » (Mino et Fournier 2008) devraient être dispensés par des équipes médicales de soins palliatifs au plus tôt lorsque le diagnostic d’incurabilité a été posé.

Dans la prise en charge médicale des cancers, malgré ces recommandations et les résultats d’essais cliniques démontrant l’intérêt pour les malades et leurs accompagnants d’une intégration précoce des soins palliatifs aux soins oncologiques standards dans les cancers évolués (Temel et al. 2010 ; Bakitas et al. 2015 ; Vanbutsele et al. 2018), les soins palliatifs seraient sous-utilisés ou entrepris trop tardivement dans le parcours de soins de ces patients en France (Vinant et al. 2017) comme dans d’autres contextes nationaux (Smith et al. 2012 ; Wentlandt et al. 2012). S’il existe de nombreux freins organisationnels, la littérature met l’accent sur les difficultés des oncologues à communiquer un pronostic ou une « mauvaise » nouvelle à leurs patients. Parmi ces difficultés, les professionnels de santé mentionnent de manière récurrente le fait que les soins palliatifs sont souvent associés à la phase terminale de la fin de vie dans les représentations des patients et de leur famille. De leur point de vue, cette représentation sociale est un obstacle à l’acceptation d’un recours aux services de soins palliatifs (Ward et al. 2009 ; Johnson et al. 2011 ; Charalambous et al. 2014 ; Sarradon-Eck et al. 2019). Cependant, les professionnels partagent aussi ces représentations qui viennent parfois renforcer l’idée que les patients et leurs aidants ont des soins palliatifs (Zimmermann et al. 2016).

En revanche, peu de travaux ont interrogé directement les représentations des patients et de leur famille. Des études qualitatives ont été conduites auprès de malades souffrant d’un cancer avancé dans des contextes nationaux différents : Brésil (Rugno et al. 2014), Irlande (McIlfatrick et al. 2014), Canada (Zimmermann et al. 2016) et Australie (Collins et al. 2017). Elles montrent une perception des soins palliatifs comme étant des soins de confort délivrés aux mourants, les espaces dédiés aux soins palliatifs étant perçus comme des lieux où les malades viennent mourir, ce qui provoque des réactions de peur et de rejet des soins palliatifs de la part des malades. Dans l’étude australienne, les soins palliatifs sont associés à des soins « diminués » (« diminished care ») qui restreignent les possibilités de traitement, le choix du malade et l’espoir (ibid.). Cependant, l’expérience des soins palliatifs modifie la perception préalable des malades qui en ont bénéficié. Ces derniers les conçoivent de manière plus positive comme des soins qui améliorent la qualité de vie (Rugno et al. 2014) et ils seraient favorables à une modification du qualificatif « palliatif » (Zimmermann et al. 2016).

Dès lors, il nous a semblé important d’examiner comment les malades atteints d’un cancer avancé et incurable et leurs aidants se représentent les soins palliatifs en France. À partir d’une étude qualitative effectuée auprès de ces personnes, cet article décrit leurs représentations des soins palliatifs. Dans une perspective d’anthropologie de la santé qui vise à produire des connaissances socioculturelles utiles à l’amélioration de la prise en charge des malades (Massé 1995), cet article présente une analyse de la construction sociale de ces représentations. Cette recherche a été proposée par les auteures pour mieux comprendre les obstacles au déploiement des soins palliatifs précoces. Elle ne répond pas à une demande médicale et ne défend pas la spécialité des soins palliatifs ; elle vise à mettre en lumière les incompréhensions sociales et professionnelles induites par le développement de cette spécialité médicale.

L’enquête

L’article s’appuie sur un corpus d’entretiens approfondis de type compréhensif (Kaufmann 1996) réalisés lors d’une enquête portant sur l’expérience des soins palliatifs par les patients et leurs aidants principaux[6]. Celle-ci visait, d’une part, à comprendre la situation singulière que constitue le fait d’être un aidant d’un patient présentant un cancer incurable et, d’autre part, à examiner les représentations, la compréhension, l’acceptation des patients et de leurs proches à l’égard des soins palliatifs lorsqu’ils sont introduits plus ou moins précocement dans le parcours de soins de ces patients.

La collecte de données a été effectuée en deux temps. Dans un premier temps, des entretiens ont été réalisés dans un département de la région Nouvelle-Aquitaine auprès de 19 aidants de malades atteints d’un cancer avancé, entre septembre et novembre 2016, par Eve Bureau-Point. L’accès à ces personnes a été facilité par des représentants d’équipes de soins palliatifs et d’associations ainsi que par l’accès de l’anthropologue à un réseau local d’interconnaissance.

La deuxième phase de collecte s’est déroulée en Région Sud entre novembre 2017 et février 2020. Trente-neuf entretiens ont été conduits par Aline Sarradon-Eck : vingt avec des malades atteints de cancers avancés, dix-neuf avec des individus désignés par les malades comme l’aidant principal ; dans quinze cas, l’entretien a été conduit avec des couples patient-aidant, soit séparément (10) soit de manière conjointe (5). Les répondants ont été rencontrés par l’intermédiaire des médecins de soins palliatifs de deux hôpitaux spécialisés dans le traitement du cancer.

Les entretiens ont été conduits avec toutes les précautions nécessaires dans ces situations douloureuses pour les malades et leurs proches afin de ne pas leur nuire. Si quelques aidants ont refusé l’entretien proposé, dans la grande majorité des cas malades et aidants ont répondu favorablement à notre demande et se sont saisis de l’espace de parole qui leur était offert, y compris lorsque le malade était en toute fin de vie.

Au total, nous avons réalisé des entretiens avec vingt patients (8 hommes et 12 femmes, âge médian : 69 ans) et trente-huit aidants (14 hommes et 24 femmes, âge médian : 60 ans). L’aidant interrogé était le conjoint (20 cas), un enfant (13 cas), un ami (2 cas), une mère, un oncle, une soeur. Même si tous les milieux socioprofessionnels ne sont pas représentés dans notre population d’enquête (populations migrantes, sans-papiers, personnes en situation de grande précarité), cette dernière rassemble une grande diversité de profils avec néanmoins une surreprésentation des professions et catégories professionnelles les plus favorisées.

En plus de ces entretiens et afin de parvenir à une compréhension approfondie de la situation des personnes interrogées et du contexte institutionnel dans lequel se décident les prises en charge, nous avons réalisé, d’une part, des observations d’évènements (salon des aidants, conférence grand public) et au domicile des personnes et, d’autre part, des observations des espaces de la décision médicale (réunions du service ou du personnel en soins palliatifs et en oncologie, consultations en soins palliatifs).

Nous avons procédé à une analyse thématique des entretiens (Blanchet et Gotman 2010). Dans cet article, seuls les thèmes relatifs aux représentations des soins palliatifs sont développés.

Ces soins mal connus

Parmi les aidants interrogés, plusieurs ne connaissaient pas l’existence des services spécialisés en soins palliatifs ni leur rôle avant que leur proche n’y ait recours[7]. Pour certains, les soins palliatifs sont destinés aux personnes en perte d’autonomie (« pour moi, les soins palliatifs correspondent à une personne […] qui a perdu beaucoup d’autonomie et qui est dépendante d’une autre personne » [aidant, 65 ans]).

Les unités de soins palliatifs peuvent être perçues comme des lieux « fermés », tels les services de réanimation ou de soins intensifs : « J’avais une représentation [des soins palliatifs] comme un endroit fermé où personne ne peut entrer, où on ne peut pas recevoir des visites […]. C’était le mouroir pour moi […]. J’imaginais des gens branchés… avec un masque, avec un masque à oxygène… » (Aidante, 58 ans.) Cet extrait montre la prégnance dans les représentations sociales de la mort à l’hôpital déshumanisée et technicisée, dont l’archétype est le décès en service de réanimation où le malade est intubé, entouré de machines et non de ses proches. Ainsi, paradoxalement, le manque d’expérience préalable des soins palliatifs conduit à leur assimilation par certaines personnes à une surmédicalisation de la fin de vie à laquelle les soins palliatifs se sont toujours opposés. En effet, le mouvement des soins palliatifs s’est construit contre la violence symbolique de la technicisation et de la déshumanisation du mourir à l’hôpital (Moulin 2000 ; Castra 2003) en proposant comme option alternative l’accompagnement, l’écoute, le soulagement de la souffrance dans ses dimensions physique, psychologique, sociale et spirituelle (Saunders 1967). Il s’est également construit contre la mort escamotée à l’hôpital (dissimulée au malade lui-même et souvent à ses proches) (Ariès 1975) et contre la mort sociale (abandon social et médical) que subissaient les patients en fin de vie (Glaser et Strauss 1965 ; Sudnow 1967) jusqu’à la fin des années 1980. L’objectif des acteurs des soins palliatifs a été de « resocialiser » la mort en permettant au mourant de maintenir le lien social avec ses proches et en accueillant malades et proches dans des lieux pensés en rupture avec l’hôpital (Castra 2003 ; Launay 2016).

Cependant, au premier abord, cette idée de faire face à la mort, en proposant une approche dite globale de la personne, est rarement présente dans les représentations des personnes interrogées[8]. Ainsi, dans les représentations, les soins palliatifs sont souvent réduits à l’accès à un traitement pharmaceutique de la douleur adapté :

Alors, il a dû rester à peu près une quinzaine de jours [en USP]… L’objectif, c’était de stabiliser la douleur qu’on n’arrivait pas à stabiliser parce qu’il avait effectivement des patchs [timbres] de morphine, mais beaucoup moins forts. Là, ils ont régulé ça différemment en commençant par augmenter les patchs pour voir un peu comment la douleur était supportable […]. En fait, la période où il est allé [en USP], c’était surtout une observation pour mettre en place le vrai traitement ; donc, quand ils ont mis le traitement et qu’ils se sont aperçus qu’effectivement il y avait, au niveau du confort, un léger mieux, ils nous ont proposé à ce moment-là de le ramener ici [au domicile].

Aidante, 71 ans

Les soins palliatifs, synonyme de mort imminente

Au défaut d’expérience préalable des soins palliatifs se superpose une relation étroite dans les représentations sociales entre soins palliatifs et soins de toute fin de vie. En effet, pour de nombreuses personnes interrogées, les soins palliatifs sont équivalents à la mort imminente, à la sédation ou à l’euthanasie : « […] en fait, ce qui nous a dérangées, c’était le terme palliatif, parce que, pour nous, c’était la fin de vie. […] On a été un peu paniquées, parce qu’on s’est dit qu’il ne restait que quelques mois… que deux, trois mois… […] On est à la fin- fin, au bout du rouleau ! » (Aidante, 43 ans.)

De plus, les unités de soins palliatifs sont perçues comme des mouroirs (« les couloirs de la mort »). En raison de cette perception, l’annonce d’un transfert dans une unité de soins palliatifs est parfois vécue comme traumatisante :

[15 jours avant le décès du malade, le] médecin nous a parlé d’un éventuel transfert à l’unité de soins palliatifs de P. […]. Pour moi, ç’a été… pour ma mère aussi, je pense, un choc, quand même, parce que le mot palliatif, je trouve, fait très peur, et est très négativement connoté, en France tout du moins. […] On rejette la fin de vie, on rejette la vieillesse, la maladie, la mort, l’éventualité de la mort à l’extérieur de notre domaine quotidien. […] Au fond de moi, c’est quelque chose que je ne voulais pas accepter, que je rejetais… Je pense que je gardais toujours un petit espoir que les choses s’améliorent.

Aidante, 58 ans

Tout en rappelant la thèse du « refoulement de la mort » dans les sociétés contemporaines occidentales (Elias 1987), cet extrait montre que l’annonce du recours aux soins palliatifs revient à annoncer la mort prochaine et « agit comme une sanction excluant de manière définitive les possibilités de rémission » (Foley 2012). Elle marque en quelque sorte la fin de l’espoir : « Et les soins palliatifs, c’est quoi, alors ? Quand c’est la fin, alors, qu’il n’y a plus rien à faire. […] Je m’étais dit que c’étaient les gens qui n’avaient plus d’espoir. » (Patiente, 75 ans.)

Pour certains malades et familles favorables au suicide médicalement assisté, les unités de soins palliatifs sont un lieu de sédation ou d’injection létale :

Je pensais que c’étaient des soins qui permettaient au patient de partir sereinement, un peu comme en Suisse[9] […]. Comme elle souffrait de plus en plus — des douleurs insupportables —, c’est elle qui a demandé [à aller en USP]. Elle voulait mourir […]. Ce matin, je lui ai demandé [au médecin de l’USP] : « Mais vous ne pouvez pas précipiter un petit peu ? » Il m’a dit : « Non, non. SI elle souffre, je ferai ceci. » Je le comprends. […] Pour moi, les soins palliatifs, [ça serait] le respect de ce que souhaite le patient […]. Elle aurait voulu partir il y a longtemps […]. Je ne pensais pas que ce serait comme ça. Petit à petit, elle ne s’alimente plus, elle ne boit plus et ça, je trouve que c’est inhumain.

Aidant, 70 ans

Cet extrait d’entretien avec un aidant alerte sur les difficultés de compréhension des objectifs des soins palliatifs qui peuvent être perçus comme une prolongation inutile de la vie du malade, voire une forme d’acharnement thérapeutique s’ils ne viennent pas mettre fin à sa vie. L’entremêlement, dans les représentations collectives, des soins palliatifs, du suicide médicalement assisté et de l’euthanasie, entre arrêt de la douleur et arrêt de la vie, s’inscrit en France dans des débats récurrents depuis le mouvement des soins palliatifs (Moulin 2000 ; Guienne 2010). Ces débats ont été réactivés dans les médias nationaux au moment de la première partie de notre enquête (2016), lorsque le législateur français examinait la réforme de la loi de bioéthique autorisant le malade à demander une sédation prolongée, tout en renouvelant l’interdiction du suicide médicament assisté et de l’euthanasie.

Performativité du mot palliatif

En raison de la représentation des soins palliatifs comme des soins de toute fin de vie, l’annonce du recours aux soins palliatifs est dans certains cas vécue comme « violente » par le malade et sa famille, comme l’illustre le récit suivant :

Elles sont arrivées toutes les deux dans la chambre, elles se sont présentées comme étant docteure et infirmière des soins palliatifs. Et elles ont demandé à ma soeur [la malade] si elles pouvaient parler devant nous […]. Et là, ç’a été d’une violence inouïe. Elles lui ont dit : « Bon, bien, écoutez, vous savez que vous avez fait hier et ce matin une crise, des crises qui se rapprochent, qui sont de plus en plus violentes… Je pense que vous avez conscience que, au bout d’un moment, on ne pourra plus les gérer. Qu’est-ce que vous en pensez ? » Alors… je ne sais plus trop les termes exacts, mais je me souviens de cette entrée en matière, et donc ma soeur s’est fermée là : « Qu’est-ce que vous voulez que je pense […] ? Qu’est-ce que vous me racontez ? Je ne comprends pas ce que vous voulez dire. » Elles se sont tournées vers nous en nous demandant si quelqu’un parmi nous voulait parler avec elles dans le couloir… Je trouve ça… mais scandaleux ! Les soins palliatifs — avec la représentation qu’on peut avoir des soins palliatifs ! Elles ne se rendent pas compte, c’est inouï ! […] Moi, j’étais en face d’elle [la malade] et je lui dis : « C’est hors de question d’aller discuter avec elles. » […] J’ai renvoyé la violence qui nous était faite en leur disant qu’il était hors de question pour moi d’aller discuter avec elles dans le couloir […]. Et puis elles sont sorties de la chambre […], elles ont dit à ma soeur : « On reviendra demain matin »… Je trouve ça… insupportable. « On reviendra », c’est-à-dire vous êtes dans votre lit, vous n’avez pas la possibilité de refuser, on vous impose notre présence sans expliquer quoi que ce soit parce que les soins palliatifs, si on nous avait expliqué en quoi ça consistait, peut-être qu’on aurait eu une approche différente aussi. Et, en plus, moi, ce qui m’a profondément choquée, c’est que ma soeur n’avait pas conscience de la gravité de son état et elle se battait et elle était persuadée qu’elle allait… Et on vient lui dire : « Ben écoutez, madame, c’est terminé ; maintenant on vous amène aux soins palliatifs, et voilà. » […] Le soir même, le pneumologue qui la suit est venu et… heureusement il a rattrapé [le coup]. Lui avait beaucoup de délicatesse, il a rattrapé tout ça en disant à ma soeur : « [C’]est pas parce que on vous met aux soins palliatifs qu’il n’y a plus [rien] à faire… »

Aidante, 58 ans

La patiente a refusé d’aller dans une unité de soins palliatifs, et elle est restée dans le service de pneumologie où elle avait été soignée pour son cancer du poumon. L’aidante interrogée a confié qu’elle regrettait cette décision de sa soeur. Un professionnel de la santé qui se souvenait de cette situation expliquait que ce choc relié à l’annonce du recours aux soins palliatifs était lié à un « déni » de la gravité de la maladie. Mais ce cas illustre également le pouvoir performatif du mot palliatif qui vient se substituer à l’annonce du pronostic de la maladie : annoncer le recours aux soins palliatifs, ce n’est pas seulement annoncer un malheur (la fin de vie), c’est provoquer ou précipiter ce malheur.

La performativité du mot palliatif est aussi présente dans les pratiques des professionnels de la santé. Dans une enquête que nous avons réalisée auprès d’oncologues exerçant dans l’hôpital où a été soignée une partie des répondants, les médecins interrogés percevaient l’annonce d’un recours précoce aux soins palliatifs (c’est-à-dire pour les personnes qui n’étaient pas en toute fin de vie) comme une « violence » à l’égard des patients (Sarradon-Eck et al. 2019). Dès lors, comme d’autres travaux l’ont montré auparavant (Mino et Fournier 2008 ; Legrand 2012), ils développent des stratégies sémantiques d’évitement du mot palliatif, préférant parler de « soins de support », de « soins de confort », de « traitement de la douleur » (Sarradon-Eck et al. 2019) ou encore, notamment en pédiatrie, d’« équipes-ressources ».

Outre le pouvoir performatif du mot palliatif, la plupart des oncologues ont aussi une définition négative des soins palliatifs (c’est-à-dire par ce qu’ils ne sont pas, ils n’ont pas vocation à guérir). Ils adressent leurs patients aux spécialistes des soins palliatifs lorsqu’ils n’ont plus de traitements actifs du cancer à proposer. Ils reprennent ainsi la définition des soins palliatifs que donnait Thérèse Vanier, pionnière de ces soins dans les années 1970, qui est encore régulièrement citée dans les formations et les manuels de soins palliatifs : « tout ce qui reste à faire quand il n’y a plus rien à faire » (d’Hérouville 2014). Si cette définition avait l’ambition de lutter contre l’abandon médical et social des malades en fin de vie, elle fige la représentation des soins palliatifs comme des soins de derniers recours et ne permet pas de les concevoir comme des soins complémentaires aux soins actifs du cancer (Sarradon-Eck et al. 2019). Elle contribue à un retard dans l’orientation des malades vers des soins palliatifs spécialisés, comme nous avons pu le constater lors de nos observations de réunions de service, notamment lorsque les pratiques médicales sont influencées par la « valeur sociale » du malade (Glaser et Strauss 1968) (par exemple des patients jeunes ou ayant de jeunes enfants) ou sa valeur symbolique lorsqu’il existe un attachement singulier de l’équipe médicale à un malade (par exemple lorsqu’il est suivi depuis de nombreux mois ou années par la même équipe). Ainsi, dans un service d’oncologie, nous avons été témoins de discussions soutenues concernant la décision d’arrêter les traitements actifs et de recourir à l’équipe de soins palliatifs relativement à un homme de vingt-cinq ans atteint d’un cancer échappant aux traitements curatifs et qui était père depuis seulement une semaine. Les oncologues du service interrogés par la suite ont tous évoqué cette situation et la difficulté, voire la souffrance, à prendre cette décision en raison de la jeunesse du patient et de sa paternité nouvelle. Si, dans ce cas, la décision n’a été différée que de quelques jours, dans d’autres services les oncologues ne dirigent pas ou très peu leurs patients vers les équipes de soins palliatifs, estimant qu’il leur incombe de fournir à leurs patients tous les soins dont ils ont besoin, y compris les soins de fin de vie. Ces praticiens, qu’un médecin interrogé a appelés les « onco-solos », éprouvent des difficultés à travailler avec les équipes de soins palliatifs. La division du travail entre oncologues et médecins de soins palliatifs ne semble pas encore stabilisée dans les pratiques des oncologues français comme nous l’avons observé précédemment (Sarradon-Eck et al. 2019).

Découvrir in situ les soins palliatifs

La rencontre avec les équipes ou services de soins palliatifs et l’expérience de l’accompagnement du malade et de ses proches transforment en profondeur les représentations que patients et aidants se faisaient des soins palliatifs, au point que certains aidants ont regretté que les soins palliatifs n’aient pas été intégrés plus tôt dans le parcours de soins de leur proche malade :

Dès la déclaration [découverte] du cancer, il aurait dû être mis en lien avec les soins palliatifs […]. Quasiment à chaque fois qu’on les appelle, c’est déjà trop tard. Alors que les soins palliatifs, ce n’est pas juste l’accompagnement fourni, c’est aussi le traitement de la douleur pour les gens qui sont en cours de chimiothérapie […]. Et si on nous avait mis au courant du contexte des soins palliatifs bien avant, tout au début, mon père, ça lui aurait permis de pouvoir vivre, parce que les derniers mois, ç’a été une catastrophe.

Aidant, 26 ans

Maintenant que je sais ce que c’est que les soins palliatifs, je me dis que, à un moment donné dans le parcours de ces deux ans de galère, on a peut-être loupé quelque chose […]. Bon, ici, j’ai bien compris, ils ne soignent pas : ils apaisent. Ce qui est encore totalement différent. Mais dans son parcours, quand elle avait des douleurs ou des angoisses, les moments où ça allait pas bien, le service de soins palliatifs [aurait été indiqué].

Aidant, 55 ans

La plupart des malades et aidants adhèrent aux valeurs qui sous-tendent les pratiques en soins palliatifs associant écoute et disponibilité, réponses concrètes en matière de soins de confort et de soulagement des symptômes, et pluridisciplinarité des équipes : « Le docteur C. est très disponible : on peut l’appeler à tout moment, elle est là pour répondre. Ça, c’est formidable — aussi bien par téléphone que par SMS. Vraiment, c’est un soutien important […], ce contact est très important. […] C’est un plus, et je ne le regrette pas. » (Patient, 67 ans.)

Les témoignages montrent également que ces soins permettent de libérer la parole en abordant plus ouvertement la fin de vie et la mort, les souhaits et les préférences, en permettant ce que Barney Glaser et Anselm Strauss (1965) nommaient une « conscience ouverte » :

Il a beaucoup parlé, je sais, avec toute l’équipe : avec les infirmières, avec les médecins et… et ça a permis de libérer des choses. En plus ils lui ont mis un traitement anxiolytique parce qu’il était très angoissé, il pleurait beaucoup […]. Ce traitement a fait qu’il est plus apaisé et qu’il arrive à formuler des choses même avec moi et à parler et à dire ce qu’il veut, ce qu’il ne veut pas.

Aidante, 65 ans

L’organisation des soins palliatifs offre un cadre rassurant aux malades — l’un d’eux comparait les membres de l’équipe à « des anges gardiens » — mais aussi aux familles, qui accèdent par ces soins à des temps de répit et de repos. Les malades et les familles mesurent la qualité des soins des unités de soins palliatifs et leur valeur ajoutée par comparaison avec les services de soins « curatifs » :

À l’hôpital [au service d’oncologie], pendant deux semaines, il s’est fait laver une fois, je crois […]. Il pouvait pas se laver les dents […]. C’est pas correct, quoi. Aux soins palliatifs, ils avaient un endroit spécial avec une espèce de baignoire qui faisait des bulles. Il a eu le droit à ça deux fois et il a dit : « C’est juste énorme. » Ça le détend, ça masse les muscles et c’était super agréable. Les infirmières, elles étaient juste adorables avec lui. […] Par rapport au dîner ou au déjeuner, à l’hôpital, c’est telle heure : si tu rates l’heure, tu ne manges pas. Alors que là [en USP], c’est : « T’as pas envie de manger tout de suite ? C’est pas grave ; dans une heure ou une demi-heure, on repasse voir si vous voulez manger ou pas » […], et le plat était quand même chaud… […] Il n’y a pas d’heures de visite alors qu’à l’hôpital tu as des heures de visite, tu ne peux pas aller comme tu veux. Là, on pouvait partir en plein milieu de la nuit ; ils nous ont laissé une chambre à disposition, donc ça veut dire que sa mère a pu dormir quelques nuits avec lui, sa fille [aussi]… Enfin, pour lui dire au revoir, en gros ; donc elles ont pu dormir là-bas aussi… On avait le droit de ramener à manger, on avait le droit de ramener des choses, des CD, on avait un mur avec un petit cadre : on pouvait mettre ce qu’on voulait. Du coup, on a ramené des photos pour qu’il soit un peu moins seul et qu’il voit un peu tout le monde […]. Ils avaient des couleurs vives aux murs, c’était plus chaleureux. Les gens étaient souriants […]. Et je pense qu’effectivement, si mon père avait connu ça avant, il aurait pu gérer plus facilement sa douleur et ses désagréments… Il aurait pu beaucoup plus profiter de ses derniers instants.

Aidant, 26 ans

Cet extrait illustre le fait que la plupart des malades et leurs proches interrogés apprécient les efforts que les unités de soins palliatifs déploient pour apprivoiser la mort et transformer ces unités en « lieux de vie », où toutes les formes de sociabilité sont favorisées (chambres privées et chaleureuses, accueil permanent des familles, salons pour les familles, etc.), où les soins sont adaptés à chacun, grâce à la qualité d’écoute et à la disponibilité des membres de l’équipe. Dans la culture palliative, cette attention marquée par les manières de faire et de dire, proches du maternage[10] (Déchaux 2002), vise à maintenir la vie sociale du mourant et sa qualité de vie jusqu’à son dernier souffle afin de lui assurer une « bonne mort » accompagnée, et soutenue, par des mots et des gestes (Castra 2003).

Conclusion

Nos matériaux montrent que le mot palliatif est surchargé de sens, un sens qui se déplace, allant d’une connotation négative à une conception plus positive lorsque les malades et les aidants font l’expérience de la prise en charge par une structure de soins palliatifs. Mais pourquoi cette équivalence entre soins palliatifs et mort imminente perdure-t-elle aujourd’hui, en France comme dans d’autres pays, malgré la diffusion, certes lente, d’une « culture palliative » ? Comme toute représentation sociale, elle est façonnée, nourrie et renforcée par les relations que les individus entretiennent avec l’institution de soins et ses acteurs, tout comme l’expérience des malades et de leurs aidants.

Comme nous l’avons rappelé en introduction, le mouvement palliatif, apparu il y a près de quarante ans, s’est développé en France et dans les autres sociétés occidentales à partir du mouvement des hospices pour humaniser le mourir. Portés par leur valeur chrétienne d’acceptation de la mort (Moulin 2000), les pionniers du mouvement palliatif ont développé une idéologie de la « bonne mort » sans souffrance, en pleine conscience et entourée, en promouvant l’accompagnement du mourant comme une voie alternative à la surmédicalisation de la fin de vie, à l’acharnement thérapeutique et à l’euthanasie (Moulin 2000 ; Déchaux 2002 ; Castra 2003 ; McNamara 2004). Dans les représentations sociales, l’association des soins palliatifs à la mort imminente peut également être influencée par les débats publics passés et contemporains autour de la question du suicide assisté et de l’euthanasie (DelVecchio Good et al. 2004), qui ont été particulièrement vifs en France ces deux dernières décennies (Guienne 2010). En effet, en dehors des conflits de valeurs politiques (ibid.), philosophiques et religieuses, les opposants au suicide assisté et à l’euthanasie — notamment la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs[11] — mobilisent l’argument du « bien mourir » mis en oeuvre par les soins palliatifs (Moulin 2000). Les deux mouvements (palliatif et pro-euthanasique) contribuent à replacer les questions de la mort et du mourir sur la scène sociale (ibid.), mais aussi à figer la représentation sociale des soins palliatifs comme des soins de fin de vie.

Par ailleurs, ces représentations sont influencées par les pratiques médicales telles que le recours, souvent tardif, aux équipes de soins palliatifs lorsque les soins actifs du cancer n’ont plus d’efficacité pour freiner ou stabiliser la maladie. Ce sont alors dans les dernières semaines de vie, voire dans les derniers jours, que les patients sont confiés aux soins palliatifs, renforçant la représentation de soins terminaux. Les représentations sociales sont aussi influencées par les interactions avec les professionnels des soins palliatifs qui pratiquent des approches disparates de ces soins. En effet, une partie du secteur professionnel des spécialistes de ces soins a adopté une position pragmatique par rapport à la connotation négative de ces soins palliatifs. Sans aller jusqu’à renommer leur secteur « soins de support » comme l’ont fait leurs collègues américains de l’Anderson Cancer Center (Dalal et al. 2011), plusieurs spécialistes des soins palliatifs rencontrés au cours de notre enquête associent les « soins de support » aux « soins palliatifs » dans la désignation de leur service (Sarradon-Eck et al. 2019). Cette stratégie sémantique, mais aussi pratique, participe au brouillement du sens des soins palliatifs et de leurs objectifs puisque certains médecins ne parlent pas toujours ouvertement de soins palliatifs à leurs patients.

Cependant, cette représentation pourrait se transformer, du moins à l’échelle des professionnels de santé, avec l’institutionnalisation d’une médecine palliative. En effet, les soins palliatifs ont longtemps (et parfois encore aujourd’hui) occupé une position dépréciée dans la hiérarchie de prestige des centres hospitaliers universitaires (Castra et Schepens 2015), notamment en raison de leur fonction « d’accompagnement » des mourants. Cette fonction d’accompagnement, mal connue des autres spécialités médicales, est rabaissée à l’activité de « tenir la main » du malade et sous-estimée en raison de son manque de référentiels scientifiques (Sarradon-Eck et al. 2019). La spécialisation progressive des enseignements universitaires[12] et la création d’une filière universitaire en 2013[13] visent une plus grande légitimation sociale des soins palliatifs, en permettant d’améliorer la qualité de vie et le confort du malade assez tôt dans la trajectoire de maladie.