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Ce livre de l’anthropologue français Alban Bensa, du linguiste kanak Kacué Yvon Goromoedo et de l’historien néo-zélandais Adrian Muckle est sans aucun doute d’une grande importance, mais il n’est pas fait pour les « âmes sensibles », surtout du côté de l’Occident (et de la métropole) ! Fruit d’une longue collaboration entre ces trois chercheurs de racines, formation et parcours différents, Les sanglots de l’aigle pêcheur porte sur la Guerre de 1917 en Nouvelle-Calédonie. Je dis bien Guerre, mot bien pesé par les auteurs dans un contexte où la très vaste majorité des non Kanak du pays préfère crise, rébellion, confrontation, révolte, voire dernière révolte ou, Nouvelle-Calédonie oblige, le terme si obtus évènements. Je reviendrai là-dessus, mais d’abord le titre. Quelle belle expression ! Elle évoque une danse, celle de l’aigle pêcheur, pratiquée pour la première fois en 1917 par une tribu de la chaîne centrale menacée par des soldats français et leurs auxiliaires kanak, danse qui était un appel à l’aide. L’appel a été entendu et les membres de la tribu ont été accueillis du côté est de la chaîne centrale… et la danse s’est transformée avec le temps, pour devenir aujourd’hui Les sanglots de l’aigle pêcheur dans le sens où elle garde vivante la mémoire des combats, et notamment de la tragédie d’une guerre perdue, où l’oiseau de proie qui survole le champ de bataille signale les victimes et pleure leur mort.
L’ouvrage prend la forme d’une véritable « brique », tant au sens propre qu’au sens figuré. Pour ce qui est du premier, il compte 720 pages, plus un CD en fin de volume où certains des textes kanak qui s’y trouvent sont dits en français et en diverses langues locales, « afin que puisse être appréciée la puissance de l’expression kanak dans les différents genres où elle est donnée à lire (récits en prose, poésies, chants) » (p. 34). Au sens figuré, Les sanglots de l’aigle pêcheur propose une lecture explicitement kanak d’un évènement historique calédonien majeur, une lecture qui démontre que la Guerre de 1917 était loin de constituer le dernier souffle dans l’histoire d’un peuple colonisé. Autrement dit, le livre cherche à briser le silence d’une soumission imposée à travers l’histoire officielle des évènements, celle du vainqueur. Les auteurs, et surtout les conteurs, placent ainsi la Guerre dans le contexte beaucoup plus large de la Première Guerre mondiale et, en même temps, dans une suite ininterrompue d’aspirations et de désirs qui nous amènent directement au présent néo-calédonien. Le livre est animé, d’une part, par une invitation « à ne pas vénérer la parole diplômée des Européens » (p. 29) et, d’autre part, par l’urgence de libérer la parole kanak, pour ainsi offrir un autre regard sur l’histoire récente de la Nouvelle-Calédonie. Ainsi, Les sanglots de l’aigle pêcheur constitue en quelque sorte une ébauche d’exercice de réécriture de l’histoire de ce lointain territoire français. Cette écriture kanak est nécessairement déroutante au regard de nombreux chercheurs occidentaux du fait qu’elle s’appuie sur, et s’exprime à travers, des récits, des chants et de la poésie plutôt qu’en se cantonnant aux sources dites officielles et au regard froid de l’observateur étranger. Une telle perspective amène Bensa à affirmer que « Le livret de cet opéra scientifique, politique et littéraire est une histoire kanak de la Guerre de 1917 et de la Nouvelle-Calédonie » (p. 29-30). Une fois cette lecture du passé reconnue il sera enfin possible, aux yeux de Bensa, de « remettre les pendules à l’heure, en signifiant – objectivité oblige – que le temps est venu d’une histoire équitable [du pays et de l’ensemble des peuples qui l’habitent] » (p. 31). Et le temps presse dans ce lointain pays d’Outremer. Depuis près de deux décennies maintenant on parle d’un « destin commun » pour l’ensemble des peuples, kanak et non kanak, qui l’habitent. Toutefois, et les auteurs sont très clairs là-dessus, sans relecture et consensus sur le passé et sur le chemin parcouru, ce projet ne peut qu’être chimère. D’où la pertinence aujourd’hui d’un livre qui raconte un moment très fort dans une longue et pénible quête de reconnaissance de la part du peuple kanak.
Après un survol de la problématique globale et une présentation générale de la situation au pays en 1917, Les sanglots… est divisé en trois parties. La première, intitulée « Que s’est-il passé ? », écrite par Adrian Muckle, propose un portrait historique de la Guerre, tiré essentiellement des archives : le contexte, les enjeux, les acteurs et le déroulement. Cette première partie est, dans un certain sens, « classique », tout en accordant une grande place aux protagonistes kanak dans son analyse. La deuxième partie, « La mémoire kanak de la Guerre de 1917 », fruit du travail des trois auteurs, est de loin la plus importante – presque 400 pages. Elle est construite autour de 12 récits kanak, parfois en prose et parfois en vers, qui racontent la Guerre du point de vue des participants ou de ceux qui s’en souviennent. La dernière partie, « Poétique politique kanak », également l’oeuvre des trois auteurs, explore les liens entre l’art littéraire kanak et l’histoire (coloniale) en s’inspirant de deux longues poésies portant sur la Guerre. Le dernier chapitre de cette section et du livre dans son ensemble s’intitule « Les leçons de la Guerre kanak de 1917 » et insiste surtout sur l’urgence de libérer la parole du peuple premier de la Nouvelle-Calédonie pour assurer sa « conquête mémorielle de l’espace et du temps » et, par le fait même, contribuer activement à l’élaboration d’une citoyenneté calédonienne « en partage ».
Les multiples récits kanak qui se trouvent dans ce livre, ainsi que les réflexions historiques, anthropologiques et politiques qui les entourent sont d’une grande richesse et surtout d’une réelle pertinence dans le contexte actuel néo-calédonien. Un livre essentiel donc ? Oui, au sens bibliothèque et archives, il s’agit d’une référence incontournable. En même temps, et je reviens à mon constat du début, une telle « brique » est probablement un peu trop lourde pour déposer sur la table de chevet de l’enseignant-chercheur ou bien pour proposer en lecture aux étudiants de premier cycle. Toutefois, l’édifice qui est à construire sur les fondations jetées par Bensa, Goromodeo et Muckle répondra à un tel besoin.