Abstracts
Résumé
Cet article fait suite à une recherche menée à Montréal entre 2011 et 2015 avec des femmes et des féministes musulmanes de différents profils sociologiques. Dans un contexte où l’on parle beaucoup d’elles, mais rarement avec elles, je me suis intéressée à comprendre et à situer les mobilisations militantes des femmes et féministes musulmanes à partir de leur propre point de vue. En m’inscrivant dans une démarche féministe postcoloniale et en adoptant la perspective des chercheurs de l’entre-deux qui écrivent « contre la culture » (Abu-Lughod 1991), je propose de rendre compte des praxis qui constituent la subjectivation féministe musulmane dans le contexte québécois. Cette subjectivation se révèle par des discours complexes où il n’est pas question de choisir ni entre islam et féminisme, ni entre « Orient » et « Occident ». L’islam est vécu comme un ensemble de techniques de soi qui structure la conscience féministe musulmane et qui se traduit à travers des praxis islamiques et antiracistes. Si la plupart des répondantes s’entendent pour penser le féminisme comme une lutte pour la justice sociale, leurs orientations politiques sont plurielles et non homogènes. Cela dit, face à l’objectivation et à l’islamophobie genrée, il s’agit de voir que la subjectivation féministe musulmane articule des résistances où l’islam est vécu comme une source de soi émancipatrice.
Mots-clés :
- Benhadjoudja,
- subjectivation,
- objectivation,
- femmes musulmanes,
- féminisme musulman,
- islam,
- islamophobie,
- antiracisme,
- études postcoloniales
Abstract
This article is based on research led in Montreal between 2011 and 2015 with Muslim women and Muslim feminists from different backgrounds. I this research, I have been interested in understanding and situating mobilizations of Muslim women from their own point of view. By adopting a postcolonial feminist approach writing « against culture » (Abu-Lughod 1991), I explored feminist subjectivation of Muslim women in Quebec. This subjectivation provides complex discourses with no contradiction between Islam and feminism or « Orient » and « Western ». Islam is experienced as a complex set of self-techniques that structures the Muslim feminist consciousness through Islamic and anti-racist praxis. While most respondents agree that feminism is a struggle for social justice, their political orientations are diverse and non-homogeneous. However, in a context of objectification and gendered Islamophobia, Islam is experienced as an emancipatory source of self.
Keywords:
- Benhadjoudja,
- Subjectivication,
- Objectivation,
- Muslim Women,
- Muslim Feminism,
- Islam,
- Islamophobia,
- Antiracism,
- Postcolonial Studies
Resumen
Este artículo se desprende de una investigación realizada en Montreal entre 2011 y 2015 con mujeres y feministas musulmanas de diferentes perfiles sociológicos. En un contexto en el cual se habla mucho de ellas, pero raramente con ellas, me he interesado en comprender y situar las movilizaciones militantes de mujeres y feministas musulmanas a partir de su propio punto de vista. Inscribiéndome en un planteamiento feminista post-colonial y adoptando la perspectiva de las investigadoras del interludio que escriben « contra la cultura » (Abu-Lughod 1991), propongo dar cuenta de las praxis que constituyen la subjetivación feminista musulmana en el contexto quebequense. Esta subjetivación se revela en discursos complejos en donde no se trata de elegir entre islam y feminismo ni entre « Oriente » y « Occidente ». El islam es vivido como un conjunto de tecnologías del yo que estructuran la consciencia feminista musulmana y que se traducen a través de praxis islámicas y anti-racistas. Si la mayoría de las entrevistadas coinciden en pensar el feminismo como una lucha por la justicia social, sus orientaciones políticas son plurales y no homogéneas. Dicho esto, ante la objetivación y la islamofobia de género, se trata de ver que la subjetivación feminista musulmana articula resistencias en donde el islam es vivido como una fuente del yo emancipador.
Palabras clave:
- Benhadjoudja,
- subjetivación,
- objetivación,
- mujeres musulmanas,
- feminismo musulmán,
- islam,
- islamofobia,
- antirracismo,
- estudios post-coloniales
Article body
Introduction : Can the Subaltern Speak ?
De manière un peu provocante, Gayatri Spivak posait la question « Can the subaltern speak ? » dans son célèbre article publié en 1988. L’auteure y relate l’histoire d’un suicide à Calcutta en 1926 : Bhuvaneswari Bhaduri, une jeune femme indienne, se donne la mort. Pour plusieurs, ce suicide est expliqué par le rituel du sati – un rituel indien qui veut qu’une femme se suicide pour suivre son défunt mari en se jetant dans les flammes de son bucher funéraire. Or, comme cette jeune femme n’était pas mariée, on a supposé qu’elle avait une relation amoureuse illégitime. Plus tard, l’enquête de Spivak a montré que les interprétations entourant ce suicide étaient erronées et ancrées dans des représentations coloniales des femmes indiennes. En fait, contrairement aux rumeurs entourant sa mort, Bhaduri n’était pas cette femme brune soumise et aliénée par sa culture. Au contraire, elle était engagée dans la lutte armée pour l’indépendance de son pays, et n’ayant pas pu accomplir sa mission d’un assassinat politique, elle s’était suicidée. Ainsi, par les représentations dont elle a fait l’objet, Bhuvaneswari Bhaduri a été subalternisée par l’effacement de son agentivité et l’invisibilisation de sa subjectivation politique, ce qui a donc fait dire à Spivak que les subalternes ne peuvent pas parler (Spivak 1988 : 308). Les questions que pose Spivak se sont retrouvées au coeur des critiques soulevées par d’autres femmes racisées, minorisées et subalternisées dans le contexte colonial et postcolonial. Elles donnent à voir l’intime relation entre les politiques de représentation (politics of representation) et les rapports de pouvoir qui subalternisent certains groupes. Cette subalternisation ne se limite pas tant dans une confiscation de la parole que par une incapacité à entendre cette parole. En effet, bien des femmes dites du Sud parlent, agissent et participent, mais la lentille (post)coloniale par laquelle elles sont écoutées ou observées déforme leurs discours, souvent à la faveur des clichés orientalistes.
Pas très loin de nous au Québec et ailleurs en Europe, cette subalternisation sous-tend également les enjeux relatifs à la prise de parole des femmes musulmanes en tant que sujets politiques. De nombreux débats et controverses ont cours depuis plus de quinze ans, qui posent les femmes musulmanes (surtout leurs corps) comme un problème social majeur pour les démocraties occidentales, la sécularisation et la laïcité, alors que leurs voix y sont rarement entendues selon elles. Ces débats sur l’islam ont été l’occasion, comme le décrit Sirma Bilge, d’une « gouvernementalité racialisée » permettant de remettre en cause la légitimité des musulmanes et des musulmans comme sujets dans la nation (Bilge 2012, 2013). Les controverses autour du corps des musulmanes (port du foulard, affaire du burkini, crimes d’honneur, etc.) sont telles qu’elles sont sans cesse victimisées et que leur agentivité est constamment remise en cause. On voit alors à l’oeuvre une rhétorique où le groupe majoritaire se considère garant de « l’émancipation » des femmes musulmanes, marquant ainsi sa supériorité civilisationnelle (Scott 2007 ; Thobani 2007b ; Abu-Lughod 2013 ; Bilge 2013). Or, lorsque les femmes musulmanes se mobilisent en tant que femmes musulmanes dans la société civile, c’est-à-dire en ne renonçant pas à leur identification à l’islam, leur subjectivation politique est soit ignorée, soit transformée en une menace. En effet, leur agir politique est perçu comme un signe « d’islamisation » de la société ou un retour (à comprendre comme un danger) du religieux, et comme un recul pour les acquis féministes. Et lorsqu’elles portent le foulard, en particulier, les femmes musulmanes sont représentées par des figures paradoxales ancrées dans l’imaginaire orientaliste colonial (Said 1978 ; Yeğenoğlu 1998). D’une part, elles sont des corps à sauver de l’islam et les victimes d’une fausse conscience (Abu-Lughod 2013) ; d’autre part, elles deviennent le symptôme du péril menaçant la démocratie, du danger de l’immigration et de « l’invasion musulmane » (Razack 2008 ; Zine 2012 ; Bilge 2013).
Cet article fait suite à une recherche sociologique, empruntant une méthodologie par théorisation ancrée, menée à Montréal entre 2011 et 2015 avec des femmes et des féministes musulmanes de différents profils. Dans un contexte où l’on parle beaucoup d’elles, mais rarement avec elles, je visais à comprendre et à situer la praxis des mobilisations militantes des femmes et féministes musulmanes à partir de leur propre point de vue. En m’inscrivant dans une démarche féministe postcoloniale, mon approche veut reconnaître le singulier, le particulier, où les femmes musulmanes sont les sujets de leur propre histoire. Pour ce faire, j’adopte la perspective des chercheurs de l’entre-deux qui écrivent « contre la culture » (Abu-Lughod 1991), loin des cloisonnements de sens et de pratiques que la notion de culture peut contenir. Je reprends à mon compte cette idée de Lila Abu-Lughod et je suggère d’écrire « contre la religion », de manière à déconstruire cette catégorie pour voir au-delà de la religion. Autrement dit, l’islam n’est pas considéré à travers une catégorisation stable ou prédéfinie, mais il est appréhendé comme expérience et donc nécessairement fluide et singulier. Je ne m’attache alors ni à délimiter ce que constituent l’islam et ses pratiques, ni à rendre compte de la religiosité des répondantes, mais m’intéresse plutôt aux rapports qu’elles entretiennent avec ce qu’elles identifient et expérimentent en tant qu’islam. C’est notamment par cette expérience, dans un contexte où l’islam est le plus souvent considéré comme une oppression pour les femmes, que se construit la subjectivation féministe musulmane.
Optant pour une épistémologie féministe postcoloniale, je situe ma subjectivité comme constitutive du savoir construit par cette recherche, du fait que je suis une chercheure de l’entre-deux, une outsider within (Collins 1986). Je me positionne en tant que féministe, universitaire, personne racisée identifiée comme arabe/maghrébine, musulmane, de classe moyenne, position dans laquelle il ne s’agit pas pour moi de parler au nom des femmes musulmanes, mais bien avec elles (Benhadjoudja 2015). Dans ce qui suit, je présente en premier lieu une brève littérature des féminismes islamiques ou musulmans. Il s’agit de prendre la mesure de la pluralité des perspectives et des contextes, bien que les auteures insistent particulièrement sur la relecture du corpus islamique comme praxis de ce féminisme. Au-delà de cette littérature, en m’intéressant aux débats qui ont posé les femmes musulmanes comme problème social au Québec[1], j’ai caractérisé pour ma part de façon distincte le féminisme musulman en explicitant ses praxis islamiques et antiracistes. Pour caractériser ces praxis, je me suis intéressée à la subjectivation des femmes/féministes musulmanes, cette catégorie étant employée dans l’auto-identification[2] des répondantes.
Féminismes musulmans ou islamiques : des féminismes pluriels
Il est difficile de donner une définition univoque du féminisme musulman ou islamique, tant la littérature est récente et les contextes politiques sont multiples. Ces féminismes conjuguent à la fois des mouvements grassroots et une démarche intellectuelle et académique ancrée dans un engagement sociopolitique pour l’émancipation et la libération des femmes musulmanes. Ces mouvements sont pluriels et soulèvent des enjeux différents selon le contexte politique, aussi bien lorsque l’islam se retrouve en situation minoritaire (par exemple, le Québec) que dans un contexte majoritaire (par exemple, le Maroc). Les perspectives de ces mouvements comprennent différents types de mobilisations politiques, d’approches théoriques et de praxis (Mir-Hosseini 1999 ; Badran 2009 ; Ali 2012 ; Hammer 2012 ; Abou-Bakr 2013 ; Seedat 2013 ; Riley 2016). Bien qu’il n’existe pas de consensus établi sur la différence entre l’usage de ces expressions (féminisme islamique et musulman), il y a une distinction tacite dans la littérature qui désigne, entre autres, le féminisme islamique comme une relecture féministe du corpus religieux et donc une production d’une exégèse féministe. Par ailleurs, le féminisme musulman fait référence à l’activisme féministe des femmes nées, socialisées (notamment par conversion) comme musulmanes, et ces dernières ne font pas nécessairement du tafsir (interprétation du Coran). Suivant cette distinction, je considère le féminisme islamique comme faisant partie d’un féminisme musulman dans lequel ce dernier engloberait les différentes déclinaisons de l’adéquation entre féminisme et islamité.
S’il est tout aussi difficile de parler réellement d’une genèse du féminisme musulman ou islamique, rappelons que dès les premiers jours de l’islam, des femmes remettaient en question leur rôle et leur position sociale (Ali 2012 : 17). Plus récemment, une littérature grandissante donne à voir des intellectuelles musulmanes qui font des interprétations critiques du corpus islamique (comme Amina Wadud, Asma Barlas, Kecia Ali ou Asma Lamrabet). Ces interprétations consistent en un effort de tafsir, où, selon Wadud (2006), il faut faire un jihad[3] du genre, où il s’agit de « dé-patriarcaliser » les interprétations, et d’en faire une lecture axée sur la justice. Ce tafsir est alors un aspect fondamental de la praxis de la foi et permet la production d’un savoir islamique propre aux femmes (Rouse 2004 : 57). L’Égyptienne Oumaima Abou-Baker soutient que le féminisme islamique s’est principalement concentré sur la production d’un savoir autochtone musulman féministe, et qu’il est
[À] la fois une pratique critique et une position ontologique, [qui] s’est développée dans l’application de la conscience féministe pour comprendre l’écart entre le message original de l’islam et la traduction de ses valeurs en égalité des chances […], ainsi que la prise en considération de la dignité humaine égale pour les femmes et les hommes musulmans. Plus précisément, l’idée d’une forme de féminisme « autochtone » ou « organique » signifiait utiliser des outils d’analyse féministes pour parcourir les sciences islamiques – du point de vue des femmes musulmanes engagées.
Abou-Baker 2013 : 4[4]
Asma Lamrabet (2011) qualifie pour sa part le féminisme musulman de « troisième voie », une voie de sortie qui se ferait critique tant du discours traditionaliste sexiste que du discours moderniste et de l’islamophobie internationale. Face à ces deux discours qui constituent deux formes d’aliénation, Lamrabet appelle à retrouver « le premier souffle de la révélation. Celui du Coran et de la tradition prophétique, qui a offert à la femme une nouvelle dimension matérielle et transcendantale, autrement dit, celle d’un être humain digne, libre et autonome » (Lamrabet 2011 : 103). Zahra Ali (2012) voit quant à elle trois tendances fortes dans le féminisme islamique : traditionnelle, radicale et libérale. Selon Ali, cet engagement féministe contemporain s’inscrit
[D]ans la continuité de la pensée réformiste musulmane qui a émergé à la fin du XIXe siècle, qui appelle à un retour aux sources de l’islam (Coran et Sunna) – afin de le débarrasser des lectures et interprétations sexistes qui trahissent l’essence libératrice du message de la Révélation coranique – et à l’utilisation de l’outil juridique de l’ijtihad qui permet d’appréhender l’islam en rapport avec l’évolution du contexte.
Ali 2012 : 23
Cela dit, si la littérature existante met en évidence la « centralité du rapport aux textes » (ibid. : 28), il reste que la résistance féministe musulmane y est davantage pensée comme une critique de la culture religieuse liée à des interprétations masculines du Coran. Cette approche comporte le risque de sous-estimer l’apport des femmes dont l’affirmation de la résistance ne s’inscrit pas uniquement dans le rapport aux textes, mais aussi dans la socialisation en tant que musulmanes dans un contexte occidental et les expériences d’oppression, à l’intersection du racisme et du sexisme. Or, si les femmes musulmanes sont plurielles (origines multiples, âges divers, religiosités, classes sociales et sexualités différentes, etc.), leurs positions sociales, leurs expériences et leurs rapports à l’islam le sont tout autant. Il est alors opportun d’essayer de comprendre la résistance au-delà de l’islam entendu comme religion. D’où l’enjeu cité précédemment d’écrire « contre la religion », c’est-à-dire de saisir les différents sens donnés à l’expérience d’être musulmane, et de prendre la mesure de la fluidité des subjectivités, un processus ancré dans le contexte sociopolitique. Comme on le verra plus loin, les effets de la minorisation et de la racisation des musulmanes et des musulmans sont essentiels pour saisir ce qui se joue dans la praxis féministe musulmane. Il s’agit alors de caractériser cette praxis en s’intéressant à la subjectivation comme processus qui tient compte tant de la résistance que de l’objectivation et du poids des identités assignées.
Subjectivation-objectivation : au-delà des identités assignées, racisées et genrées
La subjectivation est ici appréhendée à la manière de Foucault, c’est-à-dire qu’il s’agit de rendre compte des modes de subjectivation et de comprendre comment les rapports de pouvoir agissent dans la « fabrique » de la subjectivité. Autrement dit, il importe d’être attentif à la dialectique entre l’assujettissement à une objectivation et la résistance (par des techniques de soi) (Foucault 1975 ; Revel 2008). Si les pratiques d’objectivation fabriquent les individus, les techniques de soi permettent aux subjectivités de se déployer au-delà de l’assujettissement.
Ainsi, suivant Foucault, il s’agit de constater que l’objectivation et la résistance ne s’opposent pas, mais sont plutôt « intimement » liées (Revel 2008 : 174). Le processus d’objectivation des femmes musulmanes dans les contextes québécois et canadien mobilise le corps comme principal véhicule et tente de le discipliner, notamment lors des débats autour du voile ou de la burqa. Cette objectivation les associe au terrorisme islamique et à la menace que représenterait l’islam pour les acquis démocratiques et féministes (Bakht 2008 ; Korteweg 2008 ; Razack 2008 ; Zine 2012 ; Bilge 2013 ; Thobani 2014). Plusieurs amalgames sont alors à l’oeuvre, confondant religiosité et extrémisme religieux, où le contexte post-11 septembre 2001 devient un élément aggravant. La représentation de « la femme musulmane » (souvent confondue avec « la femme arabe ») tantôt comme une menace, tantôt comme une victime – mais toujours aliénée par l’islam –, est coconstruite avec son pendant masculin qui est celui de l’homme musulman « terroriste », « violent » et « dangereux » (Guénif-Souilamas et Macé 2004 ; Razack 2008). Dans cette logique, il se construit un imaginaire racialisé dominant véhiculé par la rhétorique de la guerre contre le terrorisme, qui participe notamment à des violences sexuelles sur les communautés musulmanes (Bannerji 2000 : 167 ; Thobani 2014 : 472).
Cette objectivation agit dans un cadre de racisation de l’islam (Meer 2013 ; Garner et Selod 2015) où le corps des musulmanes devient l’espace d’expression du « clash des civilisations » (Thobani 2007a : 238). En effet, le Québec a été le théâtre de plusieurs clashs pendant les débats sur la laïcité mettant en scène des discours fémonationalistes et homonationalistes (Roy 2012 ; Benhadjoudja 2017) qui participent à la racisation des musulmans. La racisation est un concept qui permet de rendre compte qu’« indépendamment de l’apparence physique, du pays d’origine et de la situation économique, les musulmans sont homogénéisés et dévalorisés par le discours et les pratiques islamophobes dans leur vie quotidienne » (Garner et Selod 2015 : 17). Cette objectivation se traduit par des discours orientalistes genrés (Lewis 1996) et exposent les musulmanes à de l’islamophobie genrée, c’est-à-dire à une forme d’oppression spécifique à l’intersection du racisme et du sexisme (Zine 2012 : 210). Cependant, cette objectivation n’affecte pas toutes les femmes de la même manière, d’où la nécessité de la saisir à l’intersection de la race, du genre, de la classe et de la sexualité. Alors que les femmes musulmanes sont majoritairement représentées par la figure d’une femme arabe (et parfois sud-asiatique), cette occultation de l’hétérogénéité des musulmanes participe non seulement à l’essentialisation des musulmanes et des musulmans, mais encore plus à l’invisibilisation des femmes noires musulmanes. Dans son analyse du contexte québécois, la féministe noire Délice Mugabo (2016) montre comment la littérature existante sur l’objectivation des musulmans au Canada et les discours sur l’anti-islamophobie échouent à considérer le racisme anti-noir qui s’insinue dans les politiques de représentation des musulmanes et musulmans. En effet, le sujet musulman abstrait ne concerne jamais les personnes noires car « [elles] ne peuvent pas être lues comme étant musulmanes, parce que le faire les rendraient humaines et donc un-slavable » (Mugabo 2016 : 166). Ce que l’analyse de Mugabo montre, c’est comment la violence raciale s’exerce sur les personnes noires musulmanes, particulièrement lors du débat autour de la Charte des valeurs. Cet élément est rarement considéré dans les analyses et les débats publics sur l’islam au Québec, si bien que la confusion entre arabité et islamité se maintient au détriment de la mise en évidence de la pluralité des communautés musulmanes et de la spécificité des oppressions que les communautés les plus marginalisées vivent.
Paroles de féministes musulmanes
Je propose ici, à partir de l’analyse de 23 entrevues semi-dirigées, de mettre en lumière comment l’islam – entendu comme une expérience vécue – participe à la subjectivation et à la praxis des femmes musulmanes au Québec. Loin de constituer un groupe homogène, les femmes rencontrées présentaient différents niveaux de religiosité et de pratiques, diverses origines, sexualités, classes sociales, etc. Néanmoins, elles s’accordaient pour s’identifier toutes comme femmes ou féministes musulmanes et à décrire l’islam comme une source et une piste d’émancipation ou de libération. C’est ce critère qui a constitué la trame principale de l’échantillonnage.
J’ai pu rencontrer la plupart des répondantes lors d’évènements féministes, dans le milieu associatif et militant (musulmans et non-musulmans), particulièrement pendant le débat autour du défunt Projet de loi 60 (Charte des valeurs). Les répondantes ont entre 20 et 60 ans, et parmi elles, cinq sont converties, treize sont nées au Québec ou arrivées à un très jeune âge, et cinq ont immigré au Québec à l’âge adulte (d’Afrique subsaharienne et du Nord, du Moyen-Orient et d’Asie du Sud). Le niveau de religiosité des répondantes est divers, et à titre indicatif, onze d’entre elles portaient le foulard. Malgré ces indications sur les répondantes[5], les femmes musulmanes ont des parcours très diversifiés et singuliers, ce qui rend instables toutes tentatives de catégorisation figée du sujet femme ou féministe musulmane. Malgré la diversité des profils et des expériences, deux éléments convergent de manière forte dans les récits : le rapport à l’islam comme ensemble de techniques de soi féministe, et le caractère antiraciste du militantisme des répondantes. Ces deux éléments sont structurants dans la praxis féministe musulmane au Québec. Cela dit, leur engagement ne s’articule pas de façon identique et les répondantes présentent des sensibilités politiques différentes (libérales, souverainistes, socialistes, etc.) et des parcours militants distincts. Certaines militent dans des espaces exclusivement musulmans (associations, mosquées, groupes de femmes) ; d’autres situent leur activisme dans des associations non confessionnelles (associations féministes, des syndicats, associations étudiantes, et autres) ; certaines se situent dans les deux. Je présente dans ce qui suit les deux principales praxis qui apparaissent dans la subjectivation féministe musulmane : islamique en premier lieu ; antiraciste en second lieu.
Praxis islamique
Cette praxis islamique est également multiple, car les niveaux de religiosité et le rapport à l’islam sont singuliers. Cela dit, deux types de transformation sont portés par cette praxis et peuvent être identifiés : les techniques de soi féministes, et la transformation des espaces musulmans.
L’islam comme ensemble de techniques de soi féministes
L’islam est vécu par la plupart des répondantes comme un espace de liberté où elles peuvent performer leur hybridité et vivre le caractère fluide de leur subjectivation. Le cas de Samia est exemplaire. Cette jeune femme âgée d’entre vingt et trente ans, d’origine moyen-orientale et née au Québec, porte le foulard et explique que si son féminisme se trouve ancré dans l’islam d’ici (au Québec) et en résonnance avec là-bas (au Moyen-Orient), il est surtout et avant tout islamique. Cependant, elle est souvent confrontée à l’incompréhension des autres quant à l’adéquation entre féminisme et islam : « Le monde ne comprend pas quand je dis : moi mon féminisme, avant même que je ne le nomme vient de l’islam ». Pour Françoise, qui est dans la cinquantaine et porte le foulard depuis sa conversion il y a une quinzaine d’années, le féminisme musulman représente une liberté pour les femmes, car il passe par la prise de parole et la libération du corps des dictats de l’(hyper)sexualisation. Françoise a choisi un code vestimentaire qui correspond à son éthique féministe et à sa piété. Elle estime que la libération passe par la possibilité de choisir le modèle d’émancipation qui convient le mieux aux femmes musulmanes, notamment dans un modèle non libéral, même si cela ne cadre pas avec les idéaux féministes mainstream. C’est cette même critique qu’adresse Saba Mahmood (2009) au féminisme séculier. L’anthropologue insiste sur la nécessité de déconstruire le postulat du désir de liberté afin de rendre compte que l’agentivité ne se traduit pas uniquement dans la résistance, mais aussi dans l’appropriation des normes. Cette perspective offre un champ nouveau et permet de questionner les normativités libérales qui soutiennent les pratiques et les théories féministes (Mahmood 2009 : 25). C’est ainsi que s’articule la position de Françoise, pour qui le féminisme musulman contribue à donner une place aux femmes et le pouvoir de choisir ce qu’elles veulent :
[Être féministe musulmane] c’est vraiment prendre sa place, sa place. Si sa place c’est être mère et d’avoir des enfants aussi, pourquoi pas ? Si sa place c’est être dirigeante d’une entreprise et puis mener sa carrière en faisant fi de la famille et du mari, pourquoi pas ?
Prendre sa place, c’est ce qu’ont tenté de faire les femmes musulmanes dans différents espaces : dans le mouvement féministe vis-à-vis des autres femmes en questionnant la sororité ; dans l’espace public à travers les prises de parole et le militantisme ; et dans leurs communautés religieuses en faisant ce que Amina Wadud nomme « le jihad du genre ». Ce jihad du genre s’illustre notamment par une remise en question de certains principes religieux où l’islam n’est pas appréhendé comme un bloc « à prendre ou à laisser ». Dans leur rapport à l’islam, les répondantes s’octroient la liberté de choisir, d’interpréter et même de rejeter ce qui leur semble contraire à leurs idéaux féministes et politiques. Si elles adoptent certaines normes religieuses, elles le font dans les termes qu’elles reprennent à leur compte, et ne les suivent pas nécessairement telles quelles. C’est le cas par exemple d’Assia, qui est arrivée très jeune au Québec et a fait le choix de rejeter ce qui ne lui semble pas égalitaire : « Je pense qu’il y a des trucs dans l’islam clairement pas dans la parité, mais de la manière que je pratique mon islam, il y a certaines choses que j’accepte et d’autres que je rejette ». Amel, qui est née au Québec et porte le foulard, raconte qu’elle a fait sa propre quête spirituelle « pour être convaincue que la religion que je veux c’est celle-là, et pas juste être brainwashée ». C’est par cette quête qu’elle s’est approprié sa religiosité et ne garde que ce qu’elle considère comme les valeurs principales de l’islam. Elle s’identifie comme musulmane libérale :
Amel : Il faut accorder moins d’importance aux détails de nos jours. Comme le voile, il ne faut pas voir le cou, pour les hommes la barbe, pour moi c’est des détails et je m’en fous un peu de ces affaires-là. Moi c’est vraiment plus les valeurs. Ça c’est important, le message de l’islam et non pas les miettes.
L.B. : Quelles sont les valeurs de l’islam qui te sont importantes ?
Amel : La justice, l’égalité, la générosité. Tu sais, vraiment travailler sur son comportement et puis travailler sur sa personne. Devenir une meilleure personne, je crois que c’est ça le message de l’islam, ce n’est pas dans les vêtements. Même si oui il y a un niveau de pratique, mais c’est pas juste ça qui te définit en tant que musulman.
C’est dans cette même démarche, c’est-à-dire un cheminement individuel pour trouver ses propres valeurs, son propre islam, et mettant en évidence la religiosité comme une technique de soi (Foucault 1975), que Rania, née au Québec de parents moyen-orientaux, a décidé de porter le foulard de son propre choix. Elle raconte avoir fait ce cheminement elle-même, sans l’influence de sa famille :
J’avais fait une recherche, une quête spirituelle moi-même. Pourtant, moi, quand j’étais adolescente je ne voulais jamais porter le foulard. Dans ma tête, je ne vais jamais le porter jusqu’à ce que je me marie plus tard. Tous les stéréotypes qu’on peut avoir dans la tête. Et puis après je me suis dit, c’est pas les fondements, je vais aller chercher. Je ne voulais pas demander à mes parents parce que… ou à mes soeurs qui étaient voilées parce que c’est quand même teinté par sa propre perception personnelle. Donc je suis partie chercher toute seule, sur Internet, j’ai demandé à du monde : quelle est votre perception du foulard ? Comment vous sortez dans la rue ? À l’école ?
Le rapport à l’islam est ici une manière de choisir, de connaître et donner sens à son « soi-même ». Foucault montre que se connaître soi-même ou se décider soi-même est un rapport politique de soi à soi (Gros 2013 : 63). Dès lors, décider de porter le foulard pour soi, ou choisir le sens à donner à sa pratique religieuse, constitue une forme de résistance. Cette résistance se fait vis-à-vis du contrôle du corps des femmes, lequel se décline sous forme d’injonctions religieuses coercitives, ou de représentations dominantes voulant que l’islam soit défavorable aux femmes. Ce qui se joue dans ce choix est non seulement une individuation, mais aussi un pouvoir sur soi en se faisant critique de toutes les dominations.
Les répondantes vivent l’islam de manière imbriquée avec leur subjectivation féministe. Farida, qui a immigré du Maghreb à l’âge adulte, relate qu’il y a un lien fort entre son islam et son féminisme. Ses valeurs islamiques sont pour elle essentielles dans l’engagement féministe : « La compassion, le partage, l’équité, prendre soin d’autrui, pour moi tout ça fait partie de ma spiritualité quotidienne, et donc transposer ces valeurs dans mon féminisme c’est tout à fait normal, mon féminisme vient de là ». Il n’existe pas de dichotomie ni de fragmentation dans cette imbrication en tant que féministe musulmane. Il ne s’agit plus de dire « féministe et musulmane », ni « féministe dans l’islam », ni un « islam féministe », mais bien une entité imbriquée formant le sujet féministe musulmane. C’est aussi de cette manière que Faten, originaire du Maghreb, se considère. Elle n’est jamais l’une ou l’autre. Elle estime que l’islam l’accompagne dans sa quotidienneté, et qu’en tant que musulmane, elle a la liberté et le pouvoir de mettre sa foi au centre de son existence. Par exemple, il est indispensable pour elle de faire la prière à l’heure qu’il se doit. Comme elle n’en a pas toujours la possibilité, elle a transformé le rituel de sorte qu’elle puisse vivre le rapprochement avec Dieu à n’importe quel endroit. Cette prise de pouvoir de sa pratique religieuse renvoie à la fois à la subversion et à la fabrique de soi. De plus, à la manière d’autres féministes islamiques, elle relit le Coran de sa perspective située. En me citant alors le verset « Yassarna alikoum el kouraan »[6], elle ajoute :
Je pars de ce principe. Je pars aussi d’un principe qui dit, toujours dans le Coran, je m’adresse à des gens doués de raison. Donc ça veut dire que Dieu sait pertinemment que les gens, toutes les personnes sont douées de raison, c’est lui qui nous a créées. Donc s’il dit je m’adresse à des gens doués de raison, ça veut dire, je dois faire fonctionner la raison. Je ne la mets pas dans le congélateur, il faut essayer de comprendre. Donc si je pars de ces deux principes, quand je lis le Coran, il faut que je le lise avec raison. Et c’est en essayant de lire le Coran avec raison que j’arrive parfois à certaines déductions qui me mettent un petit peu mal à l’aise par rapport aux interprétations qui sont faites [par des hommes].
Transformer les espaces musulmans
Appréhender et vivre l’islam dans une perspective féministe se fait également par le biais de la critique des contradictions entre ce que prescrit l’islam, d’une part, et la tradition prophétique avec les pratiques religieuses contemporaines dans les sociétés musulmanes et leurs communautés, d’autre part. C’est dans ce cadre que les femmes se font critiques de l’oppression sexiste qu’elles peuvent vivre avec leurs homologues masculins. Dans les contextes des communautés musulmanes et des espaces religieux, plusieurs répondantes réfutent certaines pratiques faites au nom de l’islam et n’adhèrent pas aux explications religieuses qu’elles jugent sexistes. Pour elles, c’est le sexisme et le patriarcat qui justifient ces pratiques et il est nécessaire de les transformer. Cela étant, elles se disent également conscientes que ce sexisme n’est pas l’apanage de l’islam et récusent par le fait même l’idée que l’islam soit « intrinsèquement » misogyne. Par exemple, Faten constate qu’il y a un malentendu dans la compréhension de la répudiation et du divorce dans les communautés musulmanes, qui sont imprégnées d’une forme de patriarcat qui existe aussi dans les sociétés occidentales. Elle tente un effort d’interprétation pour mieux saisir les raisons de ce malentendu :
Mais on est arrivé à ça [la conception sexiste du divorce] pourquoi ? Parce qu’il faut le replacer dans le contexte de l’époque, où c’était un contexte patriarcal qui existe toujours jusque dans les sociétés occidentales, il ne faut pas se leurrer. Dans ce contexte-là, c’était l’homme qui divorçait. C’était la pratique, tu vois, c’est facile de reprendre cette pratique, de la maintenir et de la légitimer par les versets coraniques.
Aussi, un élément qui semble particulièrement problématique pour la plupart des répondantes est la place des femmes dans les mosquées. Cette question a principalement été évoquée par les répondantes dont la pratique religieuse est quotidienne et qui ont pour plusieurs cessé de fréquenter les mosquées à cause du manque d’espace réservé aux femmes et de leur mise à la marge ou de leur confinement dans un espace réduit[7]. Ces situations sont considérées comme contraires à la tradition du prophète qui a pensé la mosquée comme un lieu de rassemblement pour les musulmans et musulmanes sans distinction. Alors qu’au début de l’islam, les femmes et les hommes priaient dans le même espace sans ségrégation (Haddad 2014 : 136), plusieurs répondantes estiment que les mosquées ont perdu leur vocation d’espace de rassemblement égalitaire. Le terme « mosquée » lui-même (en arabe, masjid) signifie « lieu de rassemblement et de réunion ».
Enfin, Farida, qui milite autant dans des associations musulmanes que non-musulmanes, tente de faire de l’autonomisation et d’encourager les jeunes femmes musulmanes à s’engager socialement comme féministes, même si celles-ci sont parfois réticentes et critiques face au label féministe (voir section suivante). Pour elle, il est important que les musulmanes soient visibles dans les espaces féministes afin de prendre leur place. Farida est parfois appelée à intervenir auprès de certaines familles musulmanes à la suite de conflits familiaux ou conjugaux. Elle décrit son intervention comme féministe et plaide pour la justice sociale. Cela dit, elle a été confrontée à la réticence de plusieurs femmes musulmanes vis-à-vis du féminisme, ce qui la pousse souvent à expliciter les apports du féminisme pour faire avancer la justice sociale et déconstruire les fausses conceptions.
Pour moi le féminisme c’est le fait de militer pour combattre certains préjugés, pour combattre certaines inégalités, pour faire avancer la condition féminine, pour faire avancer certaines conditions humaines en général qui des fois profitent [aussi] aux hommes. Je prendrai par exemple le congé parental, ici au Québec par exemple. Pour moi c’est comme ça que je le vois. Mais pour elles, mais pourquoi il faut absolument être féministe pour faire ça ? Il y a une mauvaise compréhension du féminisme dans le sens où le fait d’être féministe c’est qu’on est anti-homme.
Les perceptions négatives vis-à-vis du féminisme traversent toutes les communautés et les strates sociales. bell hooks[8] déconstruit les stéréotypes classiques sur les féministes, considérées comme étant toutes des lesbiennes, des femmes qui n’aiment pas les hommes, ou qui n’aiment pas les Blancs lorsqu’il s’agit de féministes de couleur (hooks 2000 : vii). Cependant, le processus de déconstruction que décrit Farida rejette l’idée que les hommes musulmans soient les figures de l’ennemi, comme le souligne bell hooks : être féministe, c’est lutter contre l’oppression sexiste, et non contre les hommes.
Praxis antiraciste : critiquer le « Nous, femmes québécoises »
La praxis antiraciste puise son fondement dans l’expérience du racisme que plusieurs femmes musulmanes ont vécue, particulièrement depuis le 11 septembre 2001. Cela dit, toutes les répondantes, qu’elles portent le foulard ou non, estiment que les débats autour de la laïcité ont constitué un tournant dans leur prise de conscience au sujet de leur racisation, ce qui a altéré leur sentiment d’appartenance à la nation québécoise et au mouvement des femmes. Elles soulignent que ces débats portaient atteinte au libre choix des femmes et à leur liberté de disposer de leurs corps. À l’instar de plusieurs auteures, les femmes musulmanes rencontrées sur le terrain font valoir que les discours à la faveur du dévoilement dans un contexte sécularisé comme le Québec, où la liberté de conscience est un droit fondamental, se basent sur des présupposés sexistes et racistes. Ainsi, les répondantes relatent plusieurs expériences de racisme dans le mouvement des femmes, particulièrement pendant les récents débats sur la laïcité. Lors de ces débats, « Le féminisme québécois a importé, souvent de façon non critique, certains débats issus du féminisme français » (Maillé 2014 : 54). À l’instar d’autres femmes racisées, elles ont exprimé le sentiment d’être minorisées et confinées à la marge au sein du féminisme québécois, un féminisme où la théorisation de la race peine à se faire (Maillé 2014 ; Hamrouni et Maillé 2015), ce qui contribue à occulter des oppressions qui conditionnent la vie des femmes racisées.
Les répondantes interrogent les postulats normatifs du féminisme québécois, dont un fortement ancré qui stipule que la religion est nécessairement une source d’oppression pour les femmes. Si le récit de certaines féministes au Québec présente la religion comme la cause de la « grande noirceur », il existe d’autres perspectives qui nuancent largement « la noircisation » (Tahon 2014 : 81) de ce récit (Meunier et Warren 2002 ; Milot 2002). La remise en question de l’expérience majoritaire comme vérité universelle constitue une critique fondamentale de la part des femmes musulmanes vis-à-vis des femmes issues du groupe majoritaire. Il s’agit d’une critique de ce qu’Adrienne Rich (1979) a qualifié de « white solipsism », c’est-à-dire la « façon dont le féminisme a tendance à se replier implicitement sur une compréhension de la domination qui prend la situation des femmes blanches pour la situation de toutes les femmes, pour la modalité universelle de la domination de genre » (Dorlin 2005 : 88). C’est ce que décrit Lamia, qui est née au Québec et porte le foulard, regrettant que les féministes du groupe majoritaire ne réussissent pas à se décentrer pour penser l’émancipation autrement :
Souvent, les féministes issues du groupe majoritaire pensent que pour être émancipée, être libre, il faut que tu sortes de ta religion, que c’est une finalité en soi, donc tu ne peux accéder à l’émancipation que si tu es une personne affranchie de la religion, puis ça évidemment je trouve ça encore une fois essentialisant. Donc de voir que ces féministes croyantes sont capables de concevoir la liberté d’une femme, de concevoir la liberté d’une femme et l’émancipation d’une femme même à travers une religion, ça me parle beaucoup. Parce que je le sais que je passerai ma vie en tant que musulmane, je n’ai pas l’intention de quitter ma religion. Donc je n’ai pas le choix de construire mon féminisme en tenant compte de ça.
Cette incapacité à se décentrer est révélatrice de la non-problématisation des rapports de pouvoir qui existent entre les femmes (Maillé 2014 : 55). Pour certaines des répondantes, le mouvement des femmes au Québec est un espace où elles doivent justifier leur présence, car elles ne seraient pas de « vraies » féministes. Rania se fait critique de cette injonction à justifier son existence :
Je dois m’expliquer, pourquoi je suis féministe, pourquoi je fais partie de cette société, tout le monde sous-entend que je suis une victime d’hommes dans ma famille. Comme si moi j’étais assez bête, c’est vraiment un regard méprisant envers les femmes. Elles choisissent ! Tu ne te sens pas opprimée par ton père ? […] les Bouddhistes, ce monde-là on leur demande pas pourquoi tu es bouddhiste ?
En effet, le féminisme musulman a été contesté par plusieurs féministes et groupes laïques qui ne voient pas la possibilité d’une association entre islam(s) et féminisme(s). Farida relate qu’elle a pris ses distances avec le mouvement des femmes à cause de ces contestations et du fait qu’elle avait l’impression qu’elle devait toujours justifier sa présence. Par exemple, elle aurait aimé assister à une importante activité féministe, mais elle y a renoncé : « j’ai commencé à m’inscrire et je me suis désinscrite. J’ai dit non. Je vais avoir plus à me justifier que d’aller apprendre. Je suis trop fatiguée de toujours de me justifier ».
Les femmes musulmanes réclament une solidarité politique qui impliquerait la transformation du mouvement des femmes et la mise en lumière des rapports de pouvoir et d’oppression qui le traversent. Selon bell hooks, cette sororité ne saurait être l’expression d’une sympathie, ni d’une souffrance partagée, ni de l’idée que les femmes partagent une oppression commune (hooks 1984 : 127). Selon hooks, pour atteindre une réelle solidarité politique, les femmes ne devraient pas craindre le conflit qui peut survenir entre elles, mais plutôt le transformer en un espace d’apprentissage (idem). Cependant, cette sororité, les femmes musulmanes ne semblent pas toujours la retrouver dans le mouvement des femmes du Québec. À titre d’exemple, si le moment de la Charte des valeurs a été l’occasion de plusieurs alliances féministes, plusieurs répondantes se font critiques de ces solidarités. Selon elles, ces solidarités étaient parfois basées sur de la « pitié » ou une sorte d’« encouragement à l’émancipation ». L’expérience de Lamia illustre cette critique :
Je n’ai pas envie d’être alliée avec des féministes ou avec des gens qui vont dire : tu sais, on te supporte… on te supporte dans ta lutte, mais jusqu’à… comment dire, sans respecter nécessairement ton identité profonde, donc… on te supporte, mais on espère qu’un jour tu seras autre. Moi ça ne m’intéresse pas, tu me prends comme je suis, avec mes aspirations propres même si je veux passer toute ma vie à porter ce foulard-là… ou bien on ne peut pas être de réelles alliées en fait.
Dans leur démarche antiraciste, les femmes musulmanes remettent en question la sororité dans le mouvement des femmes au Québec, notamment en questionnant le sens du terme féminisme et le « Nous, femmes », comme l’ont fait d’autres féministes antiracistes (Wane et al. 2013 : 5). Renoncer à s’identifier au « Nous, femmes québécoises », constitue un refus de la représentation de « La femme » telle que définie par les catégories eurocentrées blanches, c’est-à-dire en tant que catégorie hégémonique qui a servi à invisibiliser les oppressions structurelles de race, de genre, de sexualité et de classe qui pèsent sur la vie des femmes minorisées, comme les femmes autochtones, les femmes noires et chicanas (Moraga et Anzaldúa 1981 ; Hull et al. 1982 ; Amos et Parmar 1984 ; Carby 1996 ; Collins 2000).
Cependant, malgré la conscience commune de la racisation, les perspectives antiracistes comme praxis féministes musulmanes sont diverses et s’ancrent dans des visions politiques distinctes. De façon non exhaustive, je propose de citer deux tendances que je considère idéaltypiques. Certaines s’inscrivent dans une vision antiraciste inclusive demandant à rejoindre ce « Nous, femmes » afin de reconnaître la diversité des femmes. C’est ainsi que la lutte contre le racisme se traduit dans une dénonciation des failles des dispositifs institutionnels de la diversité. Cela se voit notamment par l’accent mis sur les discriminations et le manque de représentation dans différentes instances institutionnelles. Par ailleurs, la deuxième tendance antiraciste est critique du « Nous, femmes » dont elle se distancie pour créer des espaces nouveaux. Cette tendance adopte une perspective analytique intersectionnelle où les enjeux de race, de genre, de sexualité et de classe sont mobilisés dans la lutte féministe. Il se construit alors de nouveaux espaces féministes, où les femmes musulmanes adressent leurs problématiques en mettant l’islamophobie en lien avec d’autres formes d’oppression au centre de leurs préoccupations. Manel, par exemple, milite dans des espaces antiracistes et pense l’islamophobie en lien avec le racisme contre les communautés noires et les peuples autochtones. Elle estime qu’il est nécessaire de penser l’impact de l’esclavage et de la colonisation au centre des praxis antiracistes. Assia s’inscrit en faux contre la critique de l’intersection des oppressions qu’elle vit en tant que femme noire musulmane et déplore à la fois le tokenism du mouvement des femmes du Québec et son impensé de la race :
Assia : Je ne veux pas militer dans une association féministe au Québec à part si c’est une association qui vraiment intègre plusieurs autres variables.
L.B. : Comme quoi ? Quelles sont les autres variables que tu aimerais voir intégrer ?
Assia : Qui seraient… notamment la race. Je pourrais par exemple être dans une association de féministes de People of Color, ou de noires féministes. Mais, je dois avouer… juste qui rassemblerait juste des féministes [québécoises]… en fait comme je l’imagine, je la vois blanche. Je la vois blanche et je n’ai pas envie d’être la noire féministe de service et qu’à chaque fois qu’il y aura un problème sur la question des noirs, des femmes noires, qu’on se tourne vers moi pour me dire : qu’est-ce que tu en penses ?
Bien qu’Assia vive à la fois dans des communautés arabo-musulmanes et noires africaines, et qu’elle ait milité contre la Charte des valeurs, elle a senti que ce débat excluait les personnes musulmanes noires. Elle relate qu’elle vit aussi du racisme anti-noir dans les communautés musulmanes non noires et qu’elle ne se reconnaît pas dans les représentations des femmes musulmanes. Comme d’autres femmes musulmanes noires, Assia préfère désormais militer avec d’autres femmes noires, ce qui pose la question fondamentale de « l’antiblackness de la politique antiraciste » (Mugabo 2016 : 177).
Conclusion : les femmes musulmanes peuvent-elles être écoutées ?
Revenons au suicide relaté en introduction. Une fois l’article de Spivak publié, sa conclusion lui a été reprochée : dire que les subalternes ne parlent pas, ou ne peuvent pas parler, serait-il une façon de leur confisquer la parole ? Or, ce que Spivak voulait montrer avec l’exemple de ce suicide est que la subalterne peut bien essayer de parler et d’envoyer des messages (comme le fait d’avoir attendu ses menstruations pour se suicider, une manière de montrer qu’elle n’était pas enceinte), encore faut-il être en mesure de l’écouter, de l’entendre et de comprendre son discours. C’est cette problématique qui est au coeur des perceptions vis-à-vis des femmes musulmanes, de leur agentivité et de leur rapport à l’islam. S’il est vrai que les femmes musulmanes parlent, ce qui semble inaudible est que l’islam est vécu comme un ensemble de techniques de soi qui structurent la conscience féministe musulmane.
En effet, si la plupart des répondantes s’entendent pour penser le féminisme comme une lutte pour la justice sociale, cette justice n’est possible qu’en articulant des résistances avec l’islam dans tous les espaces sociaux, et non pas sans ou contre l’islam. Le fondement du féminisme musulman est que les musulmanes refusent de devoir choisir entre leur émancipation et leur rapport à l’islam. Ce lien n’est pas simplement une question religieuse, ou spirituelle, il est aussi une socialisation, une contre-stigmatisation, une individuation, une expérience vécue singulière et propre à chacune. Ce rapport à l’islam, qu’il s’agisse d’un islam hérité de la culture familiale ou choisi (par conversion ou quête individuelle), est constitutif de la subjectivation des femmes musulmanes comme sujets politiques.
Finalement, loin d’avoir une fausse conscience, les femmes musulmanes saisissent les enjeux qui entourent leur objectivation, notamment dans le contexte global de la guerre contre le terrorisme et la montée de l’extrême droite. Leur agir politique se situe simultanément dans le local et global, dans les espaces musulmans et la société civile, il convoque des enjeux d’ici et de là-bas, il est de surcroît transnational. Dès lors, ce qui semble inaudible, c’est ce rapport au monde que rend possible le féminisme musulman en articulant une praxis religieuse et antiraciste de manière transnationale. Un rapport au monde qui déconstruit les binarités et refuse les catégories hégémoniques comme « Occident » et « Islam », lesquelles sapent, au Québec comme ailleurs, tout projet de justice sociale.
Appendices
Notes
-
[1]
Deux débats particuliers m’ont intéressée, qui se sont déroulés entre 2007 et 2014 au Québec : celui autour des accommodements raisonnables et celui sur la Charte des valeurs.
-
[2]
Une attention particulière a été accordée à l’auto-identification des femmes et à leurs réserves face au label féministe. La critique du label et le refus de s’y identifier m’apparaissent essentiels, car ils montrent comment les femmes musulmanes se racontent elles-mêmes, situent leur résistance et construisent leur subjectivité.
-
[3]
À cause de l’actualité internationale, le terme jihad a pris une connotation très négative, synonyme de violences faites au nom de l’islam. En fait, ce terme arabe signifie « travail sur soi » (et il est aussi un prénom). En islam, il y a deux formes de jihad, le grand et le petit. Le grand jihad (en arabe Jihad Al-Nafs) est celui que la personne musulmane doit mener contre elle-même, contre son égo, pour devenir meilleure. Le petit jihad est celui qui consiste à mener une guerre « sainte » lorsque le contexte l’exige (la jurisprudence islamique étant très complexe sur ce sujet, je réfère aux travaux de Mohammed Arkoun et Mohamed Talbi).
-
[4]
Traduction libre, comme pour toutes les citations de l’arabe et de l’anglais dans ce texte.
-
[5]
Pour rappel, l’objet de cet article est de dégager et d’énoncer les praxis des femmes et féministes musulmanes. Or, bien que je ne puisse traiter de cette question ici, cet article s’inscrit dans un travail plus large où j’ai dégagé trois profils sociologiques des répondantes rencontrées, à partir de leur expérience et leur parcours sociologique en tant que femmes musulmanes au Québec : 1) les Québécoises (des femmes nées au Québec ou ayant immigré très jeunes) ; 2) les Converties ; 3) les Immigrantes (des femmes ayant immigré au Québec à l’âge adulte).
-
[6]
Verset qui signifie que « la lecture du Coran a été facilitée et rendue accessible ».
-
[7]
Cette situation avait fait l’objet du documentaire de la Canadienne Zarqa Nawaz (2005), « Une femme dans la mosquée ». En France, un mouvement de femmes musulmanes a créé un collectif pour dénoncer les conditions de prière des femmes dans la Grande Mosquée de Paris.
-
[8]
C’est elle-même qui demande l’emploi des minuscules (NdlR).
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