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I
L’ouvrage de Bernard Chapais, Liens de sang. Aux origines biologiques de la société humaine, paru aux éditions du Boréal en 2015 en traduction de la version originale du livre publiée aux Presses de l’université de Harvard en 2008 (sous un titre passablement différent : Primeval Kinship. How Pair-Bonding Gave Birth to Human Society[1]) constitue ni plus ni moins la reprise la plus importante de la question de l’origine de la société humaine depuis la thèse fameuse de Lévi-Strauss présentée dans Les structures élémentaires de la parenté. Quelle que soit l’interprétation de l’intérêt du lectorat qui ait conduit les éditeurs à mettre l’emphase, tantôt sur le pair-bonding, tantôt sur ses origines biologiques, tantôt sur la parenté, c’est bien l’origine de la société qui préoccupe Chapais, qui situe d’ailleurs très explicitement sa réflexion dans le prolongement de celle de Lévi-Strauss en dépit du fait que la perspective phylogénétique qu’il entend défendre prenne le contrepied de la phénoménologie structuraliste de ce dernier. Il écrit ainsi :
J’ai l’intention d’établir que l’analyse structurale de Lévi-Strauss est fondamentalement compatible avec une analyse phylogénétique comparative. Comme nous le verrons, les données sur les primates montrent que l’exogamie réciproque comme système est réductible, que ce système se fractionne en différents éléments dotés de leurs propres fondements biologiques et histoires évolutionnaires.
p. 133-134
Comme cette citation le laisse entendre, c’est en prenant appui sur notre connaissance des sociétés de primates non humains que Chapais entend éclairer ce qui constitue l’originalité des sociétés humaines à travers un départage minutieux de ce qui relève d’un héritage simien plus ou moins direct, de sa modification au gré des circonstances écologiques, voire de sa transformation une fois saisi par de nouveaux processus cognitifs proprement humains. Et c’est sans doute la première chose qu’il faut dire à propos de cet ouvrage : Chapais nous offre ici une synthèse unique des travaux de ces anthropologues et primatologues qui, après qu’on eût épuisé l’inventaire des structures élémentaires de parenté de sorte qu’il ne restait plus qu’à se livrer à un jeu formel entre elles pour régresser jusqu’à leur origine commune, se sont tournés vers les régularités comportementales en matière de parenté qui traversent les sociétés animales, espérant déboucher sur l’origine des sociétés humaines par l’autre bout du tunnel, si l’on peut dire.
La synthèse dont il est question n’est pas simplement un compte rendu pointilliste des connaissances accumulées au fil des ans, mais aussi une reconstruction originale visant à montrer que :
[Cette] histoire des idées entourant l’origine de la société humaine est, dans une large mesure, celle de la déconstruction progressive de l’exogamie réciproque en composantes plus élémentaires observables chez d’autres primates, même si ce n’est pas en ces termes que les chercheurs concernés concevaient leurs analyses.
p. 138, je souligne
En effet, Chapais s’est lancé dans cette aventure, dès le début des années 1990, avec en tête l’idée de renouveler l’interprétation de l’origine (et de l’originalité) de la société humaine par le biais de la primatologie. Il écrit ainsi, non sans une certaine fierté :
Je suis entré en anthropologie avec une idée en tête : étudier les primates afin de mieux comprendre l’évolution humaine. En fin de compte, j’aurai consacré vingt-cinq ans à l’étude des primates avant de revenir à mon objectif premier, ayant passé l’essentiel de ma carrière à mener des études empiriques sur la parenté et les structures sociales chez ces animaux.
p. 10-11
Il faut reconnaître que cet effort soutenu n’aura pas été vain, qui a abouti à ce qu’il faut bien considérer comme une oeuvre majeure de l’anthropologie contemporaine. Cet aboutissement d’une carrière consacrée à la recherche offre en outre un modèle du plus haut niveau où celle-ci doit se situer, à savoir d’offrir une synthèse des connaissances à travers la reprise des sempiternelles questions qui animent nos humanités, toutes disciplines confondues. Que demander de mieux ?
II
Le très large étayage de la thèse soutenue par Bernard Chapais (synthèse des connaissances de la primatologie, critique du tournant des études de parenté prises à partir de Schneider, reprise critique de la thèse de Lévi-Strauss, déconstruction épistémologique des étapes ayant conduit à la prohibition de l’inceste et reconstruction de histoire phylogénétique de la société humaine), sans oublier les prolongements théoriques que son auteur continue à donner à sa réflexion[2], rend périlleuse la tâche du commentateur. Aussi ai-je décidé de prendre appui d’abord sur sa reconstruction de l’histoire phylogénétique de la société humaine, rompant avec sa propre logique d’exposition. Je passe rapidement sur la critique du formalisme structuraliste lévi-straussien – son refus de trouver quelque origine réelle, historique, phylogénétique, aux structures élémentaires et l’emphase démesurée qu’il est conduit à placer sur la fracture qui par elles est opérée ; sa pirouette conclusive qui l’amène à fonder la prohibition sur une nécessité formelle : « L’émergence de la pensée symbolique devait exiger que les femmes, comme les paroles, fussent des choses qui s’échangent » (Lévi-Strauss 1967 : 569) – car, au fond, de façon surprenante jugeront certains, Chapais n’a de cesse de souligner la continuité entre les deux réflexions. Ce qui les distingue, fondamentalement, c’est la réduction élémentaire en composantes séparées à fondement ultimement biologique des différents moments ou séquences logiques impliqués dans l’avènement de la « tribu originelle » qui culminera dans l’alliance des groupes eux-mêmes subdivisés en multiples unités reproductives. Qu’est-ce-à-dire ? Rappelons la thèse de Lévi-Strauss pour illustrer cette idée : l’échange des femmes instituerait la socialité humaine comme alliance des groupes par le biais dudit échange fondé lui-même (idéologiquement) sur la prohibition de l’inceste. Or, pour qu’alliance de groupes il y ait, encore faut-il que l’existence des groupes ait précédé l’alliance, qui ne saurait les instituer. Chapais est ainsi attentif à décomposer en éléments insécables les moments ou séquences logiques impliqués dans l’avènement de la tribu originelle : existence des groupes, évitement de l’inceste, lien reproducteur stable, connaissance de la parenté bilatérale, et ainsi de suite. Selon lui, pour qu’advienne par exemple l’alliance de groupes dont les rapports étaient jusqu’à ce moment caractérisés par une forte rivalité, portée principalement par les mâles, il faudra au préalable que ces rapports antagonistes aient été pacifiés, ce que contribuera à faire advenir la familiarité des mâles avec leur progéniture et apparentés, séquence logique qu’aura antérieurement rendue possible l’établissement d’un lien reproducteur stable d’où sortira une « paternité » qui n’est au fond qu’une association prolongée avec une femelle et ses enfants. Cette familiarité associative permettra la reconnaissance bilatérale des apparentés, tant et si bien que lorsque, dans des circonstances parfaitement contingentes, des groupes auront l’occasion de se côtoyer (une source alimentaire abondante, une réserve d’eau), des individus des deux groupes pourront alors retrouver une familiarité avec des individus de l’autre.
Je condense ainsi du point de vue de sa finalité ultime, mais à titre simplement illustratif pour le moment, la méthode de décomposition analytique à laquelle se livre Chapais dans le but fournir un cadre plus réaliste à l’objectivation de la socialité que constitue, au fond, l’union de groupes déjà profondément sociaux (ils sont eux-mêmes des groupes qui rassemblent plusieurs unités reproductrices) en un groupe-de-groupes (que Chapais nomme une communauté fédérée de groupes multifamiliaux) par où la socialité humaine s’inaugure somme socialité au carré, si je puis dire, ou comme objectivation explicite de la socialité. Toute la question étant de savoir comment on peut parvenir à ce choix de donner un avenir à la socialité en tant que telle en accouchant de la première société.
Ces éléments sont présentés dans la troisième partie du livre, éléments dont la combinaison culminera dans l’avènement de la tribu primitive. Les cinq derniers chapitres qui forment cette troisième et dernière partie (si je laisse de côté le chapitre quinze qui est une récapitulation théorique : « L’alliance nature-culture ») sont montés l’un sur l’autre, si je puis dire, et nous portent comme dans un crescendo jusqu’à l’apparition apothéotique de la société humaine qui ressemble comme deux gouttes d’eau à la totalité sociétale lévi-straussienne, à ceci près que l’échange des femmes (pour parler comme Lévi-Strauss) prend place dans une humanité déjà constituée. Le plus simple, pour figurer cette séquence en crescendo, est de préciser la raison d’être de chacun de ces chapitres dans l’économie d’ensemble avant de tenter de systématiser le raisonnement qui nous est présenté.
Le chapitre 10 (« Le groupe patrilocal ancestral ») est consacré à établir l’héritage que constitue l’existence d’une forte socialité chez les primates non humains. Chapais insiste sur la patrilocalité de ces groupes (les mâles y passent leur vie ; les femelles le quittent à l’adolescence ; les femelles qui s’y reproduisent proviennent d’autres groupes ; il y a une intense collaboration entre les mâles pour la chasse et la défense du territoire) et sur la rivalité intergroupe, parce que c’est ainsi que vivent chimpanzés et bonobos – nos derniers ancêtres simiens – et que, en conséquence, c’est à partir de là qu’il faut comprendre comment l’avenir humain s’est dessiné sur la base des problèmes que l’évolution aura à résoudre, problèmes principalement liés à la rivalité entre groupes.
Les chapitre 11 (« L’évolution du lien reproducteur stable et de la famille ») et 12 (« La paternité et la parenté patrilinéaire ») sont d’une importance cardinale dans le raisonnement présenté par Chapais. En effet, si dans les groupes de singes à philopatrie femelle (où ce sont les mâles qui quittent le groupe à l’adolescence de telle façon que les femelles y naissent et y passent toute leur vie), la familiarité issue du rapport entre la mère et sa progéniture (qui détermine une série de comportements spécifiques entre apparentés immédiats en comparaison avec les rapports avec les autres individus du groupe) rend possibles et observables des comportements témoignant de la reconnaissance mutuelle des apparentés sur trois générations, la situation est tout à fait différente chez les groupes à philopatrie mâle (comme les chimpanzés et les bonobos). Comme ces derniers forment en l’occurrence des groupes multimâles-multifemelles dans lesquels la reproduction se fait dans la « promiscuité »[3] – c’est-à-dire où aucun lien stable n’attache le mâle à une compagne –, le développement évolutionnaire du lien reproducteur stable unissant d’une manière plus ou moins permanente (et dans des formes diverses : polygyne ou monogame) un mâle à une ou des partenaires est, selon Chapais, logiquement nécessaire pour que la familiarité qui rapproche la femelle de sa progéniture déteigne, pour ainsi dire, sur le mâle qui lui est associé. On aura compris que, pour qu’une reconnaissance de ses apparentés par le « père »[4] soit possible, il faut que cette association à la mère se soit développée. Chapais est donc attentif, d’une part, à imaginer comment le lien reproducteur stable a pu en quelque sorte se développer à partir de zéro (c’est-à-dire de la promiscuité des groupes multimâles-multifemelles comme ceux des chimpanzés ou des bonobos), et, d’autre part, à envisager (chap. 12) la possibilité du développement de la « paternité » et d’une reconnaissance de la parenté patrilinéaire analogue à la parenté matrilinéaire.
Le chapitre 13 est consacré à « la naissance de la tribu primitive » ce qui recouvre, en fait, les alliances plus ou moins permanentes ou opportunistes entre groupes dont tout porte à croire que, jusqu’avant ladite alliance, ils étaient férocement rivaux. Une fois que l’établissement d’un lien reproducteur stable aura permis l’émergence de rapports familiers entre le « père » et les enfants de sa compagne et rendra du coup reconnaissable des apparentés bilatéraux (entraînant la possibilité de reconnaître une femelle apparentée une fois qu’elle aura migré dans un autre groupe que les circonstances nous amèneront à côtoyer), Chapais écrit donc que « les premières alliances intergroupes seraient nées du simple prolongement de ces liens entre individus vivant au sein de groupes différents » (p. 247, je souligne). Je note, pour mémoire, que l’alliance des groupes ainsi dessinée se sera faite à petits pas, par extension de liens d’individus à individus, à mesure que la pacification des mâles, responsables de l’agressivité, sera accomplie par la médiation les femelles. Nous n’en sommes toutefois pas encore à l’exogamie réciproque (chap. 14, « Les origines biologiques de l’échange matrimonial »). Pour y parvenir, il faudra au préalable que des processus cognitifs et sociaux déjà humains aient rendu possible la reconnaissance des bienfaits de la réciprocité et fait évoluer les familles au point où les parents sont à même de déterminer les choix maritaux de leurs enfants. Comme cette dernière séquence nous place déjà dans l’humanité pleine et entière, je reporte la discussion à ce sujet.
III
Pour bien comprendre l’interprétation proposée par Chapais, il faut préciser la portée de cette notion d’histoire phylogénétique de la société humaine, titre général de cette troisième partie qui coiffe les chapitres 10 à 15. Nous n’avons pas affaire, évidemment, à un récit qui lierait en une histoire les diverses séquences logiques ou moments identifiés dans chaque chapitre. L’unité de ces moments logiques se détermine d’abord en finalité. Qu’est-ce à dire ? C’est l’étape finale qui les signifie et en détermine la nécessité logique. Je n’insinue aucunement qu’il y ait ici quelque finalisme ou téléologisme. Chapais suivra pas à pas les étapes nécessaires pour parvenir à la « tribu primitive », étapes dont il établira toujours la vraisemblance par comparaison avec des développements analogues chez les sociétés simiennes, mais la nécessité de ces étapes est établie en finalité, c’est-à-dire du point de vue de ce qu’il faut pour conduire à la pacification des rapports entre groupes. Soyons clairs, si l’évitement de l’inceste est désormais un fait bien documenté chez les primates non humains (voir plus bas), ce n’est pas le cas pour l’alliance entre les groupes chez ces mêmes primates. C’est donc par inférence que Chapais imagine les conditions nécessaires pour y parvenir.
L’alliance (ponctuelle, sporadique) des groupes suppose la pacification des rapports entre ceux-ci, d’une manière analogue, pourrait-on dire, à la pacification qui a présidé à la formation de chaque groupe (ce dont il n’est pas rendu compte, en passant). Or, nous savons que les rapports entre groupes sont des rapports de rivalité qui versent parfois dans de véritables guerres. Les mâles sont les responsables de cette violence. Ainsi, écrit Chapais :
Pour expliquer l’évolution de la tribu primitive, nous devons être en mesure d’expliquer comment la concurrence sexuelle entre les mâles a décliné jusqu’à devenir inférieure à celle que nous observons chez les chimpanzés, les bonobos ou des espèces dont la structure sociale est similaire à la nôtre.
p. 249
Je note pour commencer que ce rapprochement des groupes est accidentel, contingent, et ce, d’une double façon. Chapais ne documente pas la réalité historique d’un tel rapprochement : il nous demande d’imaginer deux groupes se côtoyant (à la faveur d’une ressource abondante qu’ils auraient en partage) et d’admettre que, en conséquence de l’éventualité où le lien reproducteur stable aura au préalable donné naissance à la paternité et à la reconnaissance de la parenté patrilinéaire,
Une partie des mâles de chacun des groupes pratiquant l’exoreproduction réciproque tolère une partie des femelles vivant dans l’autre. On obtient ainsi une forme de tolérance mutuelle, quoique fragmentaire, entre les groupes.
p. 252
Il l’est surtout en raison de ce que ce n’est pas le problème de la rivalité entre groupes qui est affronté, donnant naissance à la solution que constituerait l’alliance des groupes : cette alliance est le prolongement des rapports pacifiés entre individus des deux groupes une fois que les groupes auront été mis accidentellement en coprésence. Il faut ajouter qu’à cette nécessité logique dont il justifie la vraisemblance, Chapais ajoute des illustrations de la coexistence pacifique entre groupes de bonobos rassemblés autour d’une aire de nourriture artificielle qui se nourrissaient côte à côte, voisinage ayant vu des femelles se rapprocher, les mâles demeurant agressifs.
Je laisse de côté, pour le moment, le développement de la paternité et de la parenté patrilinéaire pour me concentrer sur le lien reproducteur stable. On comprend son importance : comme l’alliance des groupes trouve sa condition de possibilité dans la pacification des rapports entre mâles, issue elle-même de la multiplication du nombre de familiers vivant dans des groupes qui se côtoient et avec lesquels on ne saurait désormais entrer en compétition – sexuelle ou autre –, la justification du développement évolutionnaire du lien reproducteur stable est cruciale et, de surcroît, difficile à envisager parce que nos derniers ancêtres simiens vivaient sans doute dans des groupes multimâles-multifemelles où aucun lien reproducteur stable quel qu’il soit n’existait, comme c’est encore le cas aujourd’hui chez les chimpanzés et les bonobos. Il est vrai que de tels liens abondent chez d’autres espèces de singes : les groupes de babouins hamadryas sont subdivisés en unités polygynes alors que chez les gibbons la reproduction est monogame.
Chapais se donne donc à charge de comprendre l’évolution du lien reproducteur stable à partir du groupe multimâles-multifemelles où la reproduction se fait dans la promiscuité. Il est d’abord vraisemblable qu’une telle évolution ait déjà eu lieu puisque le lien reproducteur stable (polygyne ou monogame) chez les gibbons, babouins et gorilles a sans doute évolué à partir des conditions de promiscuité évoquées. Mais comment concevoir le passage de la promiscuité à la monogamie ? Chapais imagine un scénario en deux temps : on passera d’abord des groupes multimâles-multifemelles à reproduction promiscuitaire au développement d’unités polygynes qui évolueront elles-mêmes vers la monogamie dans une phase ultérieure et pour des raisons différentes. Qu’est-ce qui peut pousser à la polygynie ? La combinaison de deux logiques, l’une accidentelle, l’autre liée à une motivation biologique forte. On peut imaginer, soutient Chapais en substance, que la faible densité des ressources alimentaires aura amené les femelles à se disperser pour trouver la nourriture nécessaire à leur alimentation et à celle de leur progéniture. Cette dispersion relative des femelles (mais non leur séparation du groupe en cellules isolées) entraînera à sa suite les mâles en quête reproductrice de femelles. Chapais écrit ainsi :
Les groupes multiunités, avec leurs unités polygynes semi-autonomes, sont perçus comme une adaptation à des sources de nourriture à la fois trop peu denses et trop éparpillées pour subvenir aux besoins de grands groupes se déplaçant de façon monolithique, mais suffisamment denses pour ne pas imposer une recherche solitaire de nourriture.[…] La composition de groupe qui répond le mieux aux intérêts de l’un et de l’autre sexe, c’est-à-dire réduit la concurrence pour la nourriture parmi les femelles et satisfait la pression de polygynie exercée par les mâles, est l’unité polygyne.
p. 206
Pour Chapais, l’orientation vers la polygynie (ou la monogamie) n’est pas associée à la raison « fonctionnelle » du support parental que procurerait l’association du mâle à la femelle. Plus généralement et en accord avec sa méthode, l’explication écologique mise de l’avant suppose la possibilité de dissocier solidarité sexuelle entre partenaires plus ou moins exclusifs, coopération économique (alimentaire) et soutien parental. En l’occurrence, c’est le besoin reproducteur des femelles pour les mâles qui produira cette polygynie (une moindre promiscuité, en quelque sorte) dans des conditions de relative dispersion des femelles. Ici encore, Chapais prend appui sur l’existence réelle d’une telle subdivision occasionnelle en unités polygynes chez les babouins chacma, « qui sont normalement réunis en grands groupes (et) se divisent parfois, lorsque les conditions écologiques l’imposent, en groupes polygynes semi-autonomes pour chercher de la nourriture » (p. 206).
C’est une logique totalement différente qui aurait été opératoire dans le passage de la polygynie à la monogamie. Encore une fois, comme ce sera le cas de l’institution de l’exogamie réciproque une fois que la tribu primitive aura été constituée, ce sont des caractéristiques pleinement humaines qui permettront d’accomplir ce passage. Je ne m’étends pas là-dessus pour le moment : les caractéristiques évoquées par Chapais (augmentation de la taille du cerveau, allongement de la période de dépendance à la mère) qui rendraient nécessaire l’allègement des coûts de la maternité, allègement qui finira par engendrer des mâles approvisionnant des femelles que la sélection naturelle choisira éventuellement, peuvent difficilement être le résultat d’autre chose que d’une pleine humanisation qui se trouve ainsi postulée. Chapais ne présente pas le scénario que je viens d’esquisser comme le scénario. Il évoque aussi l’abaissement dramatique de la compétition entre mâles qui résulterait d’une égalisation des rapports entre eux que rendrait possible, par exemple, l’invention des armes létales. C’est la raison pour laquelle il y va d’une boutade qui n’est toutefois pas dénuée de signification réaliste pour lui : « La polygynie […] est franchement problématique, écrit-il plus loin, si chaque mâle dispose d’un pistolet » (p. 211).
IV
C’est à dessein que j’ai laissé de côté jusqu’à présent deux ordres de faits qui, à mon avis, soutiennent tout l’édifice argumentaire de Chapais : la force des liens matrilinéaires dans les groupes à philopatrie femelle (comme les macaques et les babouins) et la réalité massive, chez toutes les espèces de singe, de l’évitement de l’inceste. Ces comportements hérités de nos ancêtres apparaissent comme des données factuelles incontestables du point de vue de l’évolution qui a conduit à l’hominisation. Ils sont donc d’une nature différente que la séquence des étapes logiquement nécessaires à la formation de la tribu primitive présentées plus haut. Chapais imagine les conditions dans lesquelles il est raisonnable de penser que la reconnaissance bilatérale de la parenté ait pu se produire. La collaboration des groupes, il ne peut en établir le fait comme c’est le cas pour l’évitement de l’inceste. Point besoin non plus de poser l’existence d’un ensemble de relations de parenté matrilinéaires : le fait est évident (voir plus loin). Les faits relatifs au « legs de la matrilinéarité » (chap. 3) et ceux relatifs au « legs de l’évitement de l’inceste » (chap. 5) sont d’ailleurs traités séparément, dans la partie I du livre intitulée « Les archives animales du comportement humain ». Cette partie comporte deux autres chapitres dont je traiterai ultérieurement : « De la parenté biologique à la parenté culturelle » (chap. 4) et « De la récurrence comportementale à la règle institutionnalisée » (chap. 6).
Dans les groupes de singes à philopatrie femelle, les mâles quittent le groupe à l’adolescence pour aller se reproduire dans d’autres groupes, alors que les femelles qui y naissent y passent leur vie entière. Les liens de familiarité entre la mère et ses enfants, surtout ses filles, issus de la longue période de « socialisation » et de dépendance, entraînera l’émergence d’une véritable « structure de parenté matrilinéaire » (l’expression est de Chapais) à savoir d’une structure de dominance propre au groupe pénétrée par une matrilinéarité. La distinction entre les relations qui mettent aux prises des apparentés directs (mère-enfants ; germains) et indirects (petits-enfants grand-mère maternelle ; tante et nièce) sont d’abord solidement documentés. Les comportements de familiarité (épouillage, tolérance avec une source alimentaire proche, protection contre les agressions, etc.) témoignent de la spécificité relationnelle qui rapproche les apparentés et les distingue des autres. Le plus significatif est la reconnaissance par ego des liens de parenté analogues aux siens chez les autres. Il s’agit évidemment d’une projection mentale car cette reconnaissance n’est le fait ni d’une sensation, ni d’une expérience (disons : ego n’a pas fait l’expérience de l’expérience-de-familiarité des autres : il l’a observée). C’est en interprétant les rapports de familiarité mutuels entre des individus qu’ego y reconnaît des rapports analogues aux siens avec ses propres apparentés. Ego va par exemple agresser, par vengeance, le proche d’un individu qui l’a agressé ou, au contraire, chercher la réconciliation avec un de ses proches pour amadouer l’individu en question (p. 64). Dans un autre ordre d’idées, c’est clairement la familiarité issue d’une vie relationnelle commune qui détermine ces comportements de proximité et non quelque forme de reconnaissance sensorielle de la parenté qui pourrait faire l’économie d’une histoire de proximité réelle. Des expériences consistant à retirer un individu de sa « famille » puis à le réintroduire ultérieurement l’ont confirmé (p. 63).
Il en résulte que la philopatrie femelle lie ainsi potentiellement trois générations d’apparentés, de sorte qu’il est possible d’observer, par exemple, les liens privilégiés entre une grand-mère maternelle et ses petits-enfants, surtout ses petites-filles, liens qui perdurent toute la vie. De ce népotisme systématique entre apparentés, combiné à l’existence d’une structure de domination propre à la vie de groupe (qui n’est pas expliquée ou abordée en elle-même) finira par résulter cette « structure de parenté » matrilinéaire par et dans laquelle les filles hériteront de la position de leur mère dans le groupe et la reproduiront.
L’autre élément fondamental de notre héritage simien est l’évitement de l’inceste. Il est clair que Lévi-Strauss ignorait le phénomène lors de la première édition des Structures élémentaires de la parenté (1949), mais il semble qu’il l’ait négligé lors de la seconde édition (1967). Chapais parle d’évitement, et non de prohibition de l’inceste ou de répulsion innée à son sujet, évitement qui mène à l’exoreproduction, et non à l’exogamie. Le fait demeure massif : dans tous les groupes de primates non humains, soit ce sont les femelles, soit ce sont les mâles qui quittent le groupe pour se reproduire. Comment comprendre l’avènement de ce comportement chez les singes ? Chapais reste très prudent quant aux raisons d’être d’un tel évitement de l’inceste : le fondement organique de cet évitement est souligné pour être immédiatement relativisé.
S’il évoque les coûts biologiques supposément liés aux rapports consanguins, il souligne tout de même que certains auteurs remettent en question « l’impact réel de la dépression endogamique » (p. 87). Et si c’est la sélection naturelle qui donnera un avenir à ce mécanisme incertain, Chapais note que celui-ci « est le moins spécifique aux primates » (p. 86). J’aimerais insister sur un autre aspect de son argument qui me paraît plus probant : la familiarité entre proches semble constituer le mécanisme opératoire de cet évitement de l’inceste. L’inceste n’est d’abord systématiquement évité qu’entre apparentés capables de se reconnaître par association. De plus, certaines expériences ayant croisé les enfants de deux femelles ont eu pour résultat le fait qu’ego se comportait avec une soeur adoptive comme avec une soeur consanguine ! Inversement, une soeur consanguine dont ego aura été séparé (et avec qui il n’aura pas fait l’expérience d’une même familiarité socialisatrice) ne sera pas interprétée par lui comme une soeur consanguine : pas d’évitement de l’inceste ici. Cela montre, écrit Chapais, « que c’est la familiarité entre parents, davantage que l’apparentement en soi qui génère le désintérêt sexuel » (p. 90). Les relations homosexuelles paraissent ne pas échapper à cet évitement de l’« inceste » par familiarité. Les femelles du macaque japonais « sont connues pour leurs taux élevés de rapports homosexuels, que ce soit en captivité ou en liberté » (p. 93). Deux femelles en chaleur peuvent se comporter comme un couple, mimant le mouvement pelvien d’une copulation hétérosexuelle. Or, une étude étalée sur 10 ans a montré que la majorité des femelles avaient des relations homosexuelles avec des femelles non apparentées. Jamais entre mère-filles, soeurs, grand-mère et petites-filles. Les paires tantes-nièces avaient des rapports homosexuels dans des proportions plus faibles que celles observées chez les non parents.
Je note, pour l’heure, que ces deux types d’explications me paraissent ne pas concorder : l’interprétation des causes éventuelles d’un mécanisme que l’évolution choisirait (par ex. : éviter les coûts biologiques supposément reliés aux rapports consanguins) et l’interprétation phénoménologique de la manière dont le phénomène se manifeste (l’évitement de l’inceste entre familiers, ou effet Westermarck). Je rappelle le principe méthodologique de Chapais. L’évitement de l’inceste « impliquerait en effet que certains des processus qui sous-tendent l’évitement de l’inceste chez l’animal sont aussi à l’oeuvre dans l’interdiction normative de l’inceste chez les humains » (p. 85). Bref, un même mécanisme originel et élémentaire se poursuivrait chez les primates non humains et humains. Cela dit, l’argument des coûts biologiques des rapports consanguins me paraît fragile pour une raison toute simple : le départ des femelles dans les groupes à philopatrie mâle ou le départ des mâles dans les groupes à philopatrie femelle laisse entier le principal problème des relations consanguines entre apparentés directs : dans ceux-ci, ce sont le père et ses filles qui restent en contact toute leur vie ; dans ceux-là, ce sont la mère et ses fils qui restent en contact toute leur vie.
V
Laissés à eux-mêmes, ces soubassements biologiques et écologiques du comportement humain que constituent ensemble l’évitement de l’inceste, la matrilinéarité, l’évolution du lien reproducteur stable avec ses conséquences « paternitaires », à savoir la reconnaissance bilatérale des apparentés, se seront avérés insuffisants pour parvenir à la régulation effective des rapports entre groupes par la prohibition explicite de l’inceste et à l’exogamie réciproque qui donneront une extension inouïe au domaine de la parenté en alliant des groupes de plus en plus étendus dans des alliances qui culminent dans la formation d’une nouvelle totalité sociétale.
Qu’est-ce qui fait défaut à ces mécanismes ? Le développement de capacités cognitives spécifiquement humaines, et c’est là que le bât blesse, car de l’origine de ces facultés, nous ne savons rien. Qu’est-ce qui distingue l’évitement de l’inceste de sa prohibition ? La formulation d’une règle explicite condamnant moralement le mariage entre consanguins. Comment passe-t-on « de la récurrence comportementale à la règle institutionnalisée » (titre du chapitre 6) ? Quand les capacités cognitives rendront possible l’énonciation de la règle en permettant d’entrevoir les bienfaits de la réciprocité du comportement. On retombe ici dans de vieilles ornières. On se rappelle l’objection qu’adressait Lévi-Strauss à l’argument de Westermarck. Si nous avons une répulsion naturelle à commettre l’inceste, à quoi bon l’interdire et, surtout, comment comprendre le caractère sacré de la règle à son sujet ? On peut avancer un argument similaire contre Chapais en rappelant qu’il n’interprète pas l’effet Westermarck comme une répulsion naturelle : il est issu de la familiarité développementale. Ce qui reste à expliquer, c’est l’énonciation d’une règle à son sujet. Il propose donc d’examiner « de plus près ce qui est logiquement requis pour transformer une simple indifférence sexuelle entre frère et soeur en une règle morale condamnant l’inceste commis par d’autres » (p. 111). Prenant pour acquis (j’y reviendrai) que « la prise de conscience par ego d’un désir ou d’un acte incestueux avec son propre germain [est] perçue négativement par ego » (ibid.), il en déduit qu’il faut au préalable avoir développé la capacité cognitive de tirer cette conclusion, ce qui implique plusieurs étapes formelles : la capacité de distinguer la catégorie abstraite de germanité (les germains propres comme ceux des autres) ; de mettre des mots sur un sentiment (« l’affreuse nature de l’inceste entre frère et soeur ») ; et donc d’attribuer aux autres un même sentiment négatif à l’égard de l’inceste, sentiment commun consacré par une règle. La règle par excellence, comme le disait Lévi-Strauss, sortira de cette reconnaissance assez banale, donnant forme à un sentiment découvert en soi, reconnu en partage, et finalement exprimé ouvertement.
Au sens strict, l’argument de Chapais porte sur la capacité mentale d’énonciation de la règle et non sur sa raison d’être (causa finalis). Or, ce qui frappe dans l’effet Westermarck, c’est la facilité (je n’ose pas dire le naturel) avec laquelle cette indifférence sexuelle advient. Or, on comprend mal que l’indifférence sexuelle entre germains qui résulte de la familiarité socialisatrice, plutôt que de la répression d’une tentation insistante (ou encore, à un niveau qui serait infra-social, de la reconnaissance sensorielle des apparentés) se traduise automatiquement en sentiment moral négatif. En outre, le raisonnement de Chapais, qui accueille comme un fait le sentiment négatif qui résulterait d’une pensée incestueuse, ne rend pas compte du caractère sacré et fondateur de la prohibition. Je répète que l’argument des « coûts biologiques de la consanguinité » n’est pas convaincant pour la raison que l’exoreproduction fait demeurer dans le même groupe à philopatrie femelle le père et ses filles, et dans les groupes à philopatrie mâle la mère et ses fils. Tout le poids de l’argument exoreproducteur de Chapais me paraît donc résider dans l’effectivité de l’effet Westermarck. Or, son fait n’est pas expliqué, il est posé et richement documenté, comme sont critiquées les positions de ceux qui, à l’instar de Lévi-Strauss ou de Meyer Fortes, arguent essentiellement que l’existence de cas d’inceste entre germains prouve que le comportement d’évitement n’est pas naturel ; ce à quoi Chapais rétorque, avec raison, que le comportement est issu de la familiarité développementale qui n’est pas naturelle ou automatique). On comprend mal, donc, comment une indifférence paresseuse se transforme en répulsion hargneuse d’où sortira une règle sacrée.
On peut soulever deux problèmes. En invoquant des causes humaines à la mise en place de structures de parentés humaines, Chapais déplace (implicitement) le problème de l’origine de l’humanité dans un livre dont le propos vise à établir les « origines biologiques de la société humaine ». D’autre part, la cassure symbolique entre animalité et humanité disparaît au profit de ce qui semble être une longue évolution graduelle où le symbolique paraît issu d’un type de développement analogue à celui de la technologie, à caractère essentiellement progressif, où chaque nouvelle invention suppose la précédente.
Chapais n’est pas sans avoir conscience de cet écueil. Le chapitre que je commente se clôt par un retour à des considérations méthodologiques (« Les leçons de l’anatomie comparative »). Pour situer dans un cadre plus général la méthode comparative fondant une continuité évolutionnaire sur des homologies comportementales observées chez les singes et les humains, Chapais fait un retour sur la manière dont l’anatomie comparative établit par exemple une connexion évolutionnaire entre le pied des lémuriens et celui des humains en passant par celui des diverses espèces de singes, ou encore permet de faire sens de l’homologie formelle entre l’os formant l’oreille moyenne chez les mammifères et celui formant la mâchoire chez les reptiles : l’examen du développement du foetus montre effectivement les os embryonnaires de la mâchoire se « mettre en place » progressivement dans l’oreille.
L’homologie formelle entre étapes d’un même développement évolutionnaire est évidemment plus difficile à établir dans le cas des comportements sociaux, qui ne laissent pas de fossile. Revenant sur « l’évitement de l’inceste dont le mécanisme essentiel est, vraisemblablement, l’effet Westermarck » (p. 115), Chapais souligne que, pour bien faire, il nous faudrait être en mesure de montrer que :
Les processus psychologiques et développementaux qui soutiennent l’effet Westermarck [sont] les mêmes chez les humains et les autres primates. Pour le moment, nous ne pouvons affirmer avec certitude que c’est le cas.
p. 115
Il faut donc se rabattre sur les « corrélats structurels de l’effet Westermarck », c’est-à-dire sur la parenté de ses manifestations chez l’animal comme chez l’humain. Bref, on retombe dans la phénoménologie. La préséance de l’évitement de l’inceste chez les primates non humains est un des éléments centraux de la thèse de Chapais. Or, il me semble que la clef explicative réside dans l’existence même de l’effet Westermarck (au lieu de l’argument relatif aux « coûts biologiques de la consanguinité »). L’argument de Chapais porte à vrai dire sur les homologies comportementales liées à l’évitement de l’inceste, et pas sur l’identification des mécanismes psychologiques le motivant et qui nous permettraient de l’expliquer (pour le moment, dirait Chapais). Et comme il ne parvient pas à trouver le mécanisme (motivationnel, psychologique) qui fonde l’homologie, le problème interprétatif demeure entier.
VI
À ce passage de la récurrence comportementale à la règle institutionnalisée reposant sur le développement de facultés cognitives exogènes à tout ce processus développemental, et à vrai dire le précédant, il manque encore l’alliance explicite des familles par l’échange d’un de leurs membres. Les « origines biologiques de l’échange matrimonial » (titre du chapitre 14) n’ont donc pas encore accouché de leur plein potentiel. Le lien reproducteur stable, « l’ancêtre du lien conjugal » (p. 273), occupe dans le raisonnement de Chapais la même place logique dans l’échange matrimonial que celle occupée par l’évitement comportemental de l’inceste dans la précession de sa condamnation morale dans et par une règle explicite.
Lorsqu’il tente de comprendre l’évolution du lien reproducteur stable, Chapais imagine les conditions réelles, notamment écologiques, qui ont pu y conduire. Rendu au passage final de la structure profonde des sociétés humaines, les conditions écologiques sont en quelque sorte remplacées par un « environnement cognitif ». Aux six éléments de la parenté affinale (la vie de groupe multimâles-multifemelles, la matrilinéarité, le lien reproducteur stable, l’évitement de l’inceste, la paternité, la reconnaissance bilatérale de la parenté et la tribu primitive) qui constituent notre fondement biologique, s’en ajoute un septième, caractérisé par des processus cognitifs déjà humains, qui conduira aux échanges matrimoniaux explicites donnant une extension inédite aux structures de parenté. Or, si la genèse de ces six éléments est
[…] indépendante de l’émergence de nouvelles capacités cognitives, à l’inverse, la septième catégorie renferme les traits composites dits générés cognitivement, qui seraient nés de la fusion de composantes primates et d’habiletés cognitives inédites.
p. 274-275
Ce sont ces traits qui ont rendu possibles deux phénomènes spécifiquement humains : la réciprocité conditionnelle et la capacité des parents de contrôler le comportement de leurs enfants :
Les arrangements maritaux seraient donc un développement naturel des rapports entre affins dans un nouvel environnement cognitif où les parents étaient désormais en mesure d’orienter les conduites de leurs enfants et de procéder à des relations d’échange conditionnel.
p. 276
Posons le décor. Nous sommes en pleine humanité. Existent des familles établies, soucieuses de leur avenir. Ce ne sont donc pas des groupes primordiaux, mais des familles et plus exactement des parents, intéressés et voués à la défense de leurs intérêts, qui échangeront leurs enfants (et non des femmes), cette « ressource de très grande valeur » dont ils sont en possession (p. 276), « ressource convoitée » par tous les parents, ce qui les place en état de dépendance mutuelle. Avec la reconnaissance (psychique) de la symétrie parfaite de cet intérêt bien compris et légitime visant à obtenir le meilleur parti pour ses enfants, combinée à la capacité (pratique) de déterminer leur choix maritaux au lieu de laisser se poursuivre la situation en vertu de laquelle « le lien reproducteur stable […] [était] le produit d’une entente entre les partenaires eux-mêmes qui n’impliqu[ait] en rien leurs familles » (p. 273), se trouvent réunies les conditions pour établir la structure profonde de la société humaine comme communauté fédérée de groupes multifamiliaux.
Séparons les éléments de ce raisonnement. En premier lieu, c’est l’émergence de capacités cognitives et, dirons-nous, politiques, qui caractérise cette étape. Nous sommes dans une humanité déjà passablement constituée : cognitivement (capable de concevoir et d’agir du point de vue de la réciprocité), et socialement (existence de familles fortes pouvant déterminer culturellement le choix de leurs enfants). En second lieu, le mode d’action de ces processus cognitifs sera de transformer les conditions préalables impossibles à générer culturellement (ou cognitivement) : les six éléments préalables de la parenté affinale. Toutefois, et c’est le troisième point, la possibilité qu’entrent en oeuvre les processus psychiques pour féconder, si j’ose dire, un fondement biologique « improduisible » culturellement, a encore besoin d’une motivation qui rend avantageuse et vraisemblable la réciprocité. Ce n’est plus une « motivation » biologique qui y pousse désormais, mais ce qu’il faut bien considérer comme une motivation de nature proto-économique ou, en tout cas, relative à l’investissement fait dans les enfants.
Aussi surprenant qu’il soit, la tentative de faire ce pont entre un héritage simien désormais trop bien documenté pour ne pas être vrai et une humanité dont l’origine demeurera toujours objet de spéculation fait advenir la naissance de cette communauté fédérée de groupes multifamiliaux au terme du calcul intéressé de parents qui, ayant investi beaucoup dans leur progéniture, adoptent la stratégie de l’échange des enfants, ressource unique s’il en est. On a reproché à Lévi-Strauss de suggérer que les femmes échangées devinssent des marchandises ; Chapais paraît affirmer que ce fut effectivement le cas… pour les enfants des deux sexes ! En outre, si Lévi-Strauss supposait une structure mentale (la réciprocité ou l’intersubjectivité qui rend la parole possible) dépourvue d’origine, Chapais fait une supposition analogue bien qu’il l’enracine dans une histoire (dont beaucoup d’éléments nous manquent, cependant). Au lieu que l’échange primordial des femmes en vue de l’alliance des groupes fonde humanité et réciprocité d’un seul tenant, il semble bien que notre espèce ait dû accoucher de la réciprocité, indépendamment de l’alliance primordiale entre groupes, afin d’appliquer ce processus psychique sur le terrain où un avantage fut trouvé à faire valoir la réciprocité d’un intérêt commun.
Chapais entrevoit donc à l’origine des sociétés humaines, une fois dépassés les stades pré-humains, une motivation ultimement intéressée. Cet aboutissement « économiciste » du raisonnement est compréhensible. Il est le résultat du rapprochement épistémologique (et non pas idéologique) entre une causalité de nature biologique et une causalité de nature économique (l’intérêt), rattachées au caractère élémentaire (insécable) de la motivation à l’action que Chapais n’a de cesse d’exhumer. J’y reviendrai. Il y a aussi, me semble-t-il, un anachronisme entre le niveau de développement de la structure familiale à laquelle Chapais impute la poussée ultime vers l’humanisation et le fait qu’il s’agisse du premier moment d’une structure familiale humaine. Quand il évoque des cas réels d’échanges des femmes (ou de filles, ou d’époux), Chapais mêle indifféremment des exemples appartenant aux structures élémentaires de la parenté (le mariage entre cousins croisés, par exemple) et d’autres appartenant aux structures semi-complexes (le lévirat, le sororat). Or, ces derniers cas supposent l’existence d’un lignage à poursuivre alors que le premier met en présence des groupes primordiaux dépourvus de lignage, qui s’apparaissent l’un à l’autre comme « inverses », c’est-à-dire comme des groupes de consanguins différents. Or, ces structures semi-complexes prennent place dans des sociétés politiques où les familles, devenues des lignages, sont vouées à leur propre pérennité : le mariage y devient stratégique. Le mariage primordial, pour dire la chose ainsi, qui aurait présidé à la constitution d’une communauté fédérée de groupes multifamiliaux me paraît davantage ressembler à un renoncement, plus exactement à un renoncement à la compétition pour les femelles qui prendra la forme d’une réitération officielle, fondatrice, symbolique, de l’exoreproduction qui avait déjà son cours dans le monde animal. Du point de vue des primates non humains auxquels ce choix a dû apparaître, l’échange des femelles qui résultera de la règle prohibitive n’est pas un mariage arrangé mais un renoncement. Le mariage stratégique, ou politique, viendra beaucoup plus tard. La répression de la motivation animale au comportement reproducteur de l’espèce (en gros : la compétition entre mâles pour les femelles, voir p. 287) au moment où, une riche vie sociale s’étant développée, ce comportement était devenu un frein aux relations entre groupes, fait signe vers une répression de l’instinct en faveur de la socialité, conditions (instinct reproducteur et vie sociale riche) déjà inhérentes à la vie de nos ancêtres. La règle qui prend pour objet le comportement reproducteur inaugure donc la reproduction des rapports sociaux en lieu et place de la reproduction vitale d’une espèce animale.
VII
Si je n’ai pas traité jusqu’à présent de la question de la paternité, si importante dans la séquence des moments imaginés par Chapais, c’est que je ne suis pas convaincu de sa nécessité logique afin que puisse advenir la tribu primitive. Une des caractéristiques de la vie de groupe de nos derniers ancêtres simiens, vraisemblablement illustrée par celle des chimpanzés en particulier, c’est la très forte rivalité entre les groupes, rivalité portée par les mâles. Je cite deux passages qui illustrent bien ces faits importants dont il faut effectivement tenir compte dans l’interprétation.
Les relations intercommunautaires sont tendues et généralement hostiles. Les patrouilles frontalières et les démonstrations d’agressivité sont fréquentes. Des affrontements entre membres de différentes communautés, allant parfois jusqu’au combat à mort, ont été observés dans toutes les populations connues de chimpanzés. Qu’il s’agisse de démonstrations de territorialité, de patrouilles frontalières ou de raids meurtriers contre des étrangers, ces activités sont toujours menées collectivement par les mâles, ce qui soulève la question des motivations qui les animent. Que défendent-ils au juste ? Les analyses génétiques de paternité montrent que les enfants nés dans une communauté sont bel et bien ceux des mâles de cette dernière, observation qui conforte, indirectement, l’idée que la défense territoriale empêche efficacement les mâles étrangers de féconder les femelles du groupe et qu’elle s’inscrit dans le cadre de la concurrence sexuelle intermâle. D’autres données mettent en évidence une fonction complémentaire possible de la collaboration entre mâles : la défense du territoire nourricier. Une étude à long terme menée par Jennifer Williams et ses collègues (2004) suggère qu’en excluant les étrangers du territoire nourricier les mâles aident les femelles à se reproduire et leurs enfants à survivre.
p. 187
Chez les chimpanzés, l’hostilité entre les groupes constitue la norme dans les cinq populations étudiées sur de longues périodes. Les épisodes agressifs, menés par des mâles adultes, peuvent être d’une violence extrême et aller jusqu’au meurtre d’étrangers au cours de raids conduits par plusieurs mâles. […] On compte parmi les cibles de ces agressions intergroupes des bébés, des mâles adultes et parfois des mères. Au cours de ces attaques mortelles, un groupe de mâles s’en prend à un individu isolé.
p. 210
Pour que ces groupes en viennent à coopérer, d’abord sporadiquement, il faudra, selon Chapais, avoir pacifié le comportement des mâles, porteurs de cette rivalité intergroupe. Leur association prolongée avec une femelle (le lien reproducteur stable) y pourvoira. Comment ? Les liens forts entre apparentés qui existent déjà en ligne matrilinéaire, issus de la familiarité entre la mère et sa progéniture, imprégneront le mâle, pour ainsi dire, donnant naissance à une « reconnaissance » (ou une objectivation) bilatérale de la parenté. Au total, des liens entre apparentés « patrilinéaires » se constitueront dans le miroir de la parenté matrilinéaire. Chapais parle à ce sujet de « parenté patrilinéaire ». Mieux vaudrait dire, il me semble, que le compagnon de la mère reconnaît la progéniture de sa compagne comme ses familiers. Car il n’y a pas deux lignes de parenté, l’une matrilinéaire, l’autre patrilinéaire, qui se font face, mais un seul lien de familiarité. Passons.
Comme l’exoreproduction est une pratique généralisée (en l’occurrence, les femelles quittent le groupe à philopatrie mâle) et comme on a observé (et suscité par expérimentation en créant des aires artificielles d’alimentation) le rapprochement occasionnel entre certains groupes (qui ne met pas fin à la méfiance réciproque des mâles), Chapais juge vraisemblable que des individus, reconnaissant des individus apparentés dans l’autre groupe, adoptent à leur égard un comportement pacifique. Mais qu’est-ce qui rend si nécessaire l’existence préalable du lien reproducteur stable d’où sortira la paternité ? Deux raisons, il me semble. En premier lieu, parce que c’est le fait de la violence des mâles qui pose problème aux rapports intergroupes, selon Chapais. En second lieu, en ce que le principe qui structure les sociétés animales est, selon lui, essentiellement une structuration par la parenté. Or, comme cette structuration est à l’origine matrilinéaire, le principe doit trouver son équivalent symétrique.
Violence des mâles ? La violence entre les groupes me paraît être l’envers de la non violence qui règne à l’intérieur de chaque groupe. Autrement dit, s’ils sont responsables de la violence intergroupe, il semble bien que les mâles soient aussi responsables des relations pacifiques au sein de leur propre groupe. Ils chassent ensemble, partagent la nourriture, protègent le groupe, ne se livrent pas à la compétition sexuelle au sein du groupe. Il me semble d’abord que, à la très forte cohésion intragroupe répond une très forte rivalité intergroupe, précisément parce que c’est le groupe qui porte l’être de l’animal. Lorsque deux individus de groupes différents se rencontrent dans la forêt, ce ne sont pas deux individus en compétition reproductrice, mais deux « représentants » de leur groupe.
Mais alors quelle est l’origine de cette vie de groupe si intense ? Soyons précis : que signifie le fait que ces groupes existent, tout simplement ? Je n’ai pas de réponse phylogénétique à cette question et je ne crois pas me tromper en affirmant que Chapais n’en a pas non plus. Au chapitre le plus directement lié à ce sujet, celui qui porte sur « Le groupe patrilocal ancestral » (chap. 10), Chapais réfléchit sur les caractéristiques du groupe, et non sur son fait même. Sauf erreur, il n’y est jamais question de l’existence de groupes en tant que tels, mais de leur composition (multimâles-multifemelles ; groupes multi-unités polygynes) ou du type d’exoreproduction qui y est pratiqué (groupes à philopatrie mâle ou à philopatrie femelle). Il y a bien des remarques éparses sur le fait que la sélection naturelle favoriserait les comportements altruistes comme le népotisme en faveur de sa propre progéniture (Chapais renvoie en fait à William D. Hamilton à qui l’on devrait « la seule théorie qui rende compte de la concentration remarquable des comportements altruistes au sein de la parentèle », p. 56), mais ces remarques sont trop générales pour rendre compte de la forme très élaborée et très spécifique que prend la vie de groupe chez nos ancêtres simiens.
Faute de point d’appui phylogénétique, interrogeons-nous sur la structure de ces groupes. Je veux dire : qu’est-ce qui donne au groupe une structure de groupe, justement ? Ils sont multimâles-multifemelles, pratiquent l’exoreproduction, se reproduisent à l’interne dans la promiscuité (comme si toutes les femelles étaient à tous les mâles) et les mâles collaborent de diverses façons (chasse, protection du territoire, razzias, coopération alimentaire, amitié[5], etc.). Ce sont des groupes au sein desquels la compétition sexuelle a été pratiquement éliminée. Il est frappant que l’arrivée régulière de nouvelles femelles en rut n’altère pas cette collaboration. La collaboration entre les mâles et leur partage des femelles me paraissent former un ensemble. Au lieu de forcer les individus à se disperser dans la nature pour se rencontrer en période de rut et se disperser à nouveau, destin auquel les enfants seraient eux aussi appelés, la vie de groupe voit se développer en parallèle deux registres de socialité impensables l’un sans l’autre : une socialisation maternelle intense et prolongée créant une familiarité forte entre apparentés les distinguant du coup des autres, rendue possible par la pacification des rapports au sein du groupe ; une très forte association entre mâles autour d’activités communes, indépendantes de leurs rapports aux femelles, ce qui signifie que la compétition entre eux autour de la reproduction a été expulsée du groupe patrilocal où ils vivent. La structure du groupe, avant de faire référence à quelque forme de domination interne que ce soit me paraît déterminée (au sens où elle obtient par là sa structure) par l’expulsion de l’enjeu reproducteur à l’extérieur du groupe. C’est bien évidemment l’évitement de l’inceste qui y concourt, mais on doit ajouter, il me semble, le fait massif de la collaboration entre mâles et s’interroger sur le rapport entre les deux. Disons la chose ainsi : ceux que tout porte à s’affronter ne le font pas, à l’intérieur du groupe. C’est ce fait irréductible qui me paraît être au coeur de la socialité primate, quelle que soit l’explication qu’on puisse en trouver[6]. Le mécanisme le plus convaincant qui rend opérationnel l’évitement de l’inceste est bien l’effet Westermarck. L’effet Westermarck agit négativement, orientant un individu, comme dans le cas de la prohibition, vers d’autres partenaires que les familiers. Mais il pourrait très bien se manifester sans que les familiers quittent le groupe, comme c’est le cas en partie dans ces groupes où mères et fils vivent ensemble. D’ailleurs, n’y a-t-il pas le développement d’une copulation non reproductive ?[7] N’y a-t-il pas lieu de contraster la compétitivité qu’implique la reproduction (la lutte entre les mâles, la séduction) et la baisse de rivalité qu’implique la coopération, éventuellement la transformation de la compétition en rivalité agonistique ?
Je tente, au fond, d’imaginer la manière dont a pu se développer l’alliance des groupes conduisant éventuellement à l’humanisation à partir des conditions proches de celles des chimpanzés, c’est-à-dire sans faire entrer en jeu le lien reproducteur stable si cher à Chapais. Il est frappant que l’ordre social du groupe ne lui soit pas conféré par une hiérarchie de droits reproducteurs entre mâles. Aussi me semble-t-il nécessaire de conserver ce moment et de concevoir l’alliance des groupes à partir de là. Je suggère que la riche socialité qui marque la vie de nos ancêtres primates doit être pensée « à l’encontre » de la compétition (entre mâles) inhérente à la vie reproductive. Pour dire la chose autrement, la vie sociale intense issue de l’évolution des espèces sexuées en viendra à se poser contre l’étroitesse des comportements instinctuels qui portent la reproduction de la vie. Elle doit par exemple faire l’objet d’un apprentissage. La socialité ainsi posée comme principe structurant, en un sens, contre la vie reproductive, me semble être le principe structurant à partir duquel il est possible de comprendre le passage à l’humanité (à la communauté fédérée des groupes multifamiliaux). En écrivant « à l’encontre », je risque d’être mal compris, comme allant dans le sens contraire du pont phylogénétique que Chapais construit entre animalité et humanité. Telle n’est pas mon intention. N’est-ce pas, d’ailleurs, ce principe actif dans la structuration de la vie de groupe qui permettra l’objectivation de la parenté matrilinéaire, au sens où l’entend Chapais ? J’entends par là que la pacification des rapports entre les mâles déjà advenue à l’intérieur du groupe où ils vivent et dont ils défendent la cohésion, permettra d’objectiver les liens de parenté matrilinéaires, en leur donnant un cadre réel paisible où se développer.
En contrepartie, je crois que, pour Chapais, le principal principe structurant dans les sociétés primates animales est celui de la parenté. Pourquoi s’agit-il d’un principe structurant ? Parce qu’en vertu de sa dynamique, il conférera à un groupe l’ordre dans lequel domination et apparentement coïncident. Je ne veux point suggérer que la domination est issue de la structuration par la parenté. De l’origine ou de la raison d’être de cette domination, Chapais ne dit rien. Il montre simplement que se recouvrent des liens matrilinéaires et des matrilignées effectivement dominantes dont les enfants reçoivent leur position dans le groupe à partir de leur matrilignée. Nul besoin du lien reproducteur stable, par exemple, pour que se structure par la parenté un groupe à philopatrie femelle. La vertu de ce lien, d’ailleurs, permet d’étendre les forces cohésives en augmentant le nombre des apparentés.
Les considérations sur la structure des groupes se trouvent essentiellement au chapitre 3 (« Le legs de la matrilinéarité »). Or, il s’agit de groupes à philopatrie femelle. Chapais s’appuie sur eux pour fonder, en théorie, l’existence d’une « structure de parenté ». Il faut insister en contrepartie sur le caractère philopatrique mâle de nos ancêtres immédiats (et dans une moindre mesure des gorilles). Mais cette philopatrie mâle est exceptionnelle dans la mesure où :
La philopatrie femelle est de loin la forme de résidence la plus répandue chez les primates non humains. Ce système prévaut chez la plupart des espèces de l’Ancien Monde. De ce point de vue, la forme de résidence de nos plus proches parents, les chimpanzés et les bonobos, est véritablement hors norme, puisque ces deux espèces pratiquent la philopatrie mâle.
p. 186
Ceux-ci vivaient dans des groupes multimâles-multifemelles où aucun lien reproducteur stable n’existait. De tels liens reproducteurs stables existent chez les babouins, chez les gibbons, chez les gorilles, chez les orangs-outans, mais pas chez nos ancêtres immédiats. Il semble bien que l’évolution ultérieure n’ait pas conservé ces formes sociales. Quoi qu’il en soit, cela conduit Chapais à imaginer un scénario assez compliqué où, à partir de la promiscuité chez nos plus proches ancêtres, doit d’abord avoir évolué la polygynie, qui sera par la suite remplacée par la monogamie. En tout état de cause, les caractéristiques propres des groupes chimpanzé-bonobo doivent nous guider dans l’interprétation. Pourquoi Chapais conçoit-il le développement du lien reproducteur stable comme un préalable nécessaire ? Parce qu’il permettra que s’étende au mâle le principe structurant : l’apparentement.
VIII
J’ai déjà mentionné que, du point de vue de l’évolution des structures de parenté et de la famille, le point de départ où Chapais situait l’échange des enfants menant à l’alliance de groupes (familiaux) de façon à constituer la structure profonde des sociétés humaines (communauté fédérée de groupes multifamiliaux) était anachronique. Il s’agit moins de prendre Chapais en défaut d’anachronisme que de marquer le contraste avec l’alliance matrimoniale inaugurale entre groupes, et non entre familles, type d’alliance qui me paraît correspondre à la réalité des structures élémentaires de parenté. Dans l’échange généralisé, par exemple, où trois ou quatre groupes échangent des individus de sorte qu’un individu né dans le groupe A doit se marier avec quelqu’un né dans le groupe B, qui doit se marier avec quelqu’un né dans le groupe C, qui doit se marier avec quelqu’un né dans le groupe D, qui doit se marier avec quelqu’un né dans le groupe A, cette circulation des épouses ne renforce aucun lignage mais rejoue la règle par laquelle ces groupes forment ensemble une société. Et ce ne sont pas des parents qui échangent des enfants, mais des groupes qui échangent des individus, femmes la plupart du temps. Le scénario proposé doit donc rendre compte de l’alliance des groupes par le biais de l’échange des femmes, et non de l’alliance des familles par le biais de l’échange de leurs enfants.
Je n’ai aucun argument phylogénétique à proposer. Mon raisonnement se fonde sur deux idées. La première a trait à la contradiction que pose pour la socialité développée la très forte rivalité entre les groupes, contradiction vitale, s’il en est. La rivalité entre groupes de chimpanzés avoisine à la violence guerrière. Il me paraît évident que cela a dû apparaître, à un moment donné, comme un problème à résoudre. L’autre idée est d’ordre plus théorique et a trait à la distinction catégorique qui résulte de la prohibition de l’inceste, dans l’esprit de Lévi-Strauss. Pour opérer, la prohibition explicite de l’inceste a besoin de la distinction catégorique entre consanguins et non consanguins.
Commençons par ce dernier point. Essayons de nous représenter schématiquement les conséquences de l’alliance des groupes par le biais de l’échange des femmes. Avant l’échange, avant l’alliance des groupes par le biais de l’échange, les groupes de primates existent comme autant d’exemplaires d’une « mêmeté ». Ils sont semblables, se connaissent, vivent juxtaposés, mais sont en rivalité. Après l’échange, c’est-à-dire après l’union de groupes au sein d’une même totalité, et du point de vue de cette nouvelle totalité, les deux groupes apparaissent désormais du point de vue de leur différence : comme un groupe de consanguins auquel s’oppose un groupe d’alliés ou de non consanguins (réciproquement). La distinction consanguins-non consanguins apparaît et n’a de sens que dans le cadre d’une nouvelle entité qui fut sans doute la première forme objectivée de « société » en transformant des groupes « identiques » en groupes symétriquement opposés mais réunis dans un même groupe-de-groupes. Cette distinction, comme distinction, devient possible (pensable, représentable, conceptualisable) une fois qu’elle aura acquis une objectivité, une réalité, et cette réalité est celle l’unification dans groupe plus large sur la base de l’exogamie réciproque de groupes qui, auparavant semblables, deviennent dissemblables par l’effet de cette cause. Il faut immédiatement ajouter que la « mêmeté », ou l’identité, appartient désormais à la totalité qui unit des groupes dont la différence relative est produite par cette union. Mais alors cette « mêmeté » n’est plus celle d’une espèce animale, mais celle d’une espèce sociale, c’est-à-dire qui a fait le choix de poser son être dans l’ordre de la reproduction des rapports sociaux.
Je termine en marquant les différences entre le scénario proposé par Chapais et celui que je suggère spéculativement[8]. Selon l’interprétation de Chapais, la collaboration des groupes sera rendue possible, une fois les mâles pacifiés, par la reconnaissance d’apparentés ou de familiers dans les deux groupes. Ce ne sont pas alors des groupes qui s’allient, mais des individus au sein de groupes qui se tolèrent, permettant la collaboration ponctuelle et le rapprochement occasionnel (l’alliance ultime des « groupes », c’est-à-dire des familles pour former la communauté fédérée de groupes multifamiliaux est reportée à plus tard). La phylogenèse de la collaboration entre les groupes devient alors accidentelle. Elle ne résulte pas du fait qu’ils auraient affronté le problème issu du développement de la forte cohésion des groupes, à savoir la rivalité entre les groupes. Mais il y a plus. Chapais considère au fond que le coeur de la structuration par la parenté est constitué par l’extension des liens entre familiers. Je pose au contraire que la structuration par la parenté procède de la distinction catégorique entre groupes symétriquement opposés, distinction toute relative et réciproque issue de leur union en une totalité sociétale. Dans la perspective de Chapais, la parenté prolifère. S’il a raison, on ne comprend pas comment la collaboration entre groupes par extension du nombre de familiers communs aux deux ait pu produire la dichotomie consanguins/non consanguins, dichotomie qui est au coeur de la structuration par la parenté. L’alliance des groupes se trouve finalement reportée à une phase ultérieure du développement, en pleine humanité, en fait, où elle devient l’alliance des familles déjà constituées.
Dans la perspective que je propose, l’alliance primordiale des groupes est posée comme la solution à un problème développemental (la rivalité entre groupes), lui-même issu du développement de la socialité animale, à savoir la forte cohésion sociale des groupes analogue à celle observable chez les chimpanzés et les bonobos. En posant l’antécédence de l’alliance effective des groupes sur l’idée de réciprocité, il n’est nul besoin de faire intervenir la théorie de l’esprit. La solution est rendue possible par le face à face de deux moments historiques du développement de la vie : l’instinct reproducteur et la socialité. Résumons en une formule marxisante la manière dont a pu se poser la nécessité du renoncement à l’instinct. Notons auparavant que l’instinct dont il est question n’est pas n’importe quel instinct : il s’agit d’un instinct évolué, la reproduction sexuée, qui a remplacé la reproduction non sexuée. Il est déjà en quelque sorte social car une espèce, divisée en sexes, doit pousser les individus périodiquement l’un vers l’autre pour assurer sa reproduction. Or, lorsque les conditions de cette reproduction instinctuelle de l’espèce seront devenues trop étroites pour contenir la socialité qui s’y était déjà développée, ces rapports instinctuels de reproduction devront céder la place à des rapports sociaux de reproduction. Finalement, dans cette perspective, et bien que je n’aie pas abordé cette question, la prohibition de l’inceste, au sens de Lévi-Strauss (la règle, la confirmation du choix fait), apparaît donc comme seconde ou ultérieure, et a sans doute pris la forme d’une réitération sacrale du choix que nos ancêtres simiens ont fait pour la socialité qui s’était développée en leur sein. Cette manière de poser le problème a en outre le mérite de tenter de faire la lumière sur la naissance de l’orientation intentionnelle du comportement à partir de conditions animales. Ce choix qui aura conduit jusqu’à nous implique un renoncement à une part de soi au profit d’une autre part de soi.
Conclusion
J’ai tenté, sans doute maladroitement, de me frayer un chemin entre une appréciation admirative de l’ouvrage de Bernard Chapais et un désaccord qui porte au fond sur la manière de penser la continuité entre animalité et humanité. Aussi voudrais-je conclure sur une appréciation générale de sa contribution et sur une qualification de la nature des désaccords que je lui soumets bien humblement.
Le livre de Bernard Chapais manquait dramatiquement au corpus anthropologique pour quiconque s’intéresse encore aux structures de parenté et à ce qu’on peut apprendre par leur biais sur l’origine des sociétés humaines. Si dans le cercle étroit des primatologues ses thèses étaient sans doute connues à la pièce, avec la synthèse et la reconstruction phylogénétique qu’il nous livre, Bernard Chapais repose, à nouveaux frais, la question de l’origine des sociétés humaines d’une manière qui est désormais incontournable. Comme il a lui-même situé sa contribution – et à vrai dire orienté toute sa carrière, laquelle culmine dans ce livre – dans la continuité des réflexions de Lévi-Strauss, je la situerai aussi dans cette même tradition anthropologique. L’ouvrage de Bernard Chapais est destiné à occuper dans le corpus anthropologique une place analogue à celui de son auguste prédécesseur. On en débattra, on le corrigera, on le critiquera, on le prolongera, on le louangera, mais nul ne pourra désormais l’ignorer.
Quelle est la grande contribution de ce livre ? D’argumenter de façon convaincante et richement étayée en faveur du caractère incontournable du lien phylogénétique entre animalité et humanité. Plus exactement, le pont qu’a reconstruit Chapais, au prix d’une synthèse des connaissances en primatologie doublée d’une reconstruction théorique de la séquence logique des moments qui ont conduit jusqu’à nous, a été bâtie à l’aide des mêmes matériaux, si je puis dire, que ceux à partir desquels Lévi-Strauss, il y a maintenant près de soixante-dix ans, a construit une interprétation mettant l’accent sur la rupture entre animalité et humanité. C’est ce qu’on appelle un pont.
Comme je partage entièrement cette perspective d’analyse, il me faut préciser le fond épistémologique des désaccords que je lui soumets. J’y vois deux manières de faire le pont entre animalité et humanité. L’autonomie du vivant dans l’ordre de l’être a engendré une socialité qui a fini par excéder le support corporel individué de la vie animale pour l’extérioriser dans le groupe qui désormais portait en grande partie l’être-animal. Les grands singes ne vont bien sûr pas à l’école et aucune règle explicite ne régit les processus de socialisation, d’apprentissage divers et de transmission culturelle qui y sont effectivement à l’oeuvre. Le principe méthodologique qui parcourt en filigrane cet ouvrage, à savoir la décomposition analytique et la recomposition logique des éléments insécables de notre développement phylogénétique, bute sur le moment où des motivations incorporées débouchent sur des pratiques sociales qui se reproduisent en réitérant le choix qui a été fait pour elles. Je ne doute pas de la pertinence de la méthode comparative pour retracer la continuité évolutionnaire entre des homologies anatomiques, voire comportementales. Mais cette méthode bute sur le moment où la socialité issue de l’animalité et désormais extériorisée dans un être qui échappe à l’instinct finira par se choisir elle-même, accouchant du même coup de la substitution de l’action intentionnelle à un comportement instinctuel. Alors la régression explicative vers une causalité élémentaire doit céder la place à l’interprétation de la signification de phénomènes intentionnels.
Appendices
Notes
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[1]
Il s’est mérité le prestigieux prix H.H. Howells de la Section Anthropologie biologique de l’Association anthropologique américaine en 2010. Le livre paraîtra aux éditions du Seuil en octobre prochain, sous un autre titre : Aux origines de la société humaine. Parenté et évolution.
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[2]
Chapais (2014, 2016).
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[3]
Ce qui signifie simplement qu’une femelle s’accouplera successivement avec à peu près tous les mâles du groupe (mais jamais ou rarement, sauf accouplement opportuniste, avec ses fils). On a ainsi calculé que, pour une naissance, une femelle chimpanzé s’accouplera de 400 à 3 200 fois (de 1 800 à 12 100 pour une femelle bonobo).
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[4]
Je place le mot père entre guillemets simplement parce que tout semble indiquer (et Chapais y accorde beaucoup d’importance) que c’est d’abord et avant tout une association « économique » (coopération alimentaire) et protectrice qui rapprochera le mâle d’une ou plusieurs femelles, et non quelque rôle de « socialisation » paternelle que ce soit.
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[5]
J’utilise ce vocable pour évoquer le cas de ces jeunes, mâles ou femelles, qui, nés au même moment, auront toute leur vie durant des rapports de proximité. Semblablement, des jeunes mâles se choisiront souvent un adulte de référence, sorte de père adoptif, avec qui des rapports privilégiés (notamment de défense du jeune par l’adulte) se développeront. Ces rapports sont le plus souvent formés à l’initiative des plus jeunes.
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[6]
Cette idée au sujet de la coopération entre les mâles est bien présente chez Chapais, mais il la situe au cours de l’évolution humaine (voir p. 212).
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[7]
Quelques milliers de copulations par naissance ; jusqu’à 3 000 par naissance chez les chimpanzés, c’est-à-dire quelques 600 par année au rythme d’une naissance à tous les cinq ans ; jusqu’à 12 000 par naissance chez les bonobos, soit quelques 2 000 par année, soit 6 à 7 par jour !
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[8]
J’ai présenté des idées proches de celles-ci dans un cadre différent et moins bien informé dans le chapitre 2 de mon livre paru en 2000 et dans un article publié en 2007.
Références
- Chapais B., 2008, Primeval Kinship. How Pair-Bonding Gave Birth to Human Society. Harvard, Harvard University Press.
- Chapais B., 2014, « Complex Kinship Patterns as Evolutionary Constructions, and the Origins of Sociocultural Universals », Current Anthropology, 55, 6 : 751-783.
- Chapais B., 2016, « The Evolutionary Origins of Kinship Structures », Structure and Dynamics, 9, 2 : 33-51.
- Chapais B., à paraître (2017), Aux origines de la société humaine. Parenté et évolution. Paris, Éditions du Seuil.
- Dagenais D., 2000, « Le domaine de la parenté » : 33-63, in D. Dagenais, La fin de la famille moderne. Signification des transformations contemporaines de la famille. Québec, Rennes, Les Presses de l’Université Laval, Presses universitaires de Rennes.
- Dagenais D., 2007, « La famille est-elle une pure construction sociale ? Réflexion sur le caractère anthropologique du fait familial », Société, 27 : 89-107.
- Lévi-Strauss C., 1949, Les structures élémentaires de la parenté. Paris, Presses universitaires de France.
- Lévi-Strauss C., 1967, Les structures élémentaires de la parenté, 2e édition. Paris, La Haye, Mouton.