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Problématique
Dans les métropoles des pays industrialisés, même dans celles déjà marquées par une histoire d’immigration ancienne, on retrouve de plus en plus de langues, de religions et de nationalités. S’il est vrai que nous sommes entrés dans l’ère de la « super-diversité » (Vertovec 2007), il est également vrai que les majorités et les groupes minoritaires vivent de plus en plus des « vies parallèles » (Cantle 2005). Dans les métropoles de la migration, nous observons de nouvelles formes d’inégalité économique et sociale (Bauman 1989 ; Chicha et Charest 2012 ; Eid et Labelle 2013) et selon Nate Silver (2015), les villes les plus diversifiées sont également celles qui montrent le plus de ségrégation. Cette « diversification de la diversité » ébranle les assises politiques et morales des sociétés d’accueil et exige de tenir compte de la cohabitation potentiellement conflictuelle des différentes visions du monde et des pratiques relationnelles en milieu urbain. Elle appelle à renouveler la notion de « Cité » non seulement comme espace public, mais aussi comme espace de rencontre non dénué de tensions (Maalouf 1998). Dans ce sens, l’étude de ces dynamiques à l’échelle urbaine appelle à renouveler la notion d’« interculturel », un terme qui est à la source de plusieurs malaises et controverses (Emongo et White 2014), mais dont la nouvelle Cité ne peut pas faire l’économie.
La Cité, lieu physique (territoire) mais aussi espace symbolique (organisation politique), a toujours été l’endroit permettant l’émergence de nouvelles communautés politiques. Ce lieu d’inspiration grecque – c’est-à-dire un lieu intentionnellement délimité par une certaine communauté de citoyens libres et autonomes – est aujourd’hui en mutation. Les principes les plus chers à la Cité – égalité entre citoyens, liberté d’expression, délibération raisonnée, etc. – sont remis en cause par de nouvelles situations qui nous laissent sans repères : des personnes immigrantes qualifiées mais sans emploi ; des controverses autour de symboles sacrés des uns ou des autres ; des malaises sur la présence de la religion dans la sphère publique (Adelman et Anctil 2011) ; des propos haineux à l’égard de personnes porteuses de différences ; des attentats terroristes, pour ne mentionner que les situations les plus évidentes. Du local au global, cette mutation de la Cité moderne, de plus en plus présente dans l’imaginaire à l’échelle planétaire, suscite de nouvelles interrogations d’ordre épistémologique, ethnographique, et systémique. D’où le thème du présent numéro : « L’interculturel dans la Cité ».
De la citoyenneté « traditionnelle » à la citoyenneté urbaine
La Cité telle que nous la connaissons aujourd’hui en Occident remonte à la Cité-État grecque (IXe siècle avant J.-C.). Celle-ci est avant tout un territoire délimité par un rempart physique et déterminé par une organisation politique. En théorie, la Cité-État grecque se veut une communauté de libre adhésion, un lieu du vivre-ensemble rationnellement organisé en vue du bien commun (Platon, La République, - 372). La Cité moderne s’inspire de cette tradition au long cours mais ré-émerge dans la philosophie des Lumières (XVIIIe siècle), notamment à travers les idées de liberté, d’égalité entre tous les êtres humains, de droits attachés à l’individu, de triomphe de la raison par la délibération. Sous l’appellation générique d’État-nation, conséquence des Traités de Westphalie (en 1648), la Cité moderne suppose grosso modo que l’État procède de la libre volonté des populations formant déjà une nation.
Aujourd’hui, la Cité moderne appelée l’État-nation connaît des boulever-sements de taille. En Europe par exemple, elle se remodèle en un territoire transnational, doté d’attributs de souveraineté de type étatique classiques, tout en veillant à ne pas empiéter sur la souveraineté des États membres. Dans certains pays de démocratie moderne, des minorités nationales interpellent l’État-nation à travers des mouvements indépendantistes (Catalogne, Écosse, Pays basque, Québec, la Corse, etc.), sans parler des processus de balkanisation et la situation des nations sans État (Bibeau 2015), ou des nations minoritaires (voir la situation des autochtones dans plusieurs pays). La littérature sur les « villes globales » a permis de voir comment certaines villes « mégapoles » constituent des ordres de gouvernement en elles-mêmes, capables de contourner le pouvoir de l’État-nation à travers des réseaux économiques soutenus par une élite cosmopolite (Sassen 1991).
Dans ce numéro, nous situons la Cité sur l’échelle urbaine, où différents milieux de vie se constituent en autant d’espaces publics (quartier, lieux de culte, cafés et restaurants, parcs et aires de jeu, immeuble, palier, etc.) et organisationnels (arrondissement, services sociaux, tables de concertation, etc.). Notre regard s’attarde sur les interactions entre citoyens de diverses origines ayant souvent, mais pas toujours, des objectifs partagés (sécurité, prospérité, sociabilité, etc.), d’où surgissent dans certaines conditions de nouvelles formes d’appartenance, voire de nouvelles expressions de citoyenneté de proximité.
Dans la plupart des démocraties libérales modernes, l’appartenance est généralement pensée en termes citoyens. Si on prend l’exemple du contexte français, la notion de citoyenneté se manifeste en opposition au modèle « primordialiste » souvent associé à l’Allemagne (Neveu 2009). En France en effet, l’idée de la citoyenneté insiste sur la nécessité de rejeter l’identité ethnique comme base d’appartenance à une communauté politique (Martiniello 2011). Selon ce modèle, les liens affectifs de la communauté politique se créent non pas à partir d’un système de valeurs « culturelles » partagées, mais à travers la participation active à la sphère publique et aux institutions nationales (Arendt 1998). Toutefois, l’appartenance politique dans un tel système républicain génère une tension entre la réalité plurielle de la Cité et le besoin de garantir l’égalité entre les citoyens (Coste 2008). La notion du « vivre-ensemble » a été proposée comme solution à ce problème, mais sans un cadre d’analyse qui tienne compte des interactions entre différents modes de participation sociale, cette notion peut facilement tomber dans l’ethnocentrisme occidental (White 2016).
Pour les anthropologues, il est évident que le sens de la citoyenneté – ici comprise comme la vision qui reflète l’appartenance à une communauté politique et pas seulement comme un statut juridique – varie d’une société à l’autre. Ce constat, qui remet en question la prétention universaliste des valeurs démocratiques, ouvre la possibilité de penser en termes d’une anthropologie de la citoyenneté (Neveu 2009). Que ce soit un nouveau champ de recherche ou plutôt un concept à géométrie variable (Gagné et Neveu 2009), une telle anthropologie de la citoyenneté permet d’étudier les mécanismes historiques d’exclusion sociale (puisque la citoyenneté n’est pas garantie à tous) mais aussi et inversement les « processus d’affiliations citoyennes en marche » (Neveu 2009 : 8). L’ethnographie des interactions entre citoyens d’origines diverses montre comment notre appartenance à des communautés ethniques, religieuses et autres, et linguistiques peut entrer en conflit avec les « valeurs citoyennes », un ensemble de valeurs qui n’est pas nécessairement partagé ou compris de la même façon par tous et toutes. La Cité est le lieu – physique et symbolique – où ces différents modèles ou codes citoyens se rencontrent, et doivent, dans la mesure du possible, trouver une façon de cohabiter (Amin 2012).
Si la littérature sur la migration reste dominée par l’échelle nationale ou fédérale (Glick-Schiller et Çaglar 2008), il est généralement reconnu que les villes jouent un rôle de plus en plus important en matière de politiques et programmes ciblant l’intégration des nouveaux arrivants (Alexander 2003 ; Penninx et al. 2004 ; Fourot 2013 ; White 2018). S’inspirant initialement des écrits de Lefebvre, la littérature autour de la notion de « citoyenneté urbaine » entend, entre autres, analyser et évaluer la citoyenneté et l’identité citoyenne à l’échelle urbaine (Cunningham 2011). La citoyenneté urbaine demeure fragile parce qu’elle ne s’inscrit pas dans un système de droits et de responsabilités. Pourtant, plusieurs villes ont été actives dans le domaine des droits pour les immigrants sans statut officiel (De Graauw et Vermeulen 2016). Par ailleurs, la citoyenneté urbaine est plus accessible que la citoyenneté traditionnelle (celle du passeport) puisqu’il est plus facile de s’identifier à une ville, son espace de vie immédiat, qu’à une nation (sur la notion d’appartenance, voir White 2016). Dans cette logique, avoir « droit à la ville » veut dire occuper l’espace du territoire urbain et participer activement à son avenir (Cunningham 2011), ce qui implique un certain rapport entre citoyens d’ici et d’ailleurs, anciens et nouveaux. Déjà en 1969, l’anthropologue Ulf Hannerz parlait de l’importance de l’analyse de la sociabilité dans l’étude de la vie urbaine. Cinquante ans plus tard, il n’est pas du tout clair que l’anthropologie ait réussi à trouver un cadre cohérent pour l’étude des interactions en contexte urbain.
L’étude des interactions en contexte urbain
La question des interactions en contexte urbain n’est pas nouvelle en sciences sociales. Elle a été abordée selon différents points de vue disciplinaires et méthodologiques, notamment en sociologie, anthropologie, psychologie et en études urbaines. S’inspirant de la sociologie critique de l’École de Chicago (Montgomery dans ce numéro) ainsi que de l’anthropologie sociale de l’après-guerre, le champ d’études ethniques a bien documenté les liens entre les rapports sociaux et l’ethnicité en contexte urbain (Poutignat et al. 1995 ; Juteau 1999 ; Martiniello 2011). Les écrits de Frederik Barth (1969) sur la construction de l’identité ethnique et la notion de frontières ont eu beaucoup d’influence (Genest dans ce numéro), mais la sociologie urbaine française et les écrits de l’École de Manchester ont aussi contribué à notre compréhension des relations inter-ethniques en contexte urbain (Hannerz 1980). Prenant comme point de départ les écrits de Simmel (voir Montgomery dans ce numéro), les pionniers de l’École de Chicago ont produit un modèle d’écologie urbaine basé sur une analyse spatiale (Park et al. 1925). Cette tradition a inspiré une vaste littérature sur les questions de ségrégation sociale et économique en contexte d’immigration (Sampson et Sharkey 2008).
On repère dans cette littérature un nombre important d’études sur les situations de différentes communautés immigrantes qui se trouvent, souvent pour la première fois, en situation minoritaire. Nombreuses sont les études dans ce courant qui abordent la question des interactions de façon indirecte, puisqu’elles décrivent les normes et les codes institutionnels du groupe majoritaire à partir de l’expérience qu’en ont les groupes minoritaires (par exemple Whyte 1943). Certaines études ont toutefois misé sur les dynamiques d’interaction entre les groupes, en insistant plutôt sur les interactions entre les majoritaires et les groupes dominés ou minoritaires (Hughes et Hughes 1952). Cette orientation a privilégié l’analyse des interactions entre des personnes de différentes origines partageant et investissant le même espace urbain. Elle a aussi permis de voir comment les cadres de référence peuvent exacerber les perceptions et les préjugés négatifs, autant du côté de la majorité que pour les groupes minoritaires.
Les travaux d’Allport sur les préjugés (1979) ont ouvert tout un champ de recherche en psychologie sociale autour de l’hypothèse que le contact entre groupes d’origines diverses peut diminuer les préjugés. Ce champ a beaucoup évolué depuis ses débuts (Hewstone 2009), en même temps qu’il a suscité des critiques quant à sa méthodologie et à sa capacité de tenir compte des facteurs contextuels et systémiques (Putnam 2007 ; Vertovec 2007). Des avancées récentes en recherche expérimentale permettent maintenant de comprendre des dynamiques « face-à-face » lors d’interactions directes (Shelton et Richeson 2006), mais ces études imposent certaines limites méthodologiques et épistémologiques. Afin de se rapprocher des situations plus « naturelles », certains chercheurs se sont penchés sur les interactions dans les espaces publics (Bourdin et al. 2005 ; Radice 2008 ; Wood et Landry 2008 ; Germain et al. 2010). Les résultats de ces études montrent une diversité de comportements (micro-ségrégation, évitement, civilité) mais peu d’interactions significatives ont pu être observées – ce qui n’est pas surprenant étant donné que dans l’espace public, il s’agit le plus souvent de situations d’interaction éphémères et normativement plurielles (Wood et Landry 2008). L’étude des interactions dans les contextes plus contraignants (Gravel et Battaglini 2000 ; Fortin 2013) exige d’autres outils méthodologiques et analytiques (White et Gratton 2017). D’autres recherches se sont penchées sur la notion de « convivialité » et sur les nouvelles formes de solidarité multi-ethnique (Amin 2012 ; Wessendorf 2014 ; Meintel 2016 ; Wise et Noble 2016), notamment dans le contexte d’une réflexion critique au sujet du multiculturalisme. Gilroy (2004) explique par exemple que malgré les critiques et déceptions face au multiculturalisme, il existe des formes plus ou moins organiques d’interactions de proximité qui peuvent contribuer à l’émergence de nouvelles formes sociabilité et d’appartenance.
Les villes ont toujours été des lieux de cohabitation entre populations d’origines diverses, des espaces où les êtres humains peuvent poursuivre des objectifs similaires – sécurité, prospérité, sociabilité, etc. – malgré leurs différences. De ce point de vue, les villes sont par définition des espaces de cohabitation et d’interaction, des espaces dits « interculturels ». Depuis la dernière décennie, dans la foulée des écrits qui ont été qualifiés de « post-multiculturalistes » (Uitermark et al. 2005), un mouvement international s’organise autour de la notion de « ville interculturelle » (White 2018). Ce mouvement, qui est à mi-chemin entre la recherche fondamentale et la recherche appliquée sur les politiques publiques, évalue l’intégration des immigrants et des nouveaux arrivants à partir d’une série d’indicateurs qui ne seraient ni assimilationnistes, ni multiculturalistes, mais interculturels (Giménez Romero 2003 ; Wood et Landry 2008 ; Wood 2009 ; Conseil de l’Europe 2010 ; Cantle 2012 ; White 2018). Les travaux dans cette approche mettent l’accent sur des appartenances civiques et les programmes qui vont au-delà de la simple cohabitation (White 2016 ; Giménez dans ce numéro). Du point de vue méthodologique, ils cherchent un équilibre entre les approches relationnelles et les analyses structurelles (Cantle 2012). Ces travaux ont été critiqués non seulement parce qu’ils présentent une analyse caricaturale du multiculturalisme (Kymlicka 2010 ; Meer et Modood 2011) mais aussi parce que leur utilisation de la notion de « diversity advantage » ignore des facteurs politiques et économiques qui structurent les conditions d’inclusion en contexte d’immigration (White et al. 2015 ; Côté 2018).
L’anthropologie face à l’interculturel
Le terme « interculturel » est galvaudé de nos jours. Rarement accompagnée d’une définition claire, cette notion est souvent reprise dans les politiques de gestion de la diversité (Frozzini 2014 ; White 2014), dans différents milieux professionnels (Legault et Rachédi 2008 ; White et al. 2017) ainsi que dans plusieurs contextes de formation continue et professionnelle (La Brack et Bathurst 2012). Malgré sa présence dans les discussions de la sphère publique et dans l’imaginaire populaire, l’interculturel est souvent l’objet de confusion (Rocher et White 2014).
Le malaise au sujet du terme « interculturel » tient d’abord au fait qu’il y a un flou autour de l’objet qu’il vise à décrire sous plus d’une graphie. Au Québec, l’interculturel – utilisé de plus en plus comme substantif – fait allusion à au moins trois phénomènes. Premièrement, il fait référence aux dynamiques d’interaction entre les personnes ou les groupes d’origines diverses, que ce soit de nature ethnique, religieuse, linguistique, ou autres. Cette « interculturalité », qui fait appel à des interactions quotidiennes et plus au moins observables, est un état de fait qui existe indépendamment des différentes positions normatives face à la diversité (White et al. 2015). Deuxièmement, toujours au Québec, le terme interculturalisme fait référence à une politique de gestion de la diversité qui serait spécifique au Québec et qui est souvent opposée au multiculturalisme canadien. Or, l’interculturalisme n’y a jamais fait l’objet d’une loi officielle et, contrairement à ce qui est dit dans certaines analyses (Bouchard 2012), il est loin de faire consensus au Québec ni sur le plan politique (Rocher et White 2014) ni sur le plan intellectuel (voir Emongo et White 2014). Troisièmement, le terme interculturel renvoie à un courant de pensée ou de philosophie qui se manifeste de plusieurs façons (méthodologie, cadre d’analyse, philosophie morale) dans un grand nombre de disciplines (anthropologie, éducation, philosophie, communication, psychologie, travail social, médecine, sciences infirmières, etc.). Cette dernière utilisation du terme est probablement la plus difficile à saisir, bien qu’elle possède une longue histoire, notamment dans le contexte du Québec, lequel est souvent considéré comme un foyer important de pensée et d’action interculturelle (Agbobli et Hsab 2011 ; Emongo et White 2014).
Ce courant de pensée interculturelle, tantôt méthodologie, tantôt cadre d’analyse, tantôt utopie (Giménez dans ce numéro) n’a jamais eu de base disciplinaire ni de cadre théorique unifié. Chaque itération de l’interculturel prend une forme distincte, relativement isolée et généralement marginalisée dans sa discipline ou son champ d’action. Cela dit, dans les différentes formulations du courant de pensée interculturel, on trouve un certain nombre de fils conducteurs ou traits communs : 1) une posture d’humilité et de curiosité face aux différentes formes de savoir (Panikkar 1999) ; 2) une éthique relationnelle qui met l’accent sur l’aspect coproduit du savoir (White 2014) ; 3) un cadre d’analyse interactionniste qui part des situations et des contextes de communication réels (White et Gratton 2017) ; 4) un modèle tripartite pour faire l’analyse de la communication (Cohen-Émérique 2011 ; Giménez dans ce numéro) ; 5) un accent sur les barrières dans la communication (Battaglini 2010) et la recherche d’outils qui permettraient de réduire ou compenser les écarts de compréhension (Gratton 2009 ; Bathurst 2015).
Nous savons que l’utilisation de l’interculturel peut mener à accorder trop de place à la notion de culture, ignorant ainsi d’autres facteurs dans les rapports sociaux en contextes pluriethniques, tels que les catégories de genre, de classe sociale et de race (Martiniello 2011 ; Dervin 2012) ainsi que les liens qui existent entre ces différents marqueurs identitaires[1]. Selon Amin Maalouf,
Pour qui cherche à comprendre les réalités d’aujourd’hui, la spécificité des religions, des ethnies, la culture est une notion utile, mais délicate à manier. Quand on la néglige, on ne saisit plus les nuances ; quand on lui donne trop d’importance, on ne saisit plus l’essentiel.
Maalouf 1998 : 236
De ce point de vue, mettre l’accent sur les différences culturelles peut non seulement renforcer les stéréotypes et d’autres mécanismes d’exclusion (Abdallah-Pretceille et Porcher 2001), mais peut également drainer les ressources publiques précieuses destinées à la lutte contre la discrimination et le racisme (Labelle 2010). Selon ces critiques, l’interculturel ne tient pas compte des rapports de force qui reproduisent la discrimination et par conséquent il peut servir les intérêts de la majorité pour renforcer une idéologie assimilationniste (Frozzini 2014). Le modèle de sensibilisation (en anglais « cultural sensitivity training ») qui se trouve en arrière-plan de la plupart des programmes de formation interculturelle reproduit souvent une idée de la culture qui est figée et statique (Bathurst 2015). Ce modèle met l’accent sur les caractéristiques des différents groupes et situe le problème des préjugés au niveau des attitudes individuelles, sans tenir compte des problèmes de discrimination systémique ou de biais implicite. De plus en plus de recherches démontrent que le modèle de sensibilisation a peu d’impact et peut même, au contraire, exacerber les problèmes déjà existants. Malheureusement, ce modèle continue à circuler dans les organisations et dans les processus décisionnels, même s’il représente une déformation de la pensée interculturelle (Gratton 2012).
Depuis une vingtaine d’années, nous assistons à la création d’associations, de revues, de congrès et de programmes de formation qui s’intéressent à la communication interculturelle. Par mesure de prudence, l’anthropologie a gardé ses distances avec ce champ. Pourtant, nous savons que l’anthropologie a eu beaucoup d’influence aux débuts de la recherche sur la communication interculturelle, notamment à travers la personne de Edward T. Hall avec son étude de la proxémie dans les années 1960. On note d’ailleurs un renouveau d’intérêt pour les travaux de Hall et son influence en dehors de l’anthropologie (La Brack et Bathurst 2012). Dans les années 1960 et 1970, le champ émergent de la « interactional sociolinguistics » (inspiré en grande partie par les travaux de John J. Gumperz) a développé des modèles pour montrer comment les problèmes de communication en contexte pluriethnique contribuent à la discrimination des personnes immigrantes et des minorités racisées (Heller 2014). Dans les années 1980, l’anthropologie américaine dite « postmoderniste » a produit un certain nombre d’ethnographies « dialogiques », inspirées en partie de la philosophie herméneutique (White, à paraître). Le virage phénoménologique en anthropologie a, quant à lui, permis une certaine réflexion autour de la notion d’intersubjectivité, mais comment cette approche permet d’expliquer les dynamiques de communication dans des contextes où différentes visions du monde se confrontent n’est pas clair (White et Strohm 2014). Malgré ces différents efforts de conceptualisation, l’anthropologie n’a jamais développé une théorie cohérente ou globale de la communication interculturelle (Bathurst 2015), ce qui est surprenant étant donné que les fondements du savoir anthropologique se construisent à partir d’une série de rencontres entre cultures (White, à paraître).
Si l’anthropologie a pris ses distances par rapport à ce vaste champ de savoir, ce n’est pas pour rien. Premièrement, les anthropologues ont pu observer, et ce, depuis les débuts de la recherche sur la communication interculturelle, un détournement de sens à l’égard de la notion de culture (Dervin 2012). Deuxièmement, et cela concerne les fondements épistémologiques de la discipline, historiquement l’anthropologie s’intéresse principalement à la complexité culturelle de différents groupes et moins aux interactions entre les groupes (Cuche 2008). Le courant de pensée interculturel pose certains problèmes majeurs bien identifiés par les anthropologues – essentialisme, culturalisme, angélisme – mais ces limitations ne devraient pas nous empêcher de reconnaître que les différentes visions du monde peuvent être une source de conflit, de marginalisation et d’exclusion (Clammer et al. 2004 ; Amin 2012 ; Saillant et Truchon 2013 ; Bibeau 2015). D’un point de vue anthropologique, nous devons résister à la tentation de faire un choix entre l’analyse des ontologies (qui selon certains serait simplement une nouvelle terminologie pour parler de la culture) et l’analyse des rapports de force (un objet qui a toujours fait partie du projet anthropologique). Justement, les situations historiques les plus violentes sont celles où les écarts entre les visions du monde sont les plus prononcés (Maalouf 1998 ; Panikkar 1999). L’interculturel se manifeste dans la Cité tout en créant. L’étude anthropologique des dynamiques interculturelles dans l’espace urbain permet d’aller au-delà d’un monde où l’hégémonie de l’État détermine notre façon d’être interpellé par la différence.
La diversité, pour paraphraser Ulf Hannerz (2010), c’est l’affaire de l’anthropologie. De nos jours, il est important de faire la distinction entre la réalité de la diversité et les différents discours qui sont mobilisés au nom de la diversité (White 2013). Plusieurs recherches ont démontré que le contexte social de la diversité, au moins dans le contexte de l’immigration dans les pays industrialisés, a beaucoup évolué depuis la Deuxième Guerre mondiale (Harzig et Juteau 2003). Les contributions à ce numéro spécial constatent que les citoyens et les institutions qui détiennent le savoir sur la citoyenneté composent avec plus de diversité, mais aussi avec de nouvelles formes de diversité (Vertovec 2007).
Évidemment, on ne peut pas réduire l’interculturel à l’immigration. Tout d’abord il faut considérer la situation toujours précaire, voire choquante, des Premières Nations au Canada, ces nations qui ont vécu l’arrivée des premiers immigrants venant de l’autre côté de l’Atlantique (Emongo 2014). Un tel travail de projection ne peut pas ignorer, non plus, le malaise de la majorité et son sentiment d’être envahie par des personnes qui ignorent leur statut minoritaire au sein de la fédération canadienne (McAndrew 2010). Le Québec s’est doté d’un certain nombre de politiques axées sur l’intégration des nouveaux arrivants. En réalité, cette constellation de politiques émerge de la querelle identitaire entre le Québec majoritairement francophone et le Canada anglophone (Rocher et White 2014). Le concept de l’interculturalisme, qui part de l’affirmation de l’existence de la nation québécoise francophone, affirme que les immigrants du Québec devraient être intégrés à la nation québécoise francophone, et tient les politiques québécoises de l’immigration pour un modèle du genre (Bouchard 2012). D’un point de vue historique et social, il apparaît que l’interculturalisme ne suffit pas comme cadre de compréhension de l’interculturel dans la Cité de nos jours (voir les textes d’Anctil, de Rocher et de White dans ce numéro).
Enfin, on ne peut pas sous-estimer les conséquences économiques et démographiques de l’immigration, surtout dans le contexte Québécois, qui témoigne d’une grande fracture socioéconomique entre Montréal et les régions. En effet, le flot migratoire et le taux de natalité chez les personnes issues de l’immigration augmentent en proportion inverse du vieillissement de la population et de la baisse parfois drastique du taux de natalité chez les Québécois « de souche ». À Montréal, par exemple, les statistiques montrent que l’actuelle majorité de Québécois dits de souche pourrait se retrouver en situation de minorité dès la prochaine décennie, soit vers l’an 2025 (ISQ 2014). Selon A. Germain, la spécificité de Montréal permet de parler d’une école : « Montréal est un bon laboratoire pour comprendre ce que la cohabitation veut dire en pratique » (Germain 2013 : 37).
Le contenu de ce numéro
C’est en réponse à ces interrogations que ce projet de publication a vu le jour, avec à sa base cinq chercheurs du Laboratoire de recherche en relations interculturelles (LABRRI) de l’Université́ de Montréal et du Groupe d’études et de recherches axées sur la communication internationale et interculturelle (GERACII) de l’Université́ du Québec à Montréal. Ce projet comprend le développement de deux collectifs sur le thème général de « L’interculturel dans la Cité », destinés à deux revues différentes, et tous les deux prévus pour 2017, année lors de laquelle Montréal souligne le 375e anniversaire de sa « fondation ». Le premier collectif, qui paraît dans la revue Alterstice, a pour thème les manifestations empiriques de l’interculturel, avec une attention particulière accordée aux dynamiques d’interaction dans différents contextes d’intervention. On y analyse notamment les conditions de reproduction de la discrimination qui mène à l’exclusion des minorités ethniques et visibles en contexte d’immigration. Le second collectif, destiné à Anthropologie et Sociétés, a pour thème les fondements théoriques de l’interculturel dans la Cité avec une attention particulière portée à ses espaces publics en contexte urbain, et traite de la pertinence d’associer l’interculturel comme discours à la Cité comme lieu vivant de ce discours.
À travers une série de regards croisés sur les dynamiques interculturelles dans le contexte urbain (principalement à Montréal), les contributions à ce numéro d’Anthropologie et Sociétés constituent une exploration de la Cité comme espace de cohabitation qui manifeste certaines difficultés et tensions sociales mais présente aussi de nouvelles formes de solidarité sociale et citoyenne (McCall 1995 ; White 2016). Dans la conception de ce numéro, les éditeurs se sont donné deux objectifs. Premièrement, nous avons voulu insister sur l’importance de la ville (comme espace social autant que politique) dans la compréhension des dynamiques de désaffiliation et de sociabilité. Deuxièmement, nous avons voulu ouvrir des pistes de réflexion et des ponts d’échange entre l’anthropologie (qui est à la fondation de l’étude de la diversité humaine) et l’interculturel (un domaine de recherche qui a sa propre histoire et qui ne pourrait pas exister sans les apports de l’anthropologie)[2].
Globalement, les textes de ce numéro permettent de saisir en quoi l’anthropologie peut contribuer aux débats sur les nouveaux enjeux de l’interculturalité. L’étude ethnographique des dynamiques interculturelles dans l’espace urbain met la lumière sur les nouvelles formes d’appartenance citoyenne, surtout dans la mesure où la citoyenneté se définit par l’implication dans les milieux de vie caractérisés par la proximité. Dans ce sens, l’étude des dynamiques d’inclusion et d’exclusion à l’échelle locale ouvre plusieurs pistes pour l’analyse critique des catégories réductrices souvent associées à l’État-nation moderne (race, ethnie, peuple, etc.). L’anthropologie de l’interculturel que nous proposons dans ce numéro prend la Cité comme objet d’étude mais aussi comme lieu de compréhension. En vue de contribuer concrètement au renouvellement du savoir sur l’interculturel, une approche anthropologique du phénomène nous oblige à tenir compte d’au moins trois niveaux d’analyse : épistémologique, ethnographique, et systémique.
Au niveau épistémologique, nous voulons réfléchir sur les différentes manifestations du savoir qui sous-tendent les dynamiques interculturelles dans l’espace urbain, notamment celles qui relèvent des modalités d’inclusion ou des pratiques qui mènent, ou non, au sentiment d’appartenance à une communauté de citoyens. À cette fin nous allons considérer non seulement les fondements épistémologiques de la pensée interculturelle (Emongo 2014), mais aussi les tensions entre ces fondements et l’application de certains principes interculturels qui rencontrent la réalité des systèmes de gouvernance (voir Rocher ou encore White dans ce numéro). Si nous prenons pour acquis que l’identité est socialement et historiquement construite, nos analyses doivent prendre une certaine distance épistémologique avec l’interculturel tel qu’il est pensé présentement. Le texte de Bob White propose de situer l’interculturel dans la grande famille de la pensée pluraliste, ce qui exige une comparaison avec les autres façons de penser le pluralisme. Sylvie Genest (à travers une réflexion sur le constructivisme) et Catherine Montgomery (qui revient sur la notion de l’étranger) nous rappellent que nos modèles pour réfléchir sur l’interculturel sont intimement liés à l’histoire de la pensée anthropologique et sociologique, et que si le savoir scientifique peut avancer, il peut aussi reculer. La contribution de Giménez à la fin du numéro propose une réflexion sur l’épistémologie de l’interculturel à travers son application dans le contexte de l’intervention sociale. Dans son analyse, l’anthropologue est plus acteur qu’observateur et l’interculturel semble être indissociable de l’anthropologie.
D’un point de vue systémique (Bateson 1972 ; Winkin 1981), l’analyse des interactions permet d’avoir une meilleure « prise » sur des facteurs qui renvoient aux différentes échelles, mais aussi à d’autres registres de savoir sur les mécanismes d’inclusion et de la reconnaissance des droits (Mercier 2010). Une analyse systémique permet de saisir : 1) que les problèmes locaux sont toujours influencés par les différentes échelles (dans ce cas, les échelles municipale, provinciale, fédérale, et même mondiale ; et 2) que l’interprétation que nous faisons d’une situation dépend en grande partie de l’échelle à partir de laquelle on analyse le problème (individuelle, groupale, universelle, etc.). C’est dans ce sens que l’échelle de la Cité – ni fédérale, ni provinciale, mais à la fois globale et locale – est essentielle à la compréhension des interactions en contexte interculturel. Le texte de Pierre Anctil reprend les représentations de l’immigration d’un point de vue historique dans une analyse qui nous permet de comprendre que si les dynamiques interculturelles au Québec sont différentes du reste du Canada, c’est en partie à cause de l’histoire de son contact avec l’altérité. La contribution de Jorge Frozzini et Alexandra Law attire notre attention sur le virage néo-libéral que vit actuellement le Québec, virage dont les conséquences sont paradoxalement plus faciles à saisir à partir d’une analyse des dynamiques interculturelles. Pour Frozzini et Law, la défense des droits des immigrants s’exprime par le paradoxe qui oppose deux postures de militantisme : combativité et résilience. L’analyse de Francine Saillant, Joseph Lévy et Alfredo Ramirez-Villagra, qui introduit la notion de « l’inter-reconnaissance », permet de comprendre la contribution historique du secteur associatif (dit « communautaire »), mais aussi de saisir la différence entre l’interculturalisme comme politique publique et comme expérience vécue. Prenant le point de vue des acteurs institutionnels à l’échelle municipale, François Rocher propose une analyse systémique des politiques publiques autour d’un « idéal interculturel » pour démontrer que l’approche citoyenne dans les villes n’est pas toujours inscrite au programme.
Sur le plan ethnographique, nous avons besoin de nous interroger sur la nature exacte des interactions entre les différentes communautés à l’intérieur d’une société, dans une cité donnée et à un moment donné de l’histoire. Selon Vertovec,
Les chercheurs en sciences sociales, sans mentionner les fonctionnaires, possèdent peu de documentation sur les interactions dans l’espace urbain, sur la manière dont elles sont créées, entretenues ou rompues, et sur comment les décideurs pourraient en faire la promotion.
Vertovec 2007 : 1045, notre traduction
Pour bien saisir cette complexité, nous avons besoin d’en savoir plus sur les dynamiques de proximité, non seulement entre les personnes venant de différentes origines, mais aussi entre les citoyens de toutes origines et les institutions de la société d’accueil (White 2016). Au niveau local, les rencontres interculturelles se construisent dans la Cité prise au sens de « milieu de vie » (immeuble, rue, quartier) comme le montrent les expériences racontées par les immigrants et les réfugiés (Montgomery dans ce numéro), par des acteurs qui travaillent en contexte pluriethnique (Frozzini et Law, Saillant et al., White dans ce numéro) et dans les interactions entre les citoyens d’origines différentes dans l’espace public (Jean dans ce numéro). L’analyse de Sandrine Jean explique le sentiment de perplexité vécu par les personnes vivant dans des quartiers caractérisés par une diversification rapide. Sa contribution souligne l’importance d’une approche ethnographique pour la compréhension des dynamiques de cohabitation en contexte pluriethnique, ouvrant la porte à d’autres voies pour la compréhension de la « mixité » (Germain 2013). Prenant comme objet un contexte tout à fait différent – celui de l’action interculturelle dans les villes en Espagne – le texte de Carlos Giménez propose en dernier lieu un modèle d’analyse qui fait ressortir les affinités historiques entre l’anthropologie et l’interculturel, un sujet qui est au coeur de ce numéro. Cette expérience « pratico-théorique », qui prend la ville comme laboratoire de changement social, permet de comprendre que l’aventure de l’interculturel n’est pas seulement une méthode, ni uniquement un processus, mais parfois un projet de société.
Appendices
Notes
-
[1]
Sur la notion d’intersectionnalité, voir Fassin (2006) ; Bilge (2009).
-
[2]
Nous tenons à remercier le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada qui a financé le développement d’un partenariat de recherche sur les villes interculturelles (pour en savoir plus, visitez le lien suivant : http://villeinterculturelle.net, disponible le 11 décembre 2017), ainsi que tous les contributeurs à ce numéro.
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