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Religion et psychanalyse sont si souvent interpellées l’une par l’autre qu’elles en viennent à former une dyade dont les termes seraient inséparables. L’espace de ce numéro thématique n’est pas approprié pour décortiquer une telle dyade, d’autant plus que la psychanalyse comme la religion sont des champs pluriels, des notions parapluies qui abritent respectivement de multiples modes d’appréhension de l’être, du sujet et du réel. Avoir eu l’espace nécessaire, il aurait été pertinent de confronter pour mieux les comparer les appréhensions du religieux par différents psychanalystes d’autorité historique tels que Sigmund Freud, Mélanie Klein, Jacques Lacan ou Françoise Dolto. Nous nous en tiendrons à celui qui est souvent reconnu comme le fondateur de la psychanalyse, à savoir Sigmund Freud, pour effectuer un bref détour par la psychanalyse freudienne et quelques-uns de ses derniers écrits rédigés alors que l’orientalisme était un paradigme dominant en Occident. Un orientalisme qui fait de l’islam, des musulmanes et des musulmans des objets d’exploration savante et idéologique.
Dans Totem et tabou (2001 [1913]), mais aussi dans L’avenir d’une illusion (2013 [1927]), Freud voyait la religion comme une illusion et comme le symptôme d’une sorte de névrose obsessionnelle collective, une épidémie planétaire. Si, malgré tout, le religieux est aujourd’hui si tenace, soutient Freud (1986 [1939]) dans son dernier ouvrage, L’homme Moïse et la religion monothéiste, c’est parce qu’il « ressurgit après avoir été refoulé » (Bourdin 2005 : 25). Dans Le moi et le ça, Freud (2010 [1923]) conçoit la religion comme l’avatar d’un conflit oedipien non résolu, la reviviscence d’un sentiment de culpabilité qui serait en fait l’angoisse liée à la peur de perdre l’objet/le sujet aimé. Freud voit aussi le sentiment religieux comme l’émanation d’un surmoi hypertrophié (« hypermoral », écrit-il) : « Formation substitutive qui remplace la nostalgie pour le père, [le surmoi] contient le germe à partir duquel toutes les religions se sont formées » (Freud 2010 : 84). Avec Malaise dans la civilisation, Sigmund Freud (1992 [1929]) conçoit la religion comme « une déformation chimérique de la réalité […] les religions de l’humanité doivent être considérées comme des délires collectifs […] Naturellement, celui qui partage encore un délire ne le reconnaît jamais comme tel » (Freud 1992 : 27).
Si l’on se fie à Freud, plus de 90 % de l’humanité vivrait alors dans « l’illusion », la « chimère », le « délire » et le déni. En effet, en arrondissant des chiffres toujours incertains, 7 milliards d’hommes et de femmes croyants de la planète seraient les objets passifs d’une pensée religieuse dictatoriale et délirante qui interdit tout processus de formation du sujet[1]. Toujours est-il qu’au moment où Freud construit sa théorie du religieux, l’orientalisme est au sommet de sa popularité et, en tant qu’un des principaux paradigmes dominants, va imposer à des savants comme Freud de considérer l’Autre non européen et non blanc comme affilié aux « races et [aux] peuples sauvages » (Freud 1992 : 34). La psychanalyse freudienne n’est-elle pas née dans un contexte paradigmatique où l’orientalisme de Silvestre de Sacy, d’Ernest de Renan et d’Edward William Lane, ainsi que l’évolutionnisme social primitif de Charles Darwin, de Lewis Henry Morgan et d’Edward Burnett Tylor étaient au sommet de leur popularité ? Certes, mais Freud, même s’il était enlisé dans ce carcan paradigmatique et idéologique de son temps, n’a pas glissé vers la radicalité haineuse aboyée par l’orientalisme raciste d’un De Gobineau (1967 [1853]) et son Essai sur l’inégalité des races humaines, ou par l’orientalisme antisémite et islamophobe d’un Ernest Renan (1883)[2] (dans Laffite 2015). Freud, même prisonnier du surmoi idéologique de son temps demeure plus nuancé et entrevoit l’éphémère qui guette l’orientalisme, le racisme et l’évolutionnisme linéaire des XIXe-XXe siècles, tout en refusant dans son dernier écrit (1986 [1939]), alors qu’il s’enfonçait dans la maladie et que le monde fonçait vers le nazisme assassin, « d’ériger une barrière insurmontable entre les primitifs non européens et la civilisation européenne ; au contraire […] », comme le souligne simplement, mais avec une pincée de cynisme, Edward Saïd (2003 : 19 ; traduction libre).
La psychanalyse freudienne restera cependant teintée du mépris et de la condescendance qui font la vitalité de l’évolutionnisme linéaire et de l’orientalisme savant qui ont vu naître et évoluer Sigmund Freud. À cela Freud ajoutera au sujet des femmes qu’elles « contrarie[nt] le courant civilisateur ; elles exercent une influence tendant à le ralentir […] alors que l’oeuvre civilisatrice est devenue de plus en plus l’affaire des hommes » (Freud 1992 : 55). En somme, le trièdre Religion-Autre-Femme serait alors le démon dont il faudrait exorciser l’humanité pour éviter qu’elle ne sombre dans la névrose et dans l’archaïsme anté-civilisationnel. On pourrait légitimement se demander si les femmes musulmanes seraient alors pour le monument Freud cette altérité radicale, racisée et « sauvage » qui, de chimère en délire, « contrarie le courant civilisateur » de l’Occident moderne, à l’instar de cette tendance islamophobe du XXIe siècle qui, souligne Geisser (2003), voit l’islam et les musulmanes comme essentiellement des « ennemis de la modernité ». Les auteurs du présent numéro thématique se proposent de taquiner cette question ravageuse qui, 100 ans après Freud et Renan, est au fondement d’une certaine pensée populiste, mais aussi moderniste et universitaire encore trop répandue et pour laquelle femmes et subjectivations musulmanes formeraient aujourd’hui un oxymore insoluble (Ahmed 1993, 2011 ; Abu-Lughod 2013).
Sortons de ce bref buissonnement psychanalytique pour nous propulser ailleurs et constater que l’islam tend aujourd’hui à être réduit à sa dimension politique (certes cruciale et complexe) et aux réactions que celle-ci suscite au coeur d’un paradigme sécuritaire et biopolitique mondial dominant. Un islam réduit à ses extrémismes littéralistes (salafisme ultraconservateur, Daesh, Al-Qaeda) d’où se déploient des violences extrêmes, auxquelles répondent des violences étatiques où les drones triomphent en nouveaux héros (Bibeau 2015) et où « l’obsession sécuritaire fait muter la démocratie » (Agamben 2014). Sans rien nier à la centralité de l’islam politique et sans nous en détacher complètement, nous proposons dans ce numéro thématique une voie plus anthropologique, par laquelle nous explorons l’islam comme étant à la fois une technologie de soi et une tradition discursive qui invitent les musulmanes à construire divers modes de subjectivation et de réalisation de soi. Il s’agit de modes de subjectivation correspondant moins à l’idéal moderniste du sujet individué, libéré de tout ancrage, qu’à des subjectivations où le sujet construit sa liberté à travers ses ancrages dans des espaces collectifs normés. Telle est du moins la voie esquissée et risquée dans cet ouvrage, très loin de Freud et de Renan.
Aussi, pour les férus de sémantique comme Émile Benveniste (1969 : 179-180) et l’un de ses critiques, Jacques Derrida (2000 : 54), la double racine étymologique latine du mot « Religion » est, d’une part, relegere, de legere et, d’autre part, religare, de ligare : cueillir, rassembler, lier, relier sont ainsi les verbes et les actions qui fondent le concept de Religion. Plusieurs voix s’élèvent pourtant pour dénoncer avec raison le démembrement, la désunion, et le délitement du lien social provoqués historiquement par les religions à travers le monde. L’islam est particulièrement visé par cette polyphonie accusatrice. Un islam qui détruit et désintègre. Et il ne fait aucun doute que des actes criminels ancrés dans une radicalisation violente, revendiquée au nom d’un islam ultra-conservateur depuis au moins la tragédie du 11 septembre 2001, procède à briser le lien social. Mais la radicalisation violente revendiquée au nom d’un certain islam ne brise pas le lien social en Occident seulement. Il suffit de réaliser un décompte aussi rapide que macabre dans les organes de presse les plus lus pour constater que les attentats au nom de l’islam ont fait des dizaines de milliers de victimes dont au moins 90 % étaient de confession musulmane ; à titre d’exemple, sur les 1 122 morts à la suite des attentats terroristes commis (au moment où ces lignes sont écrites) en octobre et en novembre 2017 en Afghanistan, en Égypte, en France, au Pakistan, en Somalie et aux États-Unis d’Amérique, plus de 1 000 personnes décédées étaient musulmanes (Mekki-Berrada 2017 ; Provencher 2017). Mais ces constats, aussi incontestables soient-ils, suffisent-ils pour mieux comprendre l’importance croissante que revêt l’islam aux yeux des 1,6 milliard de musulmans que comptait déjà le monde en 2015 (Pew Research Center 2017) ? Et l’islam peut-il être réduit à la violence perpétrée en son nom par une petite minorité de croyants ? L’islam, comme « système de représentations » (Clifford Geertz), « tradition discursive » (Talal Asad) et « technologie de soi » (Michel Foucault) ne serait-il pas autrement plus complexe à saisir que le simplisme véhiculé autant par les terroristes dits islamistes que par les modernistes-orientalistes et autres « ultralaïques » (Jean Beaubérot), ainsi que par les tenants d’une islamophobie savante ? Nous reviendrons amplement sur cette complexité qui exige des réponses toutes en nuances, telles que celles proposées par les auteures et auteurs de ce numéro thématique intitulé Femmes et subjectivations musulmanes[3].
Islam, subjectivation et technologie de soi
Michel Foucault (1994 : 227) attribue « deux sens au mot “sujet” : sujet soumis à l’autre par le contrôle et la dépendance, et sujet attaché à sa propre identité par la conscience ou la connaissance de soi ». Le premier sujet de cette citation est le sujet assujetti et le second, celui auquel nous nous intéressons dans le cadre de ce numéro thématique, est le sujet connaissant et agissant (Blais 2006). Toujours pour Foucault, le souci de soi est « un travail de soi sur soi » (Foucault 1984 : 72), c’est-à-dire la mise en oeuvre de l’ensemble des « techniques de soi » qui contribuent, d’une part, à l’émergence du sujet agissant (Foucault 2001f) et, d’autre part, à la capacité du sujet à agir sur soi en tant que sujet. Les techniques de soi forment « l’ensemble des pratiques dans lesquelles va se manifester [le] souci de soi » et constituent une « technologie de soi » qui fonde différents modes de subjectivation et « transforme le mode d’être du sujet » (Foucault 2001d : 46).
Le souci de soi ne se réduit pas au narcissisme. Il s’agit plutôt d’une manière d’être au monde, « une attitude à l’égard de soi, à l’égard des autres, à l’égard du monde » (Foucault 1984 : 53). Au contraire d’un souci égocentré, le souci de soi a pour objectif ultime de se soucier des autres et de la cité (Foucault 1984, 2001d, 2001e) : la condition nécessaire et préalable à la possibilité de contribuer à la transformation de la société est, pour le sujet, de se soucier d’abord de soi. Les femmes qui se subjectivisent dans et par l’islam mettent en oeuvre une « culture de soi » (Foucault 1984) qui se traduit par les akhlaq (bel agir, comportements vertueux) et, plus largement, par un ethos ou registre des codes de conduites sociales. Il s’agit de pratiques de soi (Foucault 1984, 2001b, 2001c) visant tout autant la transformation de soi que celle de la société – ainsi en est-il du port du hidjab (« voile »), de la prière quotidienne, du jeûne collectif ou du fait « d’habiter » certaines normes et attitudes. Bien plus que des symboles ou des signes identitaires et d’appartenance, ces pratiques de soi renvoient à une agencéité éthique et politique qui contribue à la formation du sujet agissant sur soi et sur la société (Mahmood 2005 : 135, 139, 149 et sqq.). Il y a ici un parallèle à faire avec ce verset coranique : « Allah ne transforme un peuple qu’après en avoir transformé ce qui réside en chaque individu » (Coran 19 : 53). Un verset que les femmes-sujets-agissants-musulmanes font leur, en y voyant justement une attitude à l’égard de soi et des autres. Loin d’être une quête solitaire ou de repli, « le souci de soi […] apparaît alors comme une intensification des relations sociales » (Foucault 1984 : 74) et un catalyseur obligé à l’émergence d’un sujet à la fois « solitaire et solidaire » (Coste 2008 : 204), à travers un mode de subjectivation qui allie l’indépendance du sujet et la sociabilité du groupe (Barthes 2002 ; Mekki-Berrada 2013, 2014).
Des anthropologues nord-américaines contemporaines comme Janice Boddy (1989), Lila Abu-Lughod (1993, 1998, 2002, 2013), Homa Hoodfar (1997, 1999) ou Saba Mahmood (2005, 2009) tentent de mieux comprendre les processus d’émergence de sujets non individués, processus où « la subjectivation est liée à la sujétion » (Butler 2002 : 151 ; 2013 [2009]). Une telle approche permet de « dépasser l’opposition simpliste entre résistance et subordination » (Mahmood 2009 : 23) et d’aller au coeur de « ce que Foucault appelle le paradoxe de la subjectivation : les processus et l’ensemble des conditions qui assujettissent le sujet sont aussi le moyen par lequel le sujet acquiert une identité et une capacité d’agir » (ibid. : 36) ; le sujet musulman féminin étant ici la personne individuelle ou collective qui se construit à travers le paradoxe de la subjectivation et qui est en mesure de mobiliser, au sein d’un éventail de possibilités, les techniques de soi nécessaires pour se réaliser comme sujet agissant (Mahmood 2005). Ces techniques de soi autorisent la formation du sujet musulman féminin, non pas en rompant tout lien avec la « tradition musulmane » mais, au contraire, en s’ancrant davantage dans cette tradition tout en habitant ses normes et ses stratégies discursives (Mahmood 2009 ; Mekki-Berrada 2014). Il ne s’agit pas d’affirmer ici que la rupture avec l’islam interdit toute subjectivation, ce serait un non-sens, mais le présent ouvrage collectif relève le défi d’explorer les conditions de possibilité (et d’impossibilité) de la subjectivation plurielle des musulmanes. La reconnaissance d’un tel mode de subjectivation, par lequel se construirait un sujet féminin « libre » dans des espaces collectifs fortement normés, exige cependant l’effort nécessaire mais ardu de décentrer, en la questionnant, la subjectivation individuée qui domine en Occident. Il y a en effet lieu de se demander s’il n’y aurait pas un autre mode de subjectivation à explorer plus à fond et qui, central dans la plupart des populations non occidentales (migrantes ou non), construirait la liberté du sujet plus dans des espaces collectifs que par l’individuation.
Islam, subjectivation et tradition discursive
Les sujets musulmans féminins évoluent dans un islam conçu ici de deux façons, à savoir, comme le suggère Foucault, une « technologie de soi » mais aussi, comme le suggère Talal Asad (1986), une « tradition discursive ». Une tradition discursive est une « formation discursive » (Foucault) particulière reposant sur un réseau de discours, de textes canoniques fondateurs et autres pratiques discursives (Coran, Ahadith, techniques de soi), tous inévitablement soumis à une lutte herméneutique qui implique une pluralité d’acteurs dont les guides spirituels, les théologiens, les partis politiques, chefs d’État, intellectuels et simples citoyens (Mahmood 2005 : 115-116). Et une telle lutte, qui par ailleurs s’inscrit dans des relations de pouvoir (Asad 1986, 2002) à l’intérieur desquelles le sens se négocie entre les différents sujets impliqués, est nécessaire à la tradition qui ne vit que « par la grâce de l’interprétation » (Ricoeur 1969 : 31).
La notion de « tradition » est à comprendre ici, non pas dans son sens orientaliste, archéologique et folklorique, mais dans le sens asadien (Asad 1986) et gadamérien (Gadamer 1996a, 1996b, 2005) du terme, autrement dit comme ce qui gouverne le rapport du sujet au monde et ce qui lui permet de se réapproprier le passé ; une réappropriation nécessaire à une reformulation du présent et du futur (Mahmood 2005 : 115) et qui donne toute sa profondeur à l’existence humaine (Arendt). Le sujet traditionnel s’approprie alors la tradition qui ne lui impose pas une obéissance aveugle (Gadamer), mais qui s’actualise au contraire en vertu de l’action interprétative déployée par le sujet (Asad, Ricoeur). Ceci n’est pas sans rappeler encore le paradoxe foucaldien de la subjectivation où le pouvoir tout à la fois construit et subordonne le sujet, c’est-à-dire rend possible sa formation (Foucault 1976, 2004). C’est que le sujet ne peut être réduit à sa capacité de résister et de subvertir le pouvoir, mais s’accompagne aussi de sa nécessaire subordination au cadre qui le constitue. Dans cette dyade irréductible et en tension créatrice que forment la résistance et la subordination, le sujet souverain, autonome et individué relèverait de la pure fiction et du fantasme, car la subordination (consciente ou inconsciente) à la tradition (que celle-ci soit par ailleurs religieuse ou séculière, savante ou populaire) est incontournable et, en synergie avec la résistance, constitue même la condition de possibilité pour la réalisation de soi comme sujet agissant (Mahmood 2005).
Pourtant, depuis au moins 1798 et depuis Bonaparte qui souhaitait propager les Lumières en Égypte pour « sauver » la région de « l’obscurantisme musulman » (Saïd 2005), la tendance générale est encore aujourd’hui de considérer l’islam et la subjectivation des musulmanes comme fondamentalement incompatibles (Ahmed 1993, 2011 ; Abu-Lughod 2002, 2013). Se limitant à une généralisation des manifestations les plus rétrogrades de certains systèmes patriarcaux dans des sociétés musulmanes contemporaines, cette vision, dans sa forme la moins critique et la plus orientaliste, nie en effet aux musulmanes leur capacité d’agir dans et sur le monde. Un tel oxymore (islam/subjectivation) serait aussi révélateur de la fausse conscience des musulmanes, coupables de reproduire les instruments de leur propre domination et incapables de constater l’état de servitude et de soumission dans lequel l’islam les maintiendrait. Il serait donc de la responsabilité des chercheuses et des chercheurs en sciences sociales ainsi que des décideurs politiques les plus éclairés, comme l’ont déjà tenté Bonaparte et d’autres promoteurs européens de la « civilisation » pendant ces derniers siècles, de sortir les musulmanes de leur obscurantisme et de leur fausse conscience pour les libérer ainsi du joug d’un islam liberticide et de son inhérente domination masculine. N’y aurait-il pas là, écrit le philosophe québécois Daniel Weinstock (2011 : 40) un « paternalisme moral » et « un mépris de l’autre qui ressemble à s’y méprendre à celui des missionnaires qui, naguère, prétendaient connaître mieux que les “sauvages” la voie du Salut » (Weinstock 2013 : n.p.) ? Les musulmanes contemporaines sont en fait confrontées à « une double hégémonie obscurantiste », celle de l’islam radical littéraliste qui lapide les femmes, les muselle et les met en cage, et celle « d’un nouvel ordre mondial [qui] au nom de “l’Occident” […] voudrait établir […] une standardisation des cultures du monde, en prenant la femme comme objet de libération, même s’il ne craint pas, simultanément, d’avoir des alliances stratégiques » (Benslama 2014 : 264) avec certaines pétromonarchies misogynes et liberticides où les femmes sont objet (et non sujet) d’ostracisme et de déshumanisation. Dans leur effort (sens premier du terme arabe « jihad ») pour se libérer de cette double hégémonie, un nombre sans cesse croissant de musulmanes à travers le monde déclarent n’avoir besoin ni de « l’homme blanc pour les sauver de l’homme brun » (Spivak 1988 : 296), ni des alliances douteuses entre décideurs politiques occidentaux et autres bien-puissants orientaux. Tout se passe comme si la tendance forte, chez nombre de musulmanes contemporaines, est de préférer des pratiques de soi par lesquelles elles s’approprient leur tradition discursive (en l’occurrence l’islam) pour construire ainsi des capacités d’agir qui leur sont propres, tout en questionnant la raison moderniste-progressiste qui s’octroie le droit et la responsabilité de les sauver et de les libérer de leur « fausse conscience » (Mahmood 2009 ; Abu-Lughod 2013).
Explorer, comme nous souhaitons le faire à plusieurs voix dans le présent numéro thématique, des modes de subjectivation qui ne correspondent pas à l’idéal moderniste du sujet autonome individué, ne signifie aucunement qu’il s’agisse de justifier des théologies liberticides et féminicides que, par ailleurs, toutes et tous les co-auteurs du présent ouvrage condamnent vivement et inconditionnellement. Il ne s’agit pas non plus de défendre l’idée que l’islam soit par définition une source d’agencéité et de subjectivation ou, au contraire, de passivité et d’assujettissement. Notre exploration suggère simplement d’être ouverts à la possibilité d’autres modes de subjectivation qui feraient émerger un sujet culturellement situé. Ce dernier ne se construit pas par individuation, dans un espace vidé de l’emprise de l’Autre (Dieu, la tradition, la religion, les origines, la tribu, l’ethnie, la famille, le père, l’époux, etc.). Il émerge au contraire dans des espaces collectifs normés et tissés de rhizomes sociaux, éthiques et cosmogoniques. C’est de cette incontournable rhizomie qu’émerge le sujet féminin musulman, c’est-à-dire à travers un processus de subjectivation d’où éclot un sujet d’autant plus « fort » qu’il est non individué. Il est à noter, cependant, que la question du sujet en islam est un « continent oublié » (Benslama 2014 : 191). Le présent numéro prend le risque d’explorer la version féminine de ce continent où le sens de la dyade « sujet/musulmane » relève à première vue, mais à première vue seulement, de l’oxymoron.
La pertinence et l’originalité de ce numéro spécial sont de deux ordres. Premièrement, il ne fait aucun doute qu’il y a beaucoup de chemin à parcourir avant que les musulmanes, surtout celles vivant en pays musulmans, ne jouissent de tous les droits qui leur reviennent, d’une éducation de qualité, de soins de santé optimaux, de services publics décents et efficients, de remparts solides contre la violence domestique. La question est cependant de savoir si ces violations sont enracinées dans et justifiées par l’islam ou, ce qui est tout à fait différent, relèvent plutôt : 1) d’une sur-masculinisation de l’islam, c’est-à-dire d’une herméneutique misogyne des textes fondateurs comme le Coran et les ahadith ; 2) d’une misogynie structurelle : les femmes bafouées et méprisées le sont parce qu’elles sont femmes et non à cause de leur islamité ; 3) du contexte international et macrosocial dont les tensions et les enjeux de pouvoir se répercutent au bout du compte sur la vie personnelle des femmes musulmanes, notamment par le biais de l’appropriation inégalitaire des richesses par des élites internationales et nationales complices, et par la violence politique et la pauvreté structurelle auxquelles les femmes, y compris les musulmanes, sont confrontées. Deuxièmement, alors que les anthropologies nord-africaine, états-unienne et européenne sont plutôt prolifiques en termes de recherches et de publications sur les ethnothéories et les pratiques liées à l’islam, les départements d’anthropologie des universités canadiennes en général et bien plus encore des universités québécoises se cantonnent dans un silence désintéressé et inquiétant malgré quelques heureuses, mais trop rares, exceptions.
Ce numéro spécial à plusieurs voix invite alors des anthropologues – canadiens et québécois surtout, mais aussi européens et états-uniens – de différentes origines à aborder la complexité de la subjectivation des musulmanes en explorant une pluralité de contextes et de situations. Lila Abu-Lughod ouvre le bal avec son article « Les femmes musulmanes et le “droit de choisir librement” » en nous invitant à revisiter la notion de « libre choix » à partir des perspectives qu’en ont des villageoises égyptiennes. L’auteure appuie ses propos sur une série de micro-ethnographies réalisées sur deux décennies dans son village égyptien de prédilection ethnographique, ainsi que sur une analyse de romans à sensation (« pulp nonfiction »). Les questions posées par Abu-Lughod semblent relever du truisme même s’il peut s’avérer difficile, voire impossible, d’y répondre : sur quels critères pouvons-nous nous baser pour distinguer les choix faits librement de ceux qui ne le sont pas ? Si le port du hidjab n’est pas un libre choix, la chirurgie esthétique (Mahmood 2005) et « la taille 38 » (taille fine, Mernissi 2001) des corps sculptés par les photographes de la mode féminine occidentale relèvent-elles vraiment du libre choix ? Qui a le pouvoir de décider si une pratique vestimentaire est librement choisie ou non ? Tout choix n’est-il pas culturellement et politiquement situé et n’éclot-il pas dans des configurations spécifiques de pouvoir ? Abu-Lughod martèle, non sans provocation, que :
[N]ous devons commencer par nous demander qui a le pouvoir de réduire les « autres » femmes, et particulièrement les femmes du Moyen-Orient ou les musulmanes, à des sujets marqués par l’absence de choix, symbolisées par leurs burqas ou leurs hidjabs, et de leur proposer des recours – dans le cadre du développement, de l’émancipation, de la chrétienté, des droits des femmes, ou de la réforme de l’islam.
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Lila Abu-Lughod ne le mentionne pas explicitement, mais une question-mère semble traverser en filigrane tout son article : la logique orientaliste genrée est-elle encore à ce point ancrée dans une certaine mentalité populaire, comme dans certains discours savants ? La logique orientaliste genrée est un orientalisme fantasmatique qui divise le monde entre un Occident où le libre choix serait la règle pour les femmes, et un Orient où le libre choix relèverait de l’oxymore et de l’impensable. Avec un tel orientalisme suranné mais tenace, contre lequel l’anthropologie n’est pas encore tout à fait immunisée et qui s’impose comme non-dit et comme non-su théoriques et idéologiques, l’assujettissement présupposé des femmes musulmanes provoque des « paniques morales » dictant l’impératif occidental de sauver celles-ci d’elles-mêmes et de leurs hommes assujettissants (Abu-Lughod 2013) ; un impératif de sauver l’Autre en le dominant aussi et en envahissant son pays, mais aussi en fermant les frontières qu’il pourrait traverser et en émettant des décrets anti-immigration et autres Muslim bans à force de stratégies performatives. La notion de libre choix semble ainsi porter en elle un pouvoir potentiel dont les agents performateurs vont, consciemment ou non, abuser pour contrôler les frontières (« sécuritisation »), contrôler les nations (colonialisme), contrôler les populations (biopolitique), avec comme passage obligé le contrôle du corps des femmes (anatomo-politique).
Mondher Kilani s’avance plus loin dans l’espace anatomo-politique en se basant sur les nombreux séjours ethnographiques qu’il a effectués en Tunisie entre 2011 et 2015 pour y vivre et y observer la révolution de l’intérieur, un peu comme Michel Foucault l’avait fait en 1979 au coeur de la Révolution iranienne. Mais la Tunisie de 2011 et l’Iran de 1979 ne répondent pas aux mêmes dynamiques et, si l’anthropologue s’inspire conceptuellement du philosophe, le regard du premier se démarque sensiblement de celui du second. L’anthropologue Kilani, dans son article « Femmes, Révolution et nouveau gouvernement des corps en Tunisie », fait de la révolution tunisienne une lecture « anatomo-politique » à travers le gouvernement des corps qu’elle a suscité en général et à travers celui du corps des femmes en particulier. Les islamistes qui investissent l’espace politique opèrent une biopolitisation de l’islam face à une population dont ils veulent gérer la vie en s’insérant dans les interstices qui traversent les espaces publics, privés et intimes :
L’islam, ou une conception particulière de cette religion, a vite fonctionné comme une puissante machine biopolitique qui touche à l’habillement, à la sexualité, au rituel et à la fête, au mariage et à la famille, à l’intime et à la sphère publique, à l’expression artistique et au sacré, aux formes de religiosité et de croyance, au rapport à la mort et à la vie, au licite et à l’illicite. Bref, les islamistes ont réalisé l’importance stratégique de la prise de contrôle du corps de la société, notamment à travers le corps des femmes, pivot central d’un tel assujettissement.
p. 57
La biopolitique islamiste de 2011, soutient l’auteur, fait suite à la biopolitique réformiste-moderniste qui commence au milieu des années 1950. Cette dernière, qui a accompagné le mouvement d’indépendance nationale contre l’entreprise coloniale européenne et qui va imposer un « féminisme officiel », un féminisme d’État, va contrôler les associations féministes de la société civile. Le féminisme d’État va alors dénier toute légitimité à son pendant civil, et ce, jusqu’à la Révolution de 2011 qui finira cependant par préparer la table, à son tour et comme paradoxalement, à une biopolitique islamiste émergente. Cette dernière, en souhaitant contrôler le corps des femmes, vise aussi le contrôle du corps social et du corps politique, mais non sans une certaine résistance de la part de regroupements féministes civils postrévolutionnaires. Tout en soulignant l’existence de stratégies subjectivantes que les musulmanes élaborent elles-mêmes pour se construire comme sujets politiques, Mondher Kilani insiste sur les dérives d’un certain islam ultra-conservateur, voire radical, au sein duquel des femmes sont actives et qui vante les bienfaits de la polygamie et de la subordination de la sexualité féminine à la seule satisfaction pulsionnelle masculine, banalisant la violence faite aux femmes et apportant une pratique anachronique et étrangère à la Tunisie, à savoir l’excision féminine. Tout autant de violences visant le contrôle anatomo-politique des femmes musulmanes. Contrôle abusif et violences inadmissibles aux yeux des féministes musulmanes, comme le souligne Kilani, et comme le souligne aussi Leïla Benhadjoudja dans son article publié ici. Kilani se demande, relativement à la biopolitique islamiste : « Finalement, n’en avait-il pas été ainsi avec les différents féminismes d’État qu’avaient connus un certain nombre de pays musulmans comme la Turquie d’Atatürk, la Tunisie de Bourguiba ou l’Iran du Shah ? » (p. 72), à savoir trois pays qui avaient interdit le port du hidjab. « Chaque fois, c’était le père de la nation qui offrait, concédait, voire imposait des droits aux femmes », précise Kilani (p. 73). Un féminisme paternaliste qui a néanmoins vu émerger des associations féministes laïques et musulmanes pour créer en Tunisie de nouvelles coalitions et revendiquer la justice sociale pour les femmes tunisiennes mais aussi, et surtout, pour toutes et tous les Tunisiens confrontés à l’injustice sociale, que celle-ci émane d’un État laïque ou d’un État musulman, tous deux porteurs à différents degrés d’un islam paternaliste institutionnalisé. Le féminisme pluriel de la Tunisie ne se limite plus au corps de ses femmes, il s’ouvre aux corps social et politique d’une Tunisie dont la population actuelle n’a connu que des dictatures coloniales et néocoloniales depuis le XIXe siècle. C’est dans ce contexte complexe d’une transformation sociale et politique en cours que Mondher Kilani discute les tentatives de subjectivation des femmes musulmanes en Tunisie.
Comme en dialogue avec Kilani, les anthropologues Shirin Abdmolaei et Homa Hoodfar, dans « Porter son identité à l’ère de la mondialisation : politiques du voile et de la mode en contextes musulmans et occidentaux », illustrent les processus par lesquels le gouvernement du corps féminin n’est pas une stratégie biopolitique (ou anatomo-politique) propre aux théocraties musulmanes et montrent que, contrairement au statu quo qui sévit dans un certain féminisme primitif et eurocentré, le corps des femmes occidentales non musulmanes est tout aussi gouverné, quoique de façon moins visible, notamment par les tendances de la mode vestimentaire. Mernissi (2001), dans son célèbre ouvrage Le Harem et l’Occident, posait de son côté un regard anthropologique aussi savant que rieur sur la mode vestimentaire féminine comme étant le « harem des femmes occidentales » (Mernissi 2001 : 210-211). Un harem qui prend racine dans une Europe ancienne et qui ne perd pas en vigueur au XXIe siècle. Abdmolaei et Hoodfar rappellent que les femmes en France n’ont officiellement le droit de porter des pantalons qu’en 2013, année durant laquelle la loi à cet effet été abrogée, et que les sénatrices américaines sont restées sujettes à la même interdiction par leur sénat jusqu’en 1993 :
Mais récemment, dans les débats publics et les préoccupations morales qui ont prédominé dans diverses arènes sociales et politiques en Amérique du Nord et en Europe, c’est le voile qui a été considéré comme une entrave aux droits des femmes et à la parité hommes-femmes.
p. 82
Les auteures montrent alors comment les femmes musulmanes s’approprient l’espace de la mode vestimentaire féminine musulmane (« Muslim Fashion ») pour habiter la norme et en faire un espace où les femmes musulmanes se construisent comme sujets esthétiques et politiques. Le corps des femmes et l’espace de la mode vestimentaire deviennent ainsi des champs de bataille politique et de négociation du pouvoir. L’article proposé par Shirin Abdmolaei et Homa Hoodfar vise à montrer que :
Dans le cas de l’Iran, de la Turquie, de la France et du Québec, les initiatives étatiques de régulation du voile et des corps habillés des femmes ont révélé que la façon de s’habiller est une puissante institution politique qui continue de jouer un rôle essentiel dans les efforts nationalistes en contextes musulmans et occidentaux.
p. 84
Les auteures taquinent aussi les idéologies étatiques genrées qu’elles identifient en terres d’islam comme en Occident, et illustrent comment les femmes construisent de nouvelles féminités à travers les modes vestimentaires féminines musulmanes en transformant le port du voile en une forme de résistance face aux idéologies étatiques anatomo-politiques. Le dévoilement des femmes musulmanes (en Iran, en Tunisie et en Turquie par exemple) est à l’origine une stratégie biopolitique colonialiste européenne ; et leur voilement imposé par l’État (comme en Iran chiite postrévolutionnaire) est tout autant une stratégie biopolitique genrée. Dans tous les cas, c’est le corps des femmes qui sert de champ de bataille. Mais les femmes résistent et, en Iran, elles développent des alternatives vestimentaires défiant les diktats de l’État en la matière, et ces alternatives vestimentaires constituent une stratégie discursive et politique par laquelle les Iraniennes réclament collectivement sur la place publique, à travers tout le pays, plus d’équité et de justice sociale :
Les femmes transforment activement le discours de docilité et de conformisme que véhicule le voile en un discours révélateur de leur résistance et de leur agentivité […] Le cas iranien contredit également l’idée que les femmes vivant en contextes musulmans subissent passivement leur oppression et qu’elles ont besoin de l’aide de l’Occident pour être libérées et sauvées.
p. 90
Même contrôle des corps en Turquie par l’imposition d’un appareil vestimentaire uniformisant. Mais dans la Turquie laïque post-impériale, l’État de Mustapha Kemal Atatürk des décennies de 1920 et 1930 vise d’abord le corps des hommes en imposant des habits masculins de style européen colonial, avant d’obliger graduellement les femmes au dévoilement. Plus tard, avec la Révolution qui sévit dans l’Iran voisin des années 1970-1980, les femmes turques remettent le voile « pour revendiquer leurs droits démocratiques et de citoyenneté, y compris la liberté de conscience et de choix vestimentaire » (p. 93). Cela n’empêchera pas l’État d’interdire de nouveau le voile dans les années 1990. En réaction à cette interdiction étatique les femmes continuent de résister en faisant en sorte que le voile devienne « un espace de contestation politique et de revendication de droits individuels » (p. 94) et les femmes voilées les plus activistes s’imposent comme candidates aux élections parlementaires :
[…] Cette action a rapproché les femmes voilées des femmes laïques dans leur intention de favoriser une présence politique plus significative des femmes. Les deux groupes ont réalisé que leur exclusion du pouvoir politique tenait bien plus au fait qu’elles étaient des femmes qu’au voile ou à la laïcité.
p. 95
Ce n’est pas sans rappeler la coalition soulignée par Kilani dans ce numéro thématique et qui est formée par les féministes musulmanes et laïques de Tunisie.
Abdmolaei et Hoodfar se demandent alors si en France et au Québec, l’interdiction, ou projet d’interdiction, du port du hidjab et des signes religieux dits ostentatoires ne relèverait pas, comme en Turquie et en Iran, d’une stratégie anatomo-politique consistant, consciemment ou non, à contrôler le corps des femmes et à en gérer la vie politique ; avec comme élan paradoxal de vouloir à la fois libérer les femmes musulmanes du joug des hommes musulmans et de leur imposer une agentivité décidée par l’État. En France et au Québec d’aujourd’hui, l’État s’érige-t-il, à l’instar des États colonialistes des XIXe et XXe siècles, comme les sauveurs des femmes musulmanes guidées par leur fausse conscience et dominées par leurs coreligionnaires masculins ? Mais « Les femmes musulmanes ont-elles besoin d’être sauvées (Do Muslim Women Need Saving) ? », nous demande avec insistance Lila Abu-Lughod (2013 et ce numéro). Ou encore, questionnent Shirin Abdmolaei et Homa Hoodfar, l’État a-t-il imaginé « que l’élimination des différences esthétiques voyantes entre les citoyens constituait un pas en avant vers une citoyenneté d’apparence homogène et unifiée qui conserverait une profonde identité française ou québécoise » (p. 96-97) ? Refusant de réduire le hidjab à la simple expression d’un symbole religieux et d’oppression, les auteures s’affairent plutôt à déployer la complexité de cet atour et à nous transporter dans les espaces sinueux, rhizomiques, politiques, pluriels et mouvants que le hidjab ouvre pour la résistance des femmes musulmanes, pour la (re)négociation du pouvoir et la réappropriation de celui-ci par ces mêmes femmes.
Leïla Benhadjoudja, dans sa contribution intitulée « Les femmes musulmanes peuvent-elles parler ? », rebondit sur la question de la négociation du pouvoir par les femmes en empruntant le chemin de la subalternisation en cours des femmes musulmanes au Québec. Il s’agit d’une subalternisation qui se tisserait avec des relents coloniaux et orientalistes et qui contribuerait du même coup à la désubjectivation de ces femmes malgré leur agentivité durement construite. Benhadjoudja précise :
Cette subalternisation ne se limite pas tant dans une confiscation de la parole que par une incapacité à entendre cette parole. En effet, bien des femmes dites du Sud parlent, agissent et participent, mais la lentille (post)coloniale par laquelle elles sont écoutées ou observées déforme leurs discours, souvent à la faveur des clichés orientalistes.
p. 113
D’une part, les voix et les corps pluriels de ces femmes sont généralement traduits en menaces existentielles à la laïcité, à la démocratie et aux droits des femmes et, d’autre part, les femmes musulmanes sont érigées en victimes de leur propre fausse conscience. Benhadjoudja met en dialogue dans son article un certain féminisme séculier primaire (mainstream) qui cherche à « sauver » ces femmes d’une oppression dont elles seraient les victimes inconscientes, avec un féminisme musulman fait de femmes que l’auteure a interviewées à Montréal entre 2011 à 2015 « [d]ans un contexte où l’on parle beaucoup d’elles, mais rarement avec elles » (p. 114). Sociologue et anthropologue, Benhadjoudja se penche sur les pratiques discursives et militantes de ces femmes. Mais aussi sur l’expérience plurielle de leur propre islamité :
C’est par cette expérience, dans un contexte où l’islam est présenté comme une oppression pour les femmes, que se construit la subjectivation féministe musulmane […] Je propose […] de mettre en lumière comment l’islam – entendu comme une expérience vécue – participe à la subjectivation et à la praxis des femmes musulmanes au Québec.
p. 114 et 119
L’article constitue alors une occasion d’explorer les processus d’objectivation, de racisation et d’essentialisation, mais aussi de subjectivation des musulmanes qui, loin de constituer un groupe homogène, semblent cependant avoir en commun d’habiter l’islam en tant que technologie de soi féministe et de poser leur activisme militant comme fondamentalement antiraciste. Une technologie de soi par laquelle les répondantes opèrent des choix réfléchis, avec cette idée foucaldienne que « se décider soi-même est un rapport politique de soi à soi » (p. 121). Les femmes interviewées, suffisamment lettrées pour avoir un accès direct aux textes canoniques de l’islam, indiquent que leur islamité féministe leur permet de faire appel à la justice sociale tout en critiquant les hommes musulmans qui ont une tendance misogyne. Elles rejettent les lectures hypermasculines et sexistes que certains hommes font de ces textes, un sexisme oppressif contre lequel l’Occident non musulman n’est par ailleurs pas complètement immunisé. Elles rejettent aussi le déni d’un certain « féminisme québécois » face aux préoccupations de nombreuses femmes racisées, et face à la démonisation que ce féminisme fait de la religion et de la religiosité, ce qui contribue à exclure/marginaliser les femmes racisées et/ou religieuses. Un tel paradoxe laisse dubitatives nombre de musulmanes féministes face aux féminismes blancs eurocentrés. Ainsi, conclut l’auteure :
S’il est vrai que les femmes musulmanes parlent, ce qui semble inaudible est que l’islam est vécu comme un ensemble de techniques de soi qui structurent la conscience féministe musulmane.
p. 128
Cette technologie de soi semble concerner tout autant les femmes nouvellement converties à l’islam. Dans son article « Comment réaliser la piété dans l’immanence ? Exercices de (re)composition de modèles sociaux et éthiques d’intellectuelles engagées et converties à l’islam », l’anthropologue Géraldine Mossière nous plonge dans des rencontres ethnographiques qui invitent à lire la conversion à l’islam de femmes québécoises et françaises – « un retour au spirituel dont l’islam se fait le vecteur » (p. 136), – comme un projet personnel, social et cosmogonique ancré dans une technologie de soi qui autorise la construction d’un « sujet de piété musulman » féminin. « Pour la plupart des nouvelles musulmanes que nous avons rencontrées », écrit Mossière, « l’islam offre un langage qui permet d’exprimer une expérience d’altérité, de marginalité, ou de féminité, dans des environnements où les identités et modèles sociaux sont relativement normés » (p. 136), tout comme il offre un cadre de résistance face à la subordination exigée par des idéologies laïques ou religieuses dominantes. Ces femmes nouvellement converties possèdent diplômes et expériences professionnelles, sont urbaines, maîtrisent les médias sociaux et sont activement engagées dans les associations et organismes communautaires virtuels ou ayant pignon sur rue. Cet engagement gravite autour de la (re)construction d’une « Umma fantasmée » et de la gestion des conflits et tensions internes à cette Umma. Ces tensions, les nouvelles musulmanes tentent de les transformer en tensions créatrices de nouvelles solidarités tant avec les non-musulmans qu’avec les « soeurs converties » pour qui « Ces formes d’entraide sont vécues comme des mises en pratique de la philosophie de l’islam qui est décrit, non sans émotion parfois, comme un modèle de justice et de solidarité sociale » (p. 140). L’entraide et les « pratiques de soi sur soi » ancrées dans la religiosité musulmane intègrent alors l’herméneutique et l’émergence du sujet musulman féminin non individué et en quête de son « état naturellement pur (fitra) » (p. 141). Mais « le processus de retour du sujet musulman à sa propre nature (fitra) se compose […] dans le terreau de forces sociales et historiques qui en déterminent la possibilité et les contraintes » (p. 142). Le sujet musulman féminin est ainsi pluriel, car tout à la fois cosmogonique, social, politique et historiquement situé, et c’est cette pluralité en osmose qui oriente tant l’action plurielle dans et sur le monde que les « modes de production du soi ».
Les nouvelles musulmanes interviewées par Géraldine Mossière en France et au Québec se définissent comme des médiatrices interculturelles contribuant à la coconstruction d’un vivre ensemble qui satisfasse et rapproche les musulmans et les non-musulmans. Elles voient ainsi en l’islam un paradigme transformateur du soi et de la cité. Entre terres d’altérité et d’hostilité, les nouvelles converties font du Québec et de la France des espaces de déconstruction de mythes islamophobes tout en (re)construisant leurs propres subjectivités. Aussi, écrit Mossière :
Par de subtils jeux de différentiation et d’identification qui empruntent aux stéréotypes et rapports de pouvoir locaux, ces techniques de subjectivation négocient les forces et contraintes de leur environnement social, et de leur situation de l’entre-deux.
p. 147
Les « nouvelles musulmanes », qui par ailleurs préfèrent vivre en Occident plutôt que dans un pays musulman, développent des modes d’être et de faire, de socialité et d’enculturation leur permettant d’articuler dans un tout qui leur est cohérent l’islam et la laïcité, la construction du soi et la reconstruction du monde, le local et le transnational. Les femmes interviewées par Mossière se situent dans un entre-deux liminal qu’elles affectionnent, consciemment ou inconsciemment, car il leur permet de passer et repasser d’un monde à l’autre, de la France ou du Québec à l’islam et vice-versa. Ce rôle de « passeuses » leur procure le capital nécessaire à la construction active d’une identité musulmane métissée et d’une subjectivation politique rétives à la fixité et avides de transformations perpétuelles.
Les quatre derniers textes (Selby, Barras et Beaman ; Cardinal ; Gomez-Perez ; Mekki-Berrada et Schensul) discutent du rapport des femmes aux figures d’autorités musulmanes, à savoir celles de l’Homme éclairé et du Patriarche en contexte canadien, des magistrates en Syrie, des prêcheuses au Sénégal et au Burkina Faso, et des imams en Inde.
Dans leur article intitulé « Le Terroriste, l’Homme éclairé et le Patriarche : les figures qui hantent le quotidien des musulmanes », Jennifer Selby, Amélie Barras et Lori Beaman se penchent sur « trois figures discursives » masculines qui s’intègrent dans une théâtralité sociale où elles sont utilisées comme d’incontournables repères légitimateurs d’islamophobie, de racisme, de xénophobie, de misogynie et de « panique morale ». Ces figures essentialisées et orientalisées sont souvent mobilisées par des faiseurs d’opinions en contexte d’immigration pour construire discursivement et politiquement l’Autre musulman(e) en menace existentielle, et légitimer ainsi certaines pratiques excluantes, discriminatoires et disciplinaires qui contribuent à la gouvernementalité de l’altérité musulmane. Les auteures ont choisi d’analyser la synergie qui animent ces trois figures et qui est elle-même en interaction dynamique avec la vie, le dire et le faire des femmes interviewées à Montréal (Québec) et à Saint-Jean (Terre-Neuve-et-Labrador) au Canada. Pour Selby, Barras et Beaman « Les normes genrées, le racisme et les intérêts géopolitiques sont […] à la base de l’activation de ces figures » (p. 162). La figure du Terroriste est particulièrement prégnante et vise même les enfants des mères interviewées préoccupées par les situations sociales (à l’école par exemple) où leur enfant, du fait de son nom ou de ses caractéristiques phénotypiques, est parfois douloureusement associé par ses pairs à la figure du Terroriste, association qui tend à se traduire par des propos et attitudes islamophobes. L’impact de ce type de violence devenue quotidienne et « ordinaire » (Taussig 1989) indique par ailleurs des liens possibles avec la santé mentale de ces jeunes citoyens (Rousseau, Hassan, Lecompte et al. 2016). La figure du Terroriste est en fait si influente cognitivement qu’elle fait ombre à celle, tout aussi stéréotypée, de l’Homme éclairé, au point que le second est invisibilisé par le premier : l’altérité musulmane est d’abord et avant tout associée à une violence irrationnelle innée (violence animale) et à la menace terroriste, et ce, par le détour de mythes orientalistes profondément ancrés dans le préconscient occidental et postcolonial. Quant à la figure du Patriarche, associée à l’ultra-conservatisme musulman salafiste, elle se rapproche du Terroriste dont les discours et les injonctions sont misogynes et liberticides. La figure stéréotypée du Patriarche, rappellent les auteures, est en contexte d’immigration généralement construite et activée par les acteurs non musulmans appartenant au groupe dominant de la société d’accueil qui considèrent les femmes musulmanes comme incapables d’émerger en tant que sujets face à la terreur du Patriarche. Les femmes musulmanes interviewées s’en défendent et vilipendent ce cliché vivace tant de fois activé, depuis plus de deux siècles, par les toiles d’un Eugène Delacroix, le mépris islamophobe d’un Ernest Renan, ou les discours haineux de certains chroniqueurs et essayistes contemporains. Selby, Barras et Beaman insistent sur les interactions dynamiques entre les trois figures masculines à la fois stéréotypées et hégémoniques. Elles insistent aussi sur les stratégies subjectivantes que les femmes musulmanes mettent en oeuvre pour déconstruire et se défaire de ces figures. Stratégies toutefois énergivores et insipides pour les principales actrices concernées. Ces figures « sur-jouées » sont activées dans les espaces politiques, médiatiques et autres espaces plus ordinaires liés à la quotidienneté (école, travail, transport en commun, etc.). On aurait pu penser que les universitaires, de par leurs inhérentes capacités critiques et réflexives seraient à l’abri de ces poussées orientalistes, mais les auteures attirent avec raison notre attention sur une tendance inverse et nous invitent « […] en tant que chercheurs, à modifier nos regards. De fait, les universitaires eux-mêmes ont tendance à surinvestir l’identité religieuse et à réduire l’identité plurielle des femmes musulmanes à leur seule islamité » (p. 174). L’islamophobie savante serait donc bien vivante et, plus dangereux encore, occultée par les chercheur(e)s eux-mêmes.
Toujours au sujet du rapport entre les femmes et les figures d’autorité, mais sous un autre angle et dans un autre contexte, Monique Cardinal, dans un texte courageux et sans détour intitulé « La Syrie, la magistrature, la Révolution de 2011. Quel rôle pour les femmes ? », nous emmène au coeur de la magistrature syrienne où elle a rencontré des magistrates avant la guerre civile qui ravage le pays depuis 2011. L’auteure nous rappelle que pour mieux contrôler la population révoltée, la dictature syrienne utilise, en plus des forces répressives déjà bien rodées, son appareil judiciaire. À travers ce subterfuge, les opposants aux politiques répressives du régime et de ses alliés locaux et internationaux sont arrêtés et jugés, sous couvert de non-conformité à la loi, pour « actes terroristes » et par un « tribunal antiterroriste ». L’auteure se concentre alors « sur la participation des femmes, juges et procureures, dans la répression de la Révolution de 2011 » (p. 183). Parmi les 122 femmes interviewées par Monique Cardinal, elle-même arabophone, au sein de la Haute magistrature syrienne, plusieurs assument de hautes fonctions dans l’appareil judiciaire, et ce, avant comme après le déclenchement de la Révolution en 2011. Leur pouvoir de magistrate n’est cependant pas sans se heurter aux exigences liées à leur rôle social de mère et de seule responsable du foyer en lieu et place de 33 % des pères disparus ou absents à cause de la guerre civile. Il se heurte aussi au patriarcat local tenace et plus ancré dans la culture arabe que dans une tradition musulmane donnée, mêmes si toutes les magistrates sont d’obédience musulmane. À noter que la proportion de magistrates a doublé pour passer de 15 % en 2011 à 30 % en 2017 : les hommes ayant disparu ou étant actifs sur les champs de bataille auprès de ou contre l’État, les femmes deviennent alors de plus en plus chefs de famille et… magistrates. L’auteure propose aussi d’explorer si les magistrates sont en mesure d’appliquer la loi en se pliant aux principes minimaux de l’éthique judiciaire (indépendance, intégrité, impartialité) ou bien si elles sont des commis de l’État et simples exécutantes des diktats abusifs du régime en place qui se donne comme priorité d’appliquer davantage la répression pénale que de respecter l’éthique judiciaire. Une question vaste dans laquelle s’insère celle, non moins vaste, consistant à se demander si les magistrates syriennes sont en mesure de se construire comme sujets politiques dans un État répressif et dans un monde d’hommes au coeur d’une guerre civile apocalyptique. Une question complexe qui doit s’accompagner, aux yeux de Monique Cardinal, d’une réponse tout aussi complexe que nuancée.
Quittant le Proche Orient pour nous diriger vers l’Afrique de l’Ouest, Muriel Gomez-Perez nous propose d’explorer les logiques d’individualisation et d’individuation des prêcheuses arabisantes actives à Dakar et à Ouagadougou, des prêcheuses musulmanes en voix qui s’approprient les espaces publics, associatifs et médiatiques pour devenir des figures locales et nationales d’autorité religieuse. Elles ouvrent la voie à la (ré)appropriation par les femmes d’une certaine autorité hors du contexte domestique privé, et ce, tantôt en naviguant dans une « agencéité pieuse », tantôt en se faisant les porteuses d’une « agencéité pieuse critique », mais toujours en articulant en toute synergie appartenance au groupe et autonomisation. Sans se vouloir féministes musulmanes, contrairement aux répondantes interviewées par Benhadjoudja ou Mossière, les prêcheuses sont de plus en plus écoutées depuis les années 1970-1980 lors de causeries et de conférences dans le milieu associatif, lors d’activités de formation, mais aussi par le biais d’un investissement dynamique des médias sociaux et conventionnels (radio et télévision en direct ou en différé) où elles revendiquent des droits plus importants pour les femmes, tout en abordant sans complexe des sujets sensibles comme la scolarisation des filles, le mariage précoce, l’excision ou le planning familial. L’auteure précise que les prêcheuses abordent la vie conjugale qui « est ainsi scrutée dans ses moindres détails et les prêcheuses se penchent sur la dot, la répartition des tâches domestiques, les bienfaits du consentement, de la complémentarité et de l’amour entre conjoints » (p. 218). Versées dans la maîtrise des textes canoniques de l’islam, les prêcheuses attirent l’attention des femmes mais aussi celle des hommes, malgré un patriarcat local fortement ancré dans les mentalités, les institutions et les systèmes de représentations. Les prêcheuses se montrent aussi « […] particulièrement actives dans l’effort de da’wa et en sont considérées comme des agents incontournables » (p. 209). Par périodes et par endroits, dans l’élan visant à réaffirmer leur savoir, leur foi et leur soi, l’implication sociale et prédicatrice des prêcheuses est plus visible et a plus d’impact que celle de leurs collègues masculins. Concernant le soi, celui-ci est construit avec un ancrage dans l’espace collectif normé, et c’est ce double ancrage dans le soi individuel et le soi collectif qui semble être revendiqué par les prêcheuses ouest-africaines. Et même si certaines d’entre elles tendent à renforcer un islam littéraliste, d’autres développent un discours et une approche musulmans alternatifs. Qu’elles s’inscrivent dans une agencéité de complaisance (compliant agency), une agencéité pieuse (pious agency), une agencéité pieuse critique (pious critical agency), selon la terminologie que nous rappelle Muriel Gomez-Perez, ou dans des combinaisons singulières de ces agencéités, les actions des prêcheuses montrent que l’émergence d’un sujet féminin musulman suit un processus complexe et que, de fait, il exige de la part des universitaires qui s’y intéressent des analyses tout aussi complexes que nuancées. Et ceci est particulièrement vrai pour les femmes et les subjectivations musulmanes africaines.
Alors que l’article de Gomez-Perez se concentre sur le rôle des femmes-prêcheuses, celui de Mekki-Berrada et Schensul examine la « complicité » (im)possible des hommes-imams dans la promotion de l’équité de genre à Mumbai, en Inde. Notre périple, commencé avec Lila Abu-Lughod en Égypte, s’achève donc en Inde pour explorer la lecture plurielle que font les imams d’une « banlieue musulmane » de Mumbai des textes fondateurs de l’islam au sujet de la vie conjugale. Aussi paradoxal que cela puisse paraître dans une société indienne à dominante patriarcale et hiérarchique, les auteurs se demandent si les imams peuvent être, non pas des obstacles, mais des complices pour les femmes se plaignant d’iniquité genrée et d’une recrudescence de la violence psychologique, physique et sexuelle en contexte conjugal. Face à ce questionnement que les auteurs explorent dans une communauté musulmane en situation économique précaire, les réponses issues de la recherche-action participative qu’ils décrivent se veulent nuancées. En effet, alors que les imams sont disposés à user davantage de leur influence sur les hommes de la communauté pour les sensibiliser aux conséquences sociales néfastes de la violence conjugale, ils refusent de remettre en question le port du hidjab, de la burqa ou de la dupatta. Dans les deux cas, et ceci nous semble important à préciser, comme nous le montrons ailleurs (Schensul, Singh, Schensul et al. 2015), les femmes musulmanes de la communauté semblent appuyer la posture des imams : mettre fin à la violence, mais pas au hidjab ou autres atours de ce type. Comment expliquer ce consensus ? S’agit-il déjà d’une complicité entre deux acteurs sociaux ou d’une subordination féminine ? En filigrane, Mekki-Berrada et Schensul se demandent si la violence conjugale et l’iniquité de genre sont à mettre sur le dos de l’islam ou si l’explication se trouverait plutôt dans une iniquité et une exclusion socioéconomique structurelles dont les principales cibles sont les femmes, que celles-ci adhèrent ou non à une religion. Les auteurs se demandent aussi si l’accès illimité à une scolarisation de qualité ne serait pas la solution pour permettre aux femmes musulmanes d’avoir un accès direct aux textes canoniques de l’islam (Coran, ahadith) et intégrer ainsi une lutte herméneutique jusqu’ici monopolisée par des hommes. En d’autres termes, on peut se demander si la subjectivation des femmes musulmanes ne passerait pas par l’appropriation de la parole et du pouvoir herméneutique tout en habitant et en s’appropriant la norme :
Une telle renégociation du sens et des normes, avec les imams comme complices, pourrait-elle s’avérer une stratégie culturelle autorisant la construction d’un sujet féminin musulman, par définition non individué et ancré dans un espace normé ? Une telle « stratégie culturelle » permettrait-elle aux femmes d’habiter la norme et de se l’approprier, plutôt que s’y subordonner sans qu’aucune résistance ne soit possible ? Cette stratégie dans la complicité contribuerait-elle ainsi à une herméneutique du sujet féminin musulman, un sujet en mesure de faire de l’islam une technologie de soi et de se donner ainsi la capacité d’agir sur soi en tant que sujet ?
p. 231
Ce questionnement sert d’arrière-fond à l’article et cherche à trouver un ancrage empirique dans les données qualitatives et quantitatives analysées et discutées par Mekki-Berrada et Schensul.
En somme, qu’elles soient converties en Europe ou en Amérique du Nord (Mossière), prêcheuses en Afrique de l’Ouest (Gomez-Perez), magistrates au Proche-Orient (Cardinal), activistes (Abdelmolaei et Hoodfar ; Benhadjoudja ; Kilani) ou femmes au foyer (Abu-Lughod ; Mekki-Berrada et Schensul ; Selby, Barras et Beaman), les musulmanes ont à négocier leurs rôles, leurs droits et leurs devoirs dans des contextes où persistent des idéologies patriarcales et misogynes – dont par ailleurs les femmes occidentales non musulmanes ne sont pas tout à fait à l’abri, nous rappellent notamment Abdelmoaei et Hoodfar, Abu-Lughod, Benhadjoudja, Mekki-Berrada et Schensul. Les musulmanes doivent aussi composer avec les figures du terroriste et du patriarche fantasmé (Selby, Barras et Beaman), avec l’État comme pater familias qui alterne voilement et dévoilement dans un souci biopolitique et anatomo-politique (Abdelmoaei et Hoodfar, Kilani), avec un accès souvent limité aux ressources économiques, aux soins de santé et à une scolarité de qualité, avec l’exclusion, la violence et la pauvreté. Structurelles, ces dernières sont étroitement liées moins à l’islam qu’aux enjeux macrosociaux et macropolitiques qui, à l’échelle planétaire, cultivent les iniquités et les inégalités, incluant celles de genre. Les femmes en général, celles des pays à faible revenu en particulier et parmi celles-ci les femmes musulmanes, sont les premières à encaisser le choc de ces iniquités structurelles qui intègrent une souffrance sociale genrée (Das 2007, 2015). Cette dernière, également liée aux impératifs macropolitiques, se traduit dans le microsocial des femmes : la souffrance macrosociale genrée et structurelle se décline dans la violence ordinaire (Taussig 1989) qui fait la quotidienneté des femmes en général et des musulmanes en particulier. Avec ce poids macropolitique du monde que portent les « autres » femmes en général et les musulmanes en particulier, celles-ci voient leur corps se transformer en un espace de luttes pour le pouvoir et en un champ de batailles sociales et politiques. L’islam radical est alors l’un des acteurs misogynes de cette guerre mondiale contre les femmes, un acteur dont la violence ne peut être ni nier ni supportable. Mais réduire cette violence macropolitique et plurielle à sa seule dimension culturelle ou religieuse pour réduire l’islam à une anti-modernité, c’est être dans le déni face aux méfaits du capitalisme sauvage transnational et à la non-redistribution des richesses, face à la militarisation croissante du monde et aux guerres qui enrichissent certains et en assassinent d’autres après les avoir rudement appauvris (Abu-Lughod 2013). Pour mieux les comprendre, la mal-vie et la détresse des musulmanes en général et celles du « Sud » en particulier sont à lire sur l’arrière-fond des forces plurielles et globales qui façonnent le monde d’aujourd’hui. La version littéraliste et ultraconservatrice de l’islam est l’une de ses forces qui contribue, pour une part seulement, aux méfaits de ces forces planétaires.
Et si l’islam représentait aussi, pour les musulmanes, une « force locale » (Das 2007) leur permettant de faire face à ces forces globales assujettissantes ? Et si l’islam était aussi une stratégie discursive (Asad 1986) et une technologie de soi (Foucault 2001a [1982]) contribuant, en combinaison avec d’autres stratégies, à l’émergence d’un sujet musulman féminin capable de « se transformer soi-même dans son être de sujet » (Foucault 2001c : 46) pour mieux se réapproprier un pouvoir d’agir sur soi et sur le monde ? Il s’agit ici de questions qui dérangent plus d’un et plus d’une dans un monde qui veut « sauver » les femmes musulmanes en contrôlant leur corps, et qui souhaite purifier leur pensée en l’élaguant de son islamité, comme par nostalgie d’une entreprise coloniale européenne surannée. La religion dérange, la recherche aussi ; la recherche en sciences sociales en général et en anthropologie en particulier, du moins celle rétive à tout discours de vérité absolue pour préférer à celui-ci le chemin sinueux des nuances et des liminalités, tout en apportant des réponses complexes à des questions complexes ; aussi complexes que celles liées aux subjectivations des femmes musulmanes.
Appendices
Notes
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[1]
La population mondiale est aujourd’hui estimée à 7,6 milliards de personnes (ONU 2017), dont au moins 7 milliards affirment appartenir à l’une des nombreuses « religions de l’humanité » (Pew Research Center 2017). Aussi, selon un sondage réalisé par Gallup International en 2015 auprès de 66 000 répondants dans 68 pays, 9 % de la population mondiale s’identifie comme athée. Voir Galllup (2017), consulté sur Internet (http://gallup-international.bg/en/Publications/2017/373-Religion-prevails-in-the-world) le 13 mars 2018.
-
[2]
Dans son discours inaugural à La Sorbonne, Renan affirme avec une conviction savante : « Toute personne un peu instruite des choses de notre temps voit clairement […] la nullité intellectuelle des races qui tiennent uniquement de cette religion [l’islam] leur culture et leur éducation » (Renan 1883, dans Laffite 2015 : 2). Au XXIe siècle, comme par un élan régressif de la pensée, une telle posture connaît une nouvelle vitalité dans plusieurs espaces médiatiques et politiques populistes, voire même dans certains cercles académiques.
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[3]
Je tiens à remercier pour leur générosité, leur intelligence anthropologique et leurs précieuses contributions à ce numéro thématique (par ordre d’apparition) les professeures et professeurs Lila Abu-Lughod, Mondher Kilani, Homa Hoodfar (et son étudiante graduée Shirin Abdmolaei), Leïla Benhadjoudja, Géraldine Mossière, Jennifer A. Selby, Amélie Barras, Lori G. Beaman, Monique C. Cardinal, Muriel Gomez-Perez et Stephen L. Schensul. Mes vifs remerciements aussi à Frédéric Laugrand, Sonia Engberts et Diane Mathieu, respectivement directeur, rédactrice et secrétaire à l’édition de la revue Anthropologie et Sociétés pour leur patience dans la réalisation de ce numéro en ces temps troubles où l’islam et les musulmanes sont généralement regardés avec des lunettes théoriques et idéologiques déformantes, et ce, même dans nos milieux académiques – ce qui ne facilite pas le travail des revues savantes. Plus de 80 évaluateurs ont été approchés, dont 28 ont généreusement accepté de nous faire parvenir des commentaires et suggestions d’une très grande qualité : nous les en remercions vivement.
-
[4]
Le compte rendu de cet ouvrage est paru en 2007 dans Anthropologie et Sociétés et est disponible en ligne (https://www.erudit.org/fr/revues/as/2007-v31-n1-as1760/015997ar/) au 3 mars 2018 (NdlR).
-
[5]
Le compte rendu de cet ouvrage est paru en 2015 dans Anthropologie et Sociétés et est disponible en ligne (http://www.anthropologie-societes.ant.ulaval.ca/sites/anthropologie-societes.ant.ulaval.ca/files/compte_rendus/39_1-2_mekki-berrada_2013_a_laugrand.pdf) au 8 mars 2018 (NdlR).
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