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Ambitieux programme que celui de Jean-Michel Beaudet, professeur d’ethnomusicologie à l’Université Paris Nanterre, qui rassemble quatre décennies de travaux et de « souvenirs sonores » dans un ouvrage. En deux cents pages, Jouer, danser, boire. Carnets d’ethnographies musicales remonte jusqu’en 1972, suit les cours d’eau de l’Amazonie et les méandres de l’histoire chez les Kanak en quête d’indépendance. Nous naviguons volontiers avec lui le long de rivières ou de ses rencontres pour jouer, danser et boire.
L’ouvrage propose un parcours à travers le temps et les différents terrains de l’auteur. Chacun des cinq chapitres s’ouvre sur une carte et traite d’un espace, en un nombre variable de sections (entre cinq et vingt-quatre) : le Brésil central (de 1975 à 1978 ; p. 17-33), les Guyanes (de 1974 à 2011 ; p. 35-80), la Nouvelle-Calédonie/Kanaky (de 1984 à 1986 ; p. 83-109) et la Bolivie (de 1992 à 2003 ; p. 111-135). Seul le dernier chapitre (p. 137-163) possède une unité thématique, autour de la danse. Des illustrations variées ponctuent le propos ; on y voit en nuances de gris des photos des lieux, rituels et personnes évoqués, de documents ou d’une page de son carnet. Une annexe de quatre pages présente ces « expériences sensibles mélangées » de l’Amérique latine que constituent les formes musicales et chorégraphiques. Parus dans la collection « En temps & lieux » des Éditions de l’EHESS, ces Carnets ont un format compact et une couverture souple ; l’indexation variée facilite également la prise en main.
En introduction, Beaudet expose sa vision de l’ethnologie qui, plutôt que de « traiter » d’objets ou de gens, « crée un discours avec des gens ». Au fil de ses rencontres avec des A’uwẽ-Shavante et des Tikmũ’ũn-Mashakali au Brésil, des Wayãpi et des Kali’na en Guyane, des Parikwene de l’Oyapock, des Ese Eja en Bolivie et des Kanak, il déroule le fil de souvenirs où sensualité et plaisir tiennent une place de choix. Les scènes quotidiennes font entendre des rires ou la pluie sur l’imperméable d’un enfant ou voir la technique du corps exercée par une jeune fille rejetant ses cheveux en arrière sans les toucher. La syntaxe bousculée dit l’urgence lors de la chasse, le rythme de la rue. Au-delà d’effets de réel exemplifiant les échanges verbaux et l’expérience de terrain, ces descriptions sont autant d’éléments qui permettent de plonger dans l’ouvrage avec tous les sens et parfois avec poésie.
S’il souhaite « ouvrir une anthropologie du plaisir » (p. 13) et souligne l’articulation de la boisson et des pratiques sociales musicales, l’auteur évoque aussi une dimension politique : il y a une « nécessité politique de l’ivresse » commune (p. 51) qui résoudrait les situations asociales. La réunion de boissons offre aussi le cadre pour jouer et l’interdiction de l’alcool a un impact direct sur les productions musicales collectives.
Chaque évocation apparaît dans les chapitres en vertu d’une cohérence thématique plutôt que chronologique : le titre, bref, est précédé du lieu et de la date. Ainsi, un souvenir en appelle parfois un autre, antérieur, ou bien un « instantané » sollicitant nos sens s’immisce entre deux paragraphes plus réflexifs. Il semble que ce soit l’intérêt majeur de ces Carnets : rédigés à partir de 2010, ils font le récit d’événements passés à la lumière de la distance du présent. Le procédé n’est pas seulement habile d’un point de vue littéraire ; il permet également, par le jeu entre le temps du récit et celui de la narration, des effets de grossissement différents.
L’intérêt de cette écriture presque itérative est également à souligner pour une lecture « méthodologique » de l’ouvrage, qui présente en effet des aspects très concrets du travail de Beaudet. Qu’il s’agisse des contacts avec les artistes et chamanes, de l’enregistrement ou de la gestion des relations humaines, l’auteur décrit ses expériences sans occulter les moments moins agréables, les maladresses, et explique rétrospectivement à quel point ses informateurs lui ont appris son métier. Ses Carnets sont donc précieux pour le public étudiant mais le format, la diversité des situations décrites et le rythme enlevé les rendent accessibles à tous.
Évoquant au fil des pages les relations complexes entre populations locales, représentants et présence institutionnelle étatique (Brésil, France), l’ouvrage se clôt sur une réflexion au sujet de la pression exercée par la colonisation et du « tamisage » qu’opère celui qui témoigne de modes de vie autres. Sans nul doute, Beaudet le fait avec une grande honnêteté, partageant ce faisant ses propres émotions et questionnements avec le lecteur. Un plaisir !