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Cet ouvrage, à la croisée de la sociologie du judaïsme et de l’anthropologie de la parenté, analyse l’adoption et la transmission dans les familles juives contemporaines en s’appuyant sur une trentaine d’entretiens conduits auprès de parents adoptifs en France et en Israël au début des années 2000.
Dans les sociétés contemporaines marquées par des transformations des modèles conjugaux, familiaux et de filiation (familles recomposées, homoparentales, procréation médicalement assistée, etc.), l’adoption questionne directement la place du biologique et du social dans la constitution, au quotidien, des liens de parenté. Si l’adoption a fait l’objet de recherches en sociologie de la famille ou en anthropologie de la parenté, l’auteure aborde un aspect peu étudié en s’interrogeant sur le rôle et la transmission de la religion – en l’occurrence ici le judaïsme – au sein de couples ayant adopté un ou plusieurs enfants :
En instaurant une parenté non fondée sur les liens du sang, l’adoption interroge les normes, notamment religieuses, en les redéfinissant, et elle travaille à reconstruire en permanence les frontières sociales des familles, des groupes religieux, des nations.
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Cette approche originale permet de placer au coeur de l’analyse la continuité familiale au sein de familles dont les liens parents/enfants ne sont pas fondés sur l’hérédité en montrant comment s’effectue l’inscription « dans une lignée croyante particulière » (Hervieu-Léger 1993) des enfants adoptés.
Le premier chapitre, « Filiation dans les textes et positions halakhiques contemporaines », rappelle l’importance de la filiation et des généalogies dans le récit biblique et la reconnaissance dans le Talmud de filiations sociales fondées sur l’éducation et non sur la biologie. Si « les critères héréditaire, rituel et éducatif se combinent dans des proportions différentes selon les courants, pour définir la judéité » (p. 32), le principe de transmission matrilinéaire de la judéité – est juif toute personne née de mère juive – fait que l’enfant adopté ne pourra devenir juif que par conversion.
Le deuxième chapitre présente « L’enquête, entre la France et Israël », en décrivant les acteurs et les procédures de l’adoption au niveau national ou international et en expliquant les raisons de cette approche comparative qui reste néanmoins prioritairement centrée sur la France. Si en France, pays laïque, le critère religieux n’est pas explicitement pris en compte, l’auteure souligne néanmoins les difficultés parfois rencontrées par des couples juifs pratiquants vis-à-vis des agents des services sociaux ayant une culture religieuse inexistante ou limitée au catholicisme, et surtout vis-à-vis d’agences ou organismes agréés dont beaucoup sont d’inspiration chrétienne. En Israël en revanche, l’importance des institutions religieuses en matière de droit de la famille et de la personne fait que les parents adoptifs sont moins préoccupés par la transmission familiale religieuse. Les questions de l’appartenance et de l’identité juive étant aussi politiques et sociétales, l’auteure n’a pas relevé en Israël les mêmes inquiétudes qu’en France, où le judaïsme est extrêmement minoritaire.
Le troisième chapitre, intitulé « Les étapes d’un “parcours du combattant” », analyse les différentes étapes qui mènent à la décision d’adopter et les procédures à suivre pour obtenir l’agrément. L’adoption intervenant fréquemment après le recours à l’assistance médicale à la procréation (AMP), l’auteure s’attache à comprendre comment s’articulent ces deux démarches. Bien que les services sociaux exigent des conjoints en cours d’agrément qu’ils aient fait « le deuil de l’enfant biologique », S. Nizard montre au contraire que ces deux processus – AMP et adoption – ne sont pas toujours dissociés. L’entrée dans la procédure d’adoption peut être un « dernier recours » ou prendre progressivement la forme de l’évidence entraînant un arrêt de l’AMP. L’obtention de l’agrément permet d’élaborer un projet parental précisant le sexe et l’âge de l’enfant mais aussi « l’ethnie », pour reprendre la terminologie employée par les services sociaux de l’État en France, en d’autres termes le choix du pays lorsque les candidats choisissent l’adoption l’internationale. Si les préférences « ethniques » sont rarement abordées dans leur dimension religieuse, l’auteure montre l’ambivalence des parents adoptifs vis-à-vis des pays arabo-musulmans, entre origine et histoire communes facilitant l’identification avec un enfant originaire du Maghreb, d’un côté, et mise en avant des conflits entre Palestiniens et Israéliens pour souligner l’impossibilité d’une adoption dans cette région du monde, de l’autre.
Le troisième chapitre, « La rencontre », décrit le temps fort de l’adoption. L’arrivée de l’enfant dans son nouveau foyer, perçue comme un moment fondateur de l’histoire familiale, est par la suite racontée et remémorée, notamment grâce aux albums photographiques qui permettent de créer une continuité familiale.
Dans le chapitre suivant, « Nommer, inscrire, convertir », l’auteure aborde longuement la volonté des parents de transmettre à leurs enfants une identité juive à travers les prénoms, la conversion, ainsi que la circoncision pour les garçons. L’attribution d’un prénom juif, choisi parmi les prénoms familiaux, participe ainsi de l’inscription de l’enfant dans une généalogie familiale et dans la mémoire longue du peuple juif. Les enfants adoptés n’étant pas juifs de naissance, de nombreux parents s’engagent dans une procédure de conversion de leurs enfants en se tournant vers les courants orthodoxes du judaïsme, les seuls à même de leur délivrer une validation institutionnelle qui ne pourra pas être contestée, c’est-à-dire qui sera reconnue internationalement, et en particulier en Israël. Le paradoxe, également mis en évidence dans les travaux du sociologue Sébastien Tank-Storper (2007), réside donc dans le fait que les parents s’adressent à des institutions religieuses orthodoxes – en France, c’est le Consistoire de Paris – alors qu’ils ne sont pas nécessairement des pratiquants assidus. Si pour les parents adoptifs l’identité juive de leurs enfants va de soi, les entretiens recueillis soulignent au contraire que ce n’est pas le cas pour l’institution religieuse, qui s’avère soupçonneuse, intrusive et particulièrement exigeante. La conversion de l’enfant devient dès lors pour cette institution un moyen de contrôler et d’encadrer les pratiques religieuses des parents. L’auteure plaide d’ailleurs pour une nécessaire réflexion institutionnelle sur les normes et les procédures et aborde brièvement la crise de légitimité du Consistoire de Paris.
Le dernier chapitre, « Entre hérédité et identification : le récit des “origines” », s’interroge sur la construction des identités individuelles et familiales à partir notamment de récits de trois personnes adoptées qui, à l’âge adulte, décident d’effectuer des recherches sur leurs origines.
L’un des intérêts de cet ouvrage réside dans la richesse des entretiens, dont de nombreux extraits sont retranscrits, même si une contextualisation plus approfondie aurait parfois permis une meilleure compréhension des propos et des enjeux. Le décalage entre le moment où les entretiens ont été réalisés (2002) et la date de publication du livre (2012) aurait sans doute dû inciter l’auteure à prêter une attention plus grande aux évolutions actuelles relatives à l’adoption, notamment juridiques et organisationnelles, marquées en France par une très forte baisse de l’adoption internationale. L’auteure considère l’adoption plénière – qui crée juridiquement un nouveau lien de filiation effaçant la filiation première – comme l’idéaltype de l’adoption, alors que les adoptions simples, privilégiant plusieurs filiations et effectuées le plus souvent dans le cadre de relations intrafamiliales, pourraient également faire l’objet de recherches sociologiques.
L’autre intérêt de ce livre se trouve dans l’attention portée aux institutions étatiques et religieuses et à la manière dont ces dernières orientent et encadrent les parcours individuels, conjugaux et familiaux. La conversion – habituellement présentée comme une démarche éminemment personnelle marquant une rupture dans le parcours biographique de l’individu – s’effectue dans les cas présentés ici comme une démarche collective au nom de la continuité familiale. Le parallèle entre les attitudes à adopter vis-à-vis des interlocuteurs des services sociaux en vue de l’agrément et celles à adopter vis-à-vis des rabbins est riche d’enseignements. Dans les deux cas, les candidats à l’adoption et les parents adoptifs s’interrogent sur ce qu’il convient de dire et de taire, tentent de trouver un équilibre acceptable entre la sincérité de leurs propos et les exigences institutionnelles auxquelles ils doivent se conformer. Et c’est lorsque les parents adoptifs se sentent contraints de mentir sur leurs propres pratiques religieuses jugées insuffisantes alors que leur démarche leur paraît authentique que le fossé avec les institutions religieuses apparaît au grand jour. C’est donc moins les méthodes et les contenus de la transmission du judaïsme qui sont au coeur de cet ouvrage que comment la préoccupation de la transmission de l’identité juive incite les parents adoptifs à s’engager dans une procédure de reconnaissance institutionnelle de la judéité de leurs enfants, la conversion étant alors considérée comme le parachèvement de l’adoption.
Appendices
Références
- Hervieu-Léger Danièle, 1993, La religion pour mémoire. Paris, Éditions du Cerf.
- Tank-Storper Sébastien, 2007, Juifs d’élection. Se convertir au judaïsme. Paris, Éditions du CNRS.