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L’impact que peuvent avoir les politiques publiques sur le terrain anthropologique est indéniable. Peu importe le thème et le milieu de la recherche, il est plus que probable que les effets de ces politiques soient apparents, même si les anthropologues sont souvent mal outillés pour pleinement prendre en compte cette réalité dans leurs travaux. Dans l’ouvrage collectif Policy Worlds. Anthropology and the Analysis of Contemporary Power, Cris Shore, Susan Wright et Davide Però s’attaquent à cet angle mort de la discipline en proposant une réflexion d’ordre tant théorique que méthodologique sur l’étude anthropologique des politiques publiques. Leurs réflexions sont appuyées par les travaux de quatorze autres auteurs provenant de près d’une dizaine de pays et ayant tous un parcours de recherches sur les politiques publiques étoffé.
Dans Policy Worlds, les politiques publiques sont conçues comme des processus pouvant servir à camoufler des objectifs subjectifs, idéologiques et, jusqu’à un certain point, irrationnels, malgré leur apparence d’objectifs rationnels, collectifs et universalisants. Cependant, les politiques publiques ne sont pas la simple matérialisation des intérêts de ceux qui les mettent sur pied, selon la perspective des auteurs. Ceux-ci conçoivent les politiques publiques comme des phénomènes performatifs et constamment contestés au sein de « policy worlds », c’est-à-dire au sein des univers de sens et de pouvoir que crée la mise en oeuvre d’une politique publique, dans lesquels des acteurs, des concepts et des technologies entrent en interaction de façon à créer, à consolider ou à transformer des rationalités de gouvernance et des régimes de savoirs et de pouvoir (p. 2). Les auteurs proposent une conceptualisation « démocratique » (p. 21) des politiques publiques en vertu de laquelle, bien qu’ils puissent être positionnés inéquitablement dans le cadre de rapports de pouvoir, les sujets touchés par les politiques publiques possèdent tous l’agencéité nécessaire pour contribuer à la transformation des policy worlds dans lesquels ils sont plongés (p. 21). Ce va-et-vient entre les instances du pouvoir mettant sur pied les politiques publiques et les actions de résistance qui leur sont opposées constitue un aspect majeur de l’anthropologie des politiques publiques telle qu’elle est présentée dans l’ouvrage (p. 224).
En plus d’offrir des réflexions théoriques intéressantes au point de vue anthropologique, Policy Worlds présente d’importants apports méthodologiques. En centrant leurs recherches sur des processus, les auteurs proposent une redéfinition du concept de « terrain » en préconisant le studying through. S’inspirant de la désormais célèbre formulation de Laura Nader (1972), « studying up », le studying through consiste en une anthropologie multisite retraçant les connexions des politiques à différentes échelles sociales (p. 11, 125). En fonction de ce caractère multisite, Susan Wright propose que le concept de « terrain » soit repensé. Elle suggère de différencier les concepts de « terrain » et de « site » : si le terrain comporte l’ensemble des personnes, des actions et des institutions potentiellement pertinentes pour l’étude, alors les sites doivent être déterminés par le chercheur à l’intérieur de ce terrain pour lui permettre de jeter un éclairage sur les processus étudiés (p. 28).
Les différents apports théoriques et méthodologiques de Policy Worlds sont développés au sein des trois parties du livre. Dans la première, il est question de la manière dont les politiques publiques connectent différents lieux sociaux, et surtout différentes échelles (locales, nationales, internationales etc.), révélant ainsi les diverses façons dont le pouvoir opère au sein des systèmes politiques très larges, dans lesquels les politiques publiques circulent. Dans la deuxième partie de l’ouvrage, il est question de la façon dont le travail anthropologique sur des manifestations locales de l’application de politiques publiques permet de poser un regard fin sur les impacts qu’ont les modifications des structures de gouvernance sur la vie des individus et des groupes. La troisième partie du livre porte, quant à elle, sur les différentes manières de négocier les politiques publiques. Il y est question du dialogue qui existe entre l’imposition des structures de pouvoir et les contestations sociales qui en découlent. Chacune de ces sections est d’abord théorisée par l’un des trois codirecteurs de cet ouvrage pour ensuite être exemplifiée par des études de cas abordant une variété impressionnante de contextes sociopolitiques, allant de la réforme de l’aide sociale au Mexique au système de pensions pour aînés en Suède, en passant par l’étude du rôle des services secrets anglais durant la guerre d’Irak.
Policy Worlds représente donc une contribution majeure à l’anthropologie politique en systématisant un champ de recherches qui interpelle de plus en plus les anthropologues. Si l’ouvrage constitue un apport important à l’anthropologie, sa contribution ne se borne cependant pas aux frontières de la discipline. En effet, bien que les anthropologues puissent y découvrir un contenu théorique et méthodologique d’une pertinence certaine, tout chercheur s’intéressant aux politiques publiques pourra y trouver une inspiration.
Appendices
Référence
- Nader L., 1972, « Up the Anthropologist. Perspectives Gained from Studying Up » : 284–311, in D. Hymes (dir.), Reinventing Anthropology. New York, Pantheon Books, consulté sur Internet (https://www.dourish.com/classes/readings/Nader-StudyingUp.pdf), le 15 mai 2018.