Abstracts
Résumé
Ce texte examine les effets sociaux des usages congolais de la photographie comme medium de production et de circulation de l’identité et du corps modernes. Au cours du XXe siècle, la représentation photographique témoigne de la nouvelle identité mise en circulation dans l’univers moderne. L’image « mécaniquement reproduite » constitue un artefact tenant lieu et place d’une personne moderne. Pour ce numéro spécial, l’intérêt du texte proposé ici est surtout comparatif. L’analyse d’un processus de représentation de soi par la photographie éclaire ce que fait à la représentation de soi la circulation sur Internet des images autoproduites. Certes, les deux situations sont opposées : dans le cas congolais l’image fixe est bidimensionnelle, sa production par un tiers et sa circulation sont commodifiées ; sur Internet l’image animée est autoproduite pour la circulation dans l’espace non commodifié. Néanmoins, dans un cas comme dans l’autre, il y a coïncidence entre le changement de médium et la volonté du sujet de mettre en circulation une autre représentation de soi, de contrôler l’image de son corps. Au Congo, l’identité moderne est en construction permanente, elle semble graviter autour de la personne plutôt que faire partie du corps. Socialement acceptée, la représentation du corps noir féminin « moderne » s’inscrit dans la mémoire culturelle de la domination, y compris au plan de l’érotisme. Par contre, lorsque des femmes s’emparent de l’image de leur corps pour défier le système social, le corps nu est représenté en tant que bien commodifié. Il est alors inscrit dans un mode de jouissance « moderne » et dans l’offre de satisfaction du désir masculin individuel contre l’accès aux réseaux de pouvoir. Faut-il y voir un désir de pouvoir ou une tentative de libération de la domination masculine ? La distinction est difficile à opérer. En effet, sur le sexe féminin exposé plane la mémoire d’une autre conception selon laquelle ce sexe est autant le lieu d’où vient la vie que le siège d’une puissance sorcière. Exposer/regarder le sexe féminin est ainsi un acte de pouvoir.
Mots-clés :
- Jewsiewicki,
- photographie,
- identité,
- représentation,
- corps féminin,
- objet de pouvoir,
- République démocratique du Congo
Abstract
The examination of the production and of the circulation of social identities of « modern » bodies through photographic images is the main subject of the paper. In 20th century Congo, photography is an artefact representing a « modern » person. A new medium, photography allows someone to put on stage his/her new identity and to exercise some degree of control over its circulation. In the last quarter of the 20th century, a few dozens of young women asked Simon Mukunday, a studio photographer, to take photographs of their nude bodies. What happens when women take control of the images of their nude bodies ? What is their purpose when they oppose social norm and what did they do with these images ? Did they wish to satisfy men’s desire, or did they use photographic images of their nude bodies as power objects in an effort to gain some control over their social position ?
Keywords:
- Jewsiewicki,
- Photography,
- Identity,
- Representation,
- Women’s Bodies,
- Power Object,
- Democratic Republic of the Congo
Resumen
Este texto examina los efectos sociales de los usos congoleses de la fotografía como medio de producción y de circulación de la identidad y del cuerpo modernos. A lo largo del siglo XX, la representación fotográfica representa la nueva identidad puesta en circulación en el universo moderno. La imagen « mecánicamente reproducida » constituye un artefacto que es el substituto de la persona moderna. Para este número especial, el interés del texto aquí propuesto es sobre todo comparativo. El análisis de un proceso de representación de sí mismo por la fotografía ilustra lo que provoca en la representación de sí mismo la circulación en Internet de las imágenes auto-reproducidas. Desde luego, las dos situaciones se encuentran en oposición : en el caso congolés, la imagen fija es bidimensional, su producción por una tercera persona y su circulación han sido cosificadas ; en Internet, la imagen animada se auto-produce gracias a la circulación en el espacio no cosificado. No obstante, en ambos casos, hay una coincidencia entre el cambio de medio y la voluntad del sujeto de hacer circular otra representación de sí mismo, de controlar la imagen de su cuerpo. En el Congo, la identidad moderna está en permanente circulación, parece gravitar en torno de la persona más que formar parte del cuerpo. Socialmente aceptada, la representación del cuerpo negro femenino « moderno » se inscribe en la memoria cultural de la dominación, incluso en el plan del erotismo. En cambio, cuando las mujeres se apoderan de la imagen de sus cuerpos para desafiar el sistema social, el cuerpo desnudo es representado en tanto que bien cosificado. Así es inscrito en un modo de disfrute « moderno » y la oferta de satisfacción del deseo masculino individual a cambio del acceso a las redes de poder. ¿Estamos frente a un deseo de poder o frente a una tentativa de liberación del dominio masculino ? Resulta difícil establecer la diferencia. En efecto, sobre el sexo femenino expuesto flota la memoria de otra concepción de acuerdo a la cual ese sexo es el lugar de donde viene la vida pero también es el sitio de una potencia embrujadora. Exponer/mirar el sexo femenino es también un acto de poder.
Palabras clave:
- Jewsiewicki,
- fotografía,
- identidad,
- representación,
- cuerpo femenino,
- objeto de poder,
- República democrática del Congo
Article body
Le contenu fait exploser la forme. Il la brise et la modifie. Tout déborde et sort de son lit : la musique, la peinture, et dans le document, la parole échappe aux limites du document. Il n’y a pas de frontières entre les faits et la fiction, les deux se chevauchent. […] [L]’homme crée, il lutte avec le temps…
Alexievich 2015 : 3
Introduction : « Beauty Revealed »
En 1828, Sarah Goodrich, femme de 40 ans de Boston, a offert à son ami, le sénateur David Webster, un autoportrait de ses seins nus. La miniature sur ivoire d’environ 50 cm2, aujourd’hui au Metropolitan Museum of Art à New York[1], aurait pu être anonyme, n’eut été d’un petit grain de beauté personnalisant l’image, au moins pour son destinataire. Sarah Goodrich, une peintre reconnue, vivait de son pinceau, agissait en maître de son destin et de son corps. La miniature semble unique, mais combien de semblables auraient pu être détruites ?[2] Les héritiers du sénateur, décédé en 1855, savaient-ils qui en était l’auteur ? Probablement oui, puisqu’au cours des années, Sarah Goodrich a peint des portraits en miniature de plusieurs d’entre eux. Par contre, ils ignoraient sa « signature ». Est-ce pour cette raison qu’ils n’ont pas détruit la miniature ? Était-ce par respect pour sa beauté ? Le public n’a appris son existence que plus d’un siècle plus tard, lors d’une vente publique. On l’a alors appelée « Beauty Revealed ».
Sarah Goodrich gagnait suffisamment bien sa vie pour prêter de l’argent au sénateur. La miniature semble avoir été un gage de leur relation intime ; elle atteste de la passion et du courage d’une femme mobilisant les moyens d’expression de son époque pour en témoigner[3]. Était-ce au contraire l’offre du corps pressant le sénateur, alors veuf, à l’épouser (Updike 1993 : 74) ? On ne pourra jamais trancher. Les motivations profondes des femmes qui ont usé ou usent d’un medium visuel pour se représenter dévêtues ne seront jamais connues avec certitude, et pas seulement lorsqu’il est impossible de les questionner à ce sujet. C’est, encore plus, parce que l’image fixée sur un support est vivante, tout autant que ses lectures. Lorsque posés, les gestes de Sarah Goodrich et des jeunes Congolaises de Lubumbashi dont je parlerai plus loin n’ont pas été destinés à l’exposition sur la place publique. Pourtant, cette possibilité ne pouvait pas être exclue, puisque le medium détachait l’image du corps. Défiant les conventions de leur société, même en privé, elles remettaient en question les rapports de pouvoir.
« Beauty Revealed » et les portraits de sexe pris par Simon Mukunday nous obligent à considérer la subtile frontière entre l’identité dans l’intimité et l’anonymat lorsque l’image devient publique. À l’exception de Goodrich et Webster, personne ne pouvait identifier avec certitude le grain de beauté ou le tissu entourant les seins. Simon Mukunday me rappelle que les corps changent avec le temps plus que les objets, surtout lorsque la vie est difficile. Vingt ans plus tard, même les femmes dont il a portraituré les corps auraient du mal à s’identifier. Des objets accompagnant le corps ou sa partie sur la photographie servaient selon toute vraisemblance de signature. Lorsque nous avons longuement discuté de la sélection des photographies à inclure dans cet article afin de ne pas embarrasser leurs sujets, Simon Mukunday a retiré trois images, à première vue anodines. Il m’a fallu les examiner comparativement à d’autres pour comprendre que des éléments de décor pourraient constituer une « signature ». Lorsque la pénurie est champ d’expérience, l’identité des objets dépasse dans la durée celle des corps. L’indétermination de la frontière entre l’espace privé et l’espace public qu’offre le médium visuel est un terrain de possible, même si elle reste imaginaire – négociation du rapport à son propre corps comme objet de regard d’un autre ou des autres. L’image et le regard, réel ou imaginé, constituent un miroir dans lequel la remise en question des rapports de force peut être testée.
Dans la suite de ce texte je compare le geste posé par quelques femmes de Lubumbashi aux recours par des femmes occidentales, leurs contemporaines, à la nudité pour s’attaquer dans l’espace public à l’inégalité entre les genres. On pourrait juger cette démarche méthodologiquement fautive puisque je compare l’espace privé au public, des médias différents et des sujets politiques dans des situations incomparables. C’est pour répondre à ces objections que je me suis permis quelques mots sur la miniature de Sarah Goodrich. Non pas parce que les Congolaises vivraient dans le temps de Goodrich, car elles vivent pleinement – même si elles sont pauvres – dans la contemporanéité. Mais plutôt pour se dire sujet de leur vie, puisque comme Sarah Goodrich, elles saisissent un médium dont l’usage traverse la société.
Lorsqu’on parle des intentions, des sentiments, des perceptions, il n’y a pas de voie médiane entre l’enquête quantitative soumise au traitement statistique et celle, qualitative, où la « preuve » repose sur la « saturation » et sur l’immersion dans le milieu dont on parle. Il n’y a pas d’enquête quantitative possible lorsque le sujet relève de l’intime, en particulier dans une société où malgré, ou à cause de la grande densité des relations sociales, il y a peu de place pour le privé, et où le fait de s’y retirer est toujours jugé avec méfiance. Ainsi, à l’exception des photographies préservées, il n’y a dans ce texte aucune preuve au sens d’attestation qu’un « fait » ait effectivement eu lieu à telle date, dans telle localisation, et fut posé par tel individu avec telle intention et tel effet. Je présente ce qui, dans le contexte du moment, au chef des personnes concernées, compte tenu de leurs expériences et de leur horizon d’attente, m’apparaît le plus vraisemblable. Je m’appuie sur le corpus photographique, sur les entretiens avec le photographe, sur des enquêtes à propos de la nudité, de la pornographie, des rapports au corps conduites à Lubumbashi en 2012 et 2013 par deux enquêteurs (homme et femme, indépendamment). Je m’appuie sur ma familiarité longue d’un demi-siècle avec la société congolaise, dont celle de Lubumbashi. Sans doute, j’explore les subjectivités de femmes au moyen de ma subjectivité d’homme, d’universitaire, de quelqu’un qui observe mais n’a pas à vivre la vie des personnes dont je parle. Est-ce de ma part du voyeurisme ? Ce n’est pas mon intention, ni celle de Simon Mukunday, de même que l’exhibitionnisme ne fut pas l’intention des femmes ayant posé devant sa caméra.
Lire le corpus photographique dans son contexte social
Pour présenter et comprendre un dossier de presque mille images photographiques de corps féminins nus réalisées dans les années 1980 à Lubumbashi (République démocratique du Congo) par le photographe de studio Simon Mukunday, une démarche en deux volets s’impose[4]. L’analyse diachronique des usages de la photographie, en particulier du portrait, précède l’examen du corpus d’images de nus prises par Mukunday. Les femmes qui ont sollicité Simon Mukunday afin de se faire photographier nues voulaient des « portraits » du corps moderne[5]. Simon Mukunday dit avoir été choisi par elles parce qu’il avait la réputation d’être un excellent portraitiste (à titre d’exemple, je reproduis ici le portrait d’une de ses filles, fig. 1). Pourquoi recourt-on à la photographie lorsqu’on cherche à construire son identité de personne moderne, identité dont l’existence ne sera pas contredite par l’apparence de ce corps dans la vie de tous les jours ? Parmi plusieurs lectures de cette pratique, j’ai choisi une lecture politique. Au Congo, la pratique du nu photographique est une intervention directe dans les rapports de pouvoir : le médium y est aussi important que la nudité. Ce n’est guère surprenant pour qui a suivi les débats, toujours actuels, suscités il y a une génération par la nudité de Madonna, et plus récemment par le one woman play et le livre d’Eve Elsner, The Vagina Monologues (1998). Les modalités varient d’un contexte culturel et politique à l’autre, mais le défi de changer la perception du corps féminin et d’accepter qu’il n’appartient qu’à une femme concrète ainsi que la manière de représenter l’acte sexuel et d’éliminer les violences sexuelles demeurent. Eve Elsner (1998 : XLI) écrit avoir donné voix au vagin puisqu’elle voulait faire réagir. N’est-ce pas ce que vise tout objet du pouvoir ? N’est-ce pas la raison pour laquelle des jeunes femmes de Lubumbashi ont fait faire des portraits de leur corps nu, y compris de leur sexe ?[6]
Avant de passer à la pratique et à l’expérience de la photographie, il me faut dire deux mots sur la ville. Fondée en 1910, Lubumbashi est à la fois le centre industriel d’une zone minière centenaire et la capitale administrative d’une province de la République démocratique du Congo. Jusqu’aux années 1970, cette province, le Katanga, comptait parmi les plus importantes régions du monde pour l’extraction du cuivre, et dominait dans l’extraction du cobalt. L’uranium du Katanga a servi à produire les deux premières bombes atomiques. Depuis les années 1920, les Congolais y occupent des emplois industriels qualifiés. Avant la crise de la désindustrialisation qui a frappé la région en 1990, une troisième génération d’ouvriers nés et formés sur place entrait sur le marché du travail. Africaine, Lubumbashi est une ville ouvrière, industrielle, moderne aux yeux de ses habitants. Ils ont fait face à des problèmes similaires à ceux d’ailleurs dans le monde lorsque l’industrialisation et la commodification ont transformé les relations sociales, lorsque le salaire a rendu l’individu autonome de l’économie d’un groupe, et lorsque cet individu a disposé de nouvelles technologies de la représentation du soi. Les gens et leurs pratiques n’ignorent pas pour autant les cultures de leur groupe ethnique d’origine, dont la mémoire culturelle se combine actuellement avec un ou des évangélismes et avec une culture de la globalisation, celle véhiculée sur l’Internet. Autour d’un noyau commun, les champs d’expérience varient dans l’espace social, et dans la durée, être moderne est l’horizon d’attente de tous.
De la photographie et de l’identité, un siècle d’interactions
L’image mécaniquement reproduite (Benjamin 1936)[7] n’a pas le même effet de présence qu’un corps en chair et en os ; elle peut sélectivement témoigner de certaines qualités de l’individu dont le corps est porteur. Pour le meilleur et pour le pire de l’individu dont l’apparence (la personne) est saisie par une reproduction photographique, l’image bidimensionnelle peut être reçue comme personne déléguée (vicarus). L’image photographique confère à la personne « moderne » une mobilité dans l’espace que l’individu n’a pas nécessairement eu. Dans des lieux où les individus ne se trouvent pas nécessairement à un moment donné, la circulation des photographies tisse un réseau d’actes de présence de leurs personnes modernes. C’est comme si l’individu déléguait à la photographie sa personne « moderne » sur le modèle de l’adoption d’un nom propre « moderne » de type Belegi (Belge) ou Capitula (short). L’échange des photos, la prise ensemble d’une photo établissent une relation[8], font partager une condition, à l’instar d’un lien de parenté dans la modernité fondé sur le port du même prénom chrétien[9]. L’image photographique et le nom « moderne » placent la personne « moderne » en dehors du temps ordinaire et de ses aléas. Par exemple, la personne sur une photographie est invariablement bien habillée, porte des lunettes, s’appuie sur une bicyclette. L’individu en question montrant cette photo peut en ce moment être en sous-vêtements sans que cette tenue « ordinaire » ne porte ombrage à la « modernité » de sa personne sur la photographie.
Au début des années 1970, la carte d’identité avec photo fut imposée par l’État congolais (zaïrois à l’époque) comme attestation de la qualité de citoyen/sujet de l’État et membre du parti unique. Par naissance, tous les Congolais étaient déclarés membres du parti. Face à cet État, l’individu n’était que simple porteur de sa qualité de sujet. À l’instar du texte écrit (attestation, facture, etc.), l’image analogique bidimensionnelle atteste d’un statut et d’une qualité dans le domaine de la modernité coloniale et postcoloniale. Dans l’espace institutionnalisé, où les relations interpersonnelles ne permettent plus d’identifier quelqu’un à un réseau social, un statut, etc., l’écrit et/ou image photographique prennent arbitrairement le relais[10].
Prenons un exemple antérieur à l’Indépendance. Pour enregistrer son bien, un Congolais[11] produit un dessin qu’il prétend être le reçu d’achat de son vélo. Des lignes imitent l’écriture, mais aucun mot intelligible n’y est inscrit. Néanmoins, selon lui, cette image atteste de l’acquisition légitime[12]. L’image d’un reçu, ce dessin est sa « photographie ». Comme elle, il témoigne de la qualité moderne, dans ce cas, d’un bien acquis par achat, d’une transaction monétaire. La photographie ou le dessin, qui confèrent les qualités de présence moderne et rendent cette présence effective, en sont une modalité.
Jusqu’à la veille de l’Indépendance, l’exclusion des individus congolais, en tant qu’indigènes, de la propriété immobilière empêchait l’acquisition de l’habitat urbain. Après la Deuxième Guerre mondiale apparaît au Congo belge la maison familiale congolaise organisée autour d’un salon[13]. Elle se généralise dans les années 1960. Dans le salon de cette maison existe le besoin de présence permanente de la personne moderne du chef de famille. La pratique photographique tarde à y répondre adéquatement tant pour des raisons technologiques qu’économiques. Les photographes locaux ne sont pas équipés pour réaliser des tirages de grand format alors que le coût de la photographie couleur est prohibitif. Les peintres sur chevalet prennent le relais des photographes et réalisent à bon prix des « agrandissements » couleur peints de photographies d’identité : ce sont les « photographies » peintes[14] (fig. 2).
À l’instar de Walter Benjamin, Siegfried Kracauer (2014) postulait qu’il fallait repenser la modernité et l’histoire à travers la photographie. La diffusion massive des photographies dans la presse illustrée au début du siècle passé constitue le point de départ de sa réflexion. Environ à la même époque, en Afrique centrale (devenue au début du siècle passé colonie belge puis, en 1960, État indépendant), la photographie, et plus généralement l’image bidimensionnelle analogique, se constituent en interface de la modernité. La photographie circonscrit l’individu dans un espace-temps qu’on dirait aujourd’hui virtuel, au sens de la capacité de coexister avec l’espace-temps ordinaire du village. L’image « moderne » lui permet de donner une présence à sa personne « moderne » sans remettre en question ses qualités sociales de membre d’un groupe. Deux espaces temps coexistent en surimposition, chacun permettant de tenir un discours sur les rapports sociaux au sein de l’autre. À la fin du XIXe siècle, les premières photographies sont prises et vues par leurs sujets congolais. Vers le milieu du XXe siècle, les Congolais maîtrisent non seulement la technologie, mais aussi l’économie de la photographie. Pendant ce demi-siècle, l’image photographique confère de la présence à la face « moderne » de l’individu, à sa personne « moderne », sans que cet individu ne quitte ses réseaux d’appartenance.
Au début du XXe siècle, les sujets congolais sont photographiés par des Occidentaux de manière à afficher des traits spécifiques, à poser en accoutrements particuliers, à tenir des objets spécifiques, etc. Ces mises en scènes, que la photographie présente alors au public occidental comme « naturelles », obéissent à des raisons technologiques, esthétiques et politiques propres à l’Occident. Les Congolais devaient les déduire de la pratique dont ils étaient l’objet. Avant même l’apparition des studios de photographie, le décor est arrangé, la faible vitesse d’obturation impose au sujet photographié l’immobilité ; c’est donc une mise en scène. Pourtant, selon les Occidentaux d’alors, la photographie devait supposément capter objectivement, préserver et archiver le monde de l’autre, y prélever des échantillons des êtres et des réalités qu’il était impossible d’emporter autrement. Kracauer (2014) considère qu’alors, en Europe, la photographie saisit un monde dont l’image ne transmet pas le sens. La photographie prise par des explorateurs remplace le sens local des êtres et des choses par le sens d’une Afrique « inventée » par l’Occident (Mudimbe 1990). Arbitrairement, elle impose un sens. Kracauer écrit aussi que cette photographie préserve la continuité spatiale mais supprime le temps ou plutôt se place au-dessus du temps. Effectivement, en tant qu’objet du regard photographique, les Africains étaient des êtres vivant hors du temps de l’Occident (Fabian 1983), des spécimens du temps révolu pour l’Occident. La photographie par des explorateurs, puis la photographie ethnographique campent longtemps les Africains dans un temps autre, hors la « civilisation ».
Pendant de nombreuses décennies, le corps africain pris en photographie ne s’y tenait ni en son propre nom ni pour lui-même. Il servait à attester de la prise de l’image en Afrique, dans une partie particulière du continent, dans une « tribu ». Qu’il s’agisse de victimes des atrocités de la conquête coloniale, de « types ethniques », de joueurs de tel ou tel instrument, d’ouailles d’une mission, de fidèles d’une congrégation religieuse ou autres, l’objet principal de la photographie n’était pas l’individu. L’objet de la photographie était plutôt la main ou le nez coupé, une scarification, des dents limées, un instrument de musique, les bancs d’école ou une église apportant la « civilisation » grâce aux dons recueillis en Occident, etc. La photographie instrumentalisait les corps dépersonnalisés.
Il est presque impossible de savoir comment les Africains, sujets de cette photographie, la percevaient sur le champ. Quelques photos – on dirait aujourd’hui des « instantanés » –, gracieusetés du soleil, conservées dans les archives de l’expédition Lang et Chapin (Schildkrout et Keim 1990) du début du XXe siècle, montrent leur participation à des mises en scène. On y constate dans le champ visuel l’élimination des vêtements de type européen, la préparation d’un décor « ethnique », la mise du corps dans la bonne pose. Sur d’autres, des Africains regardent les plaques photographiques développés sur place. Dès leur premier contact avec la photographie, le caractère artefactuel de l’image bidimensionnelle n’échappait donc pas aux Africains. Dans l’expérience précoce des Congolais, la photographie ne saisissait pas la « nature » mais son double, un artefact. Cette image ne représentait pas l’individu mais la personne, une sorte de masque dont l’individu était porteur à ce moment-là[15].
Lorsqu’à cette époque les Blancs sont des sujets de la photographie, des trophées attestent où l’image fut prise et signifient l’exotisme ; des trophées de chasse surtout, mais aussi des Africains sélectionnés sur deux versants de la ligne supposée séparer les races. Les primitifs, d’une part (les Pygmées sont particulièrement prisés), auxiliaires en voie d’être civilisés, d’autre part (domestiques, soldats, ménagères). Le sujet européen n’échappe donc pas ni à l’instrumentalisation ni à la chosification, au point où en regardant aujourd’hui ces clichés, on se demande ce qui atteste de quoi[16].
À partir du début du XXe siècle, les premiers photographes africains ambulants (qui transportent avec eux un studio), puis les studios urbains permanents permettent aux Africains de maîtriser la photographie à leur propre usage, en accord avec leurs conventions esthétiques et éthiques. Pendant longtemps, la photographie assure la circulation des images des personnes, au sens grec de ce mot – masque –, de l’espace-temps de la modernité coloniale vers l’espace-temps du village, le monde de l’inscription sociale de l’individu. Au moins jusqu’aux années 1950, tout Congolais, « indigène », était supposé revenir au village lorsque sa présence dans l’espace moderne n’était plus nécessaire ou n’était pas désirable[17]. La photographie de studio construit la personne moderne non seulement par le décor, par les vêtements, mais aussi par des objets « fétiches » de la modernité qui accompagnent le sujet : machine à coudre, bicyclette, etc. L’importance du décor, la pose figée, les « trophées » de la modernité confirment l’inversion du modèle initial. Contrairement à la photographie prise par des explorateurs qui conférait la mobilité spatiale à des spécimens de l’Afrique « immobile », la photographie de studio produit des spécimens de personne moderne. Puisqu’elle est marchandise, le mode d’acquisition renforce sa modernité.
Au cours des années 1980 s’est amorcée une véritable révolution des usages et des modes de production de la photographie. L’introduction, puis la multiplication des machines à développement et à impression automatique a marginalisé la photographie en noir et blanc et condamné la photographie professionnelle. En moins d’une décennie, la photographie de studio allait disparaître, incapable de résister économiquement à la concurrence de centaines d’individus qui s’improvisaient photographes ambulants, équipés d’une caméra à bas prix. Non seulement ils sont partout et toujours disponibles, mais leurs prix sont très bas même si les épreuves sont en couleur. Avec eux, la fabrication de la photographie se fait désormais dans la rue. Le décor, l’habillement sont à la charge du client, souvent « empruntés » dans le monde ambiant. Une pose à côté d’une voiture temporairement en arrêt, une paire de lunettes, une paire d’espadrilles empruntées, etc. Chacun et chacune, écoliers compris, peut s’offrir une photographie en raison de la brusque démocratisation du médium. Il ne faut pas en conclure qu’il n’y a plus de codes éthiques et esthétiques la régissant, bien au contraire. Mais, en absence de photographe professionnel les appliquant, c’est la réception qui les impose[18]. La photographie continue d’assurer, sinon la présence, au moins une promesse de présence de la personne moderne dans l’espace-temps dont la modernité s’effrite. Elle ne circule plus tellement de la ville vers le village, mais plutôt à l’intérieur des espaces urbains.
Confection et usages de nus[19] de jeunes femmes au studio de Simon Mukunday
En 1968, Simon Mukunday, alors élève dans une école technique, a lu dans un manuel la description de la chambre noire. Ainsi naît son intérêt pour la photographie. L’année suivante, âgé de 14 ans, il parvient à se procurer un appareil de format 6x9 et, en autodidacte, entreprend l’apprentissage de la photographie argentique. Progressivement, il achète une autre caméra, une Kodak, un posemètre, un flash avant de se doter, en 1982, d’un laboratoire pour développer et imprimer ses photographies. La même année, il équipe son studio d’éclairage artificiel (batterie flash METZ). Les lectures de revues de photographie et de livres lui ont permis de parfaire sa formation. Il est surtout apprécié comme portraitiste. Pour cette raison, mais aussi puisqu’il contrôle tout le processus de la prise d’image à l’impression d’épreuves, les jeunes femmes ont commencé à lui demander de photographier leur corps plutôt que leur visage.
Entre 1984 et 2006, Simon Mukunday a donc réalisé quelques milliers de photos à la demande de jeunes femmes. Parmi le millier de photos que j’ai pu consulter, il y avait 23 portfolios constitués en majorité de nus[20]. Il a également entrepris le projet de création d’un magazine local sur le modèle de Playboy, projet non abouti. J’estime avoir identifié une cinquantaine d’images appartenant au projet Playboy. Les deux projets s’adressent au même public, à savoir des Congolais aisés, hommes du pouvoir, ainsi qu’à un petit groupe d’expatriés. Le projet d’un Playboy ne leur vendrait en principe que du désir. Par contre, les jeunes femmes commandaient des portfolios pour construire une image de leur corps dont elles s’estimaient l’unique auteure et « propriétaire ». Ces photos pouvaient servir également à nouer une relation d’échange de services domestiques (en premier lieu des services sexuels) contre un soutien matériel et, possiblement, une position sociale[21]. Devenir « deuxième bureau » d’un Congolais ou compagne (concubine) d’un blanc était la promesse d’un avenir meilleur, respectivement l’entrée dans les cercles du pouvoir ou le départ en Occident. Comme je l’ai montré à l’occasion de l’analyse de l’image de la sirène dans l’imaginaire collectif et dans les pratiques politiques congolaises[22], cela implique une relation de personne à personne, donc un rapport contractuel dans l’espace-temps moderne. La chanson urbaine des années 1950 et 1960[23] montre qu’au moins certaines de ces relations étaient des rapports amoureux entre deux personnes régis par le désir.
Par le biais de la photographie, des femmes se font confectionner par un spécialiste des images modernes de leur corps, corps n’appartenant qu’à elles-mêmes et dont elles aspirent à disposer librement. Le nu pris en photo produit alors une personne moderne. Il met à sa portée une modalité moderne des relations, y compris l’offre des services sexuels dont la femme serait agent. Quelle que soit leur condition sociale, ces jeunes femmes sont marginalisées à cause de leur genre et de leur âge. Elles sont socialement mineures du point de vue de la « coutume », prenant leur corps comme outil de relations de parenté et de pouvoir. Malgré l’apparence de liberté d’action, lorsqu’elles sont poussées vers la prostitution par la misère et l’effondrement de la famille urbaine, elles sont manipulées par d’autres. Un dessin (fig. 5) accompagné d’un bref texte explicatif[24] produits par un élève d’école secondaire de Kinshasa en réponse au thème « violence au quotidien » se passent de tout commentaire. J’attire l’attention du lecteur sur la proximité du dessin avec une photographie prise par Simon Mukunday pour l’une de ses clientes (fig. 4) et la peinture érotique des années 1990 (fig. 6). Les trois images attestent de l’existence au Congo urbain d’un commun code de construction d’un corps féminin destiné à attiser le désir des hommes. Les photographies prises par Simon Mukunday (fig. 6 et 7) tirées d’un portfolio de plusieurs dizaines d’images[25] attirent notre attention sur l’ambiguïté de la construction de l’image du corps. Le poids du regard masculin et l’ombre du corps féminin commodifié par la publicité pèsent sur l’imaginaire (la comparaison entre fig. 6 – peinture érotique de Lubumbashi – et fig. 8 le montre bien). Même si la démarche pour s’inventer des corps dont elles auraient la pleine possession est, au sens propre du terme, révolutionnaire dans la société congolaise, elle témoigne aussi de leur désespoir par rapport au cul-de-sac dans lequel elles sont enfermées. Pour les individus, la libération du carcan social et économique est largement illusoire. De ce petit groupe de femmes en question, nullement un échantillon, certaines ont réussi à s’en échapper, d’autres ont dû se résigner à la pratique de la prostitution au sens marchand du terme.
Si les photos qui composent les portfolios n’ont pas été destinées à une circulation publique, elles s’adressent néanmoins à un public composé d’inconnus au moins en partie. Elles présentent un corps dont il est possible, à certaines conditions, de se procurer les services. Il n’y est pas question de prix : l’éventuelle relation est une cohabitation structurée par une forme d’échange. Entre le photographe et la cliente/modèle, entre elle et son patron, il y a circulation d’argent mais il n’y a pas encore de prix fixes impersonnels.
Doit-on voir dans cette photographie la chosification du corps féminin, et si oui, est-elle comparable à celle qu’opèrent la publicité et la pornographie commerciales ? Je ne le crois pas, puisque le corps que ces femmes font exister dans l’espace du « studio », dont elles délèguent l’image à la photographie, possède une agencéité, voire en délègue une au sujet de la photographie. Serait-il exagéré de dire que, fabriqué en photo, ce corps offre la chance de prendre en mains son destin ? À l’instar de la photographie du visage moderne faisant advenir la personne moderne sans que l’individu ne se retire de ses relations sociales, ces nus permettent à une femme de prendre possession de son corps comme capital plutôt que comme marchandise. À l’exception de moins de 10 % des photographies, le visage du modèle est toujours bien exposé, ses yeux fixent la caméra. La démarche de ces femmes consiste en la délégation d’une certaine présence corporelle à l’image dont elles tirent la capacité d’action autonome. Ce qu’elles ne peuvent pas faire dans leur société en tant qu’individus, deviendrait possible par le truchement de l’image photographique du corps nu[26].
La production de ces images, corps argentiques, répond à des critères esthétiques et érotiques spécifiques. Malheureusement, en ce qui concerne les photos spécifiques, je ne suis pas en mesure de distinguer clairement entre l’initiative du modèle/cliente (femme) et celle du photographe, un homme. J’ai rencontré Simon Mukunday en 2010, quatre ans après la prise de la dernière photographie du dossier que j’ai consulté. La prise de ces photographies s’est étalée sur presqu’un quart de siècle. Son studio est fermé depuis 2007. Mukunday est devenu infographiste et, surtout, réparateur de matériel informatique. Il m’a brièvement parlé d’une mise en scène décidée en commun avec ses clientes ; il ne se souvenait pas d’avoir suivi un modèle esthétique particulier. Il faut aussi noter que le passage de la photographie du corps partiellement déshabillé (en maillots de bain, en sous-vêtements) au corps nu fut graduel. Autant le photographe, et même surtout lui, que les modèles prenaient dans cet exercice un grand risque. Dénoncés ou surpris, il/elles risquaient de devoir payer à des agents de l’ordre de fortes sommes d’argent pour éviter l’accusation, et/ou la prison. Le photographe risquait en permanence de perdre de son studio.
Parmi les clichés semblant faire partie de l’éphémère projet Playboy, l’influence de l’esthétique de cette revue est forte (fig. 4). Par contre, cette influence me semble très faible, même absente, des photos de portfolios. Il n’est évidemment pas possible d’en conclure que l’agenda esthétique et érotique des clientes avait pris le dessus sur les préférences du photographe. Simon Mukunday se souvient de n’avoir osé proposer de poses que très tard. Deux femmes à la fois prises en photo, dans une pose suggérant une possible relation lesbienne ; la présence d’un homme habillé entouré de deux femmes partiellement dévêtues ; ou encore des corps nus à contrejour, tout cela fait penser à Playboy. Les photos des portfolios se partagent plutôt entre les conventions esthétiques locales du portait photographique/peint et de la peinture pornographique locale d’avant les années 2000.
Deux nus semblent porter l’influence de la mémoire visuelle des nus du début du modernisme occidental. L’un en particulier fait penser à l’Olympia de Manet. L’autre photographie, dont le modèle couché sur un sofa tourne le dos au spectateur, fait plutôt penser à une odalisque de Dominique Ingres ou de François Boucher. Le photographe, mais aussi le modèle, auraient pu en voir des reproductions chez des Occidentaux à Lubumbashi. Elles et lui auraient pu voir des photos érotiques s’inspirant de ces modèles esthétiques. Je ne peux pas exclure non plus une ressemblance accidentelle : il ne s’agit que de deux photographies sur un millier. Rien ne me permet de ranger avec certitude ces deux photographies dans le « dossier » Playboy ou dans les portfolios. La perméabilité entre deux démarches est l’hypothèse la plus vraisemblable.
En ce qui concerne l’érotisme, un examen d’un millier de clichés[27] montre que les conventions de l’image érotique occidentale et de l’érotisme local s’y côtoient sans se confondre. Le modèle érotique d’inspiration occidentale mettant l’accent sur les seins et le bas ventre photographié de face inspire la majorité des prises de vue. Sur plusieurs photos, la femme est couchée sur le dos, jambes plus ou moins écartées invitant à l’acte en position « missionnaire ». Le corps moderne s’y emploie à susciter le désir d’acte « moderne ». Lorsque je compare ces photos à la peinture érotique de Lubumbashi d’avant les années 2000, j’y retrouve le même trait d’un mode d’emploi d’une manière de faire « exotique »[28]. Il est également probable que l’exposition du sexe féminin faisant face au spectateur relève plutôt d’un défi lancé aux interdits et aux conventions sociales. Pour la majorité de ces photos, l’offre de la position missionnaire me semble guider la position prise par la femme, d’autant plus que le modèle est couché sur un lit ou un sofa. Par contre, les gros plans sur le sexe que je qualifie de portraits relèvent d’une autre démarche. J’y reviendrai.
Dans la moitié des portfolios, on trouve des photos sur lesquelles la position du corps envers le spectateur obéit à la convention érotique locale. Les fesses et les hanches tiennent le haut du pavé, le visage apparaît de profil ou bien n’est pas visible[29]. Placées de dos, les fesses sont comme prises de face, ce qui ne laisse voir ni seins, ni sexe (fig. 7, et comparativement fig. 8, la peinture érotique de Lubumbashi). Les enquêtes sur les préférences et l’observation des comportements de gens concordent. Ce sont les hanches et les fesses plutôt que les seins qui attisent le désir des hommes. Lors des danses dites traditionnelles, surtout celles en rapport avec les rites de fécondité, tout comme dans la danse moderne (White 2008) et dans l’habillement, les fesses et hanches des femmes sont mises en valeur. Leur taille est accentuée par la façon de draper les vêtements et par des accessoires placés sous le pagne, autour des hanches. À Lubumbashi, les femmes célibataires qui fréquentaient les bars se plaçaient autour des reins, sous le pagne, une sorte de ceinture faite de capsules de bouteilles de bière trouées et enfilées sur une corde. Appelé jikita, cet accessoire non seulement gonflait le volume des hanches mais aussi attirait l’attention par le bruit de capsules s’entrechoquant (Sizaire 2001 : 19-20 ; Nkongolo Funkwa 2008) (voir fig. 8).
Quelques maisons pouvant appartenir à la classe moyenne prêtent leur intérieur à la prise de ces photos. La vétusté de la plupart de ces maisons, ainsi que l’usure de l’ameublement et ce qui peut apparaître comme de la malpropreté, frappent le spectateur occidental habitué dans la photographie érotique et pornographique à des décors léchés. On pourrait dire qu’en Occident le désir est vendu entier, ce qui n’est pas le cas ici. Plus de la moitié des photos ont été prises dans une même pièce avec un tapis usé couvrant le sol. Il est probable que cette pièce faisait partie de l’habitation du photographe. Certains intérieurs semblent inhabités, comme abandonnés ; parfois des objets ou vêtements traînent à terre ou sur un meuble. Sur un cliché, le modèle à moitié nu a la tête enfouie dans une blouse qu’elle enlève ; autour il y a assez de vêtements abandonnés pour remplir une valise, trop pour suggérer qu’elle se déshabille pour le spectateur. Probablement involontairement, la prise de vue donne l’impression que la femme lutte avec elle-même pour retrouver son corps nu.
Dans deux portfolios, les photos ont été prises dans les maisons de standing supérieur, avec un mobilier neuf de qualité, des plantes vertes, des photos de famille sur un mur, de grandes fenêtres laissant pénétrer beaucoup de lumière. Dans un autre portfolio, les photos ont été réalisées dans une maison modeste, mais visiblement habitée, avec une surprenante présence sur un mur de l’imagerie religieuse et, sur un meuble, un album de photos ouvert. C’est comme si les prises de vue avaient été réalisées en catimini dans la pièce de quelqu’un qui risque à tout instant de revenir[30]. Nous ne savons évidemment pas par qui ces maisons ont été habitées[31]. C’est peut-être une coïncidence, mais les portfolios de photos prises dans les maisons de meilleur standing en contiennent un plus grand nombre (jusqu’à une quarantaine par portfolio). Dans plus de la moitié, le modèle est entièrement ou partiellement habillé, la nudité est plutôt suggérée que crûment exposée, vêtements, sous-vêtements et accessoires semblent neufs et de bonne qualité.
On a l’impression que, disposant de peu de moyens, dans l’urgence de contracter une relation, les autres femmes allaient directement au but de la construction d’un corps répondant à la démarche entreprise. Peut-être aussi que, pauvres et marginalisées par leur statut de célibataires, engagées dans une démarche ne leur permettant de compter que sur elles-mêmes, elles avaient moins à perdre en défiant ouvertement la société. Paradoxalement, pour le lecteur occidental, c’est en prenant leur corps pour capital, peut-être l’offrant comme marchandise, qu’elles espéraient accéder au pouvoir et imposer la reconnaissance de leur dignité[32].
Les photographies qui me semblent appartenir au projet Playboy congolais laissent voir un travail attentif à la lumière, à la recherche des effets que peut produire le jeu des ombres et de la lumière. La nudité exposée sur ces photos est plus souvent suggérée que dévoilée, les seins sont mis en valeur. Les reflets de la lumière sur la peau du modèle et les variations de la teinte de sa peau témoignent de la recherche d’un effet esthétique précis (fig. 4). Quelques photos sont prises à contrejour. À l’opposé, on constate le peu d’attention porté à la lumière sur les photos des portfolios. L’explication la plus plausible vient de la contrainte des prises de vues dans une maison habitée située parmi d’autres maisons. Il faut obscurcir les fenêtres afin que le modèle nu ne soit pas vu de l’extérieur. Parfois d’ailleurs le même tissu est utilisé comme fond contre lequel le modèle est placé. Le photographe ne dispose pas d’éclairage artificiel et ne semble pas avoir utilisé de flash. Est-ce pour ne pas attirer l’attention ou pour éviter les reflets sur la peau ? La première explication est plus vraisemblable puisque les reflets du flash sur la peau semblent faire partie de la fabrication de l’image moderne. Lorsque les peintres font des portraits à partir des photos d’identité, ils reproduisent les reflets du flash.
Sur une seule série de photos, un tissu bleu foncé en velours est expressément utilisé comme fond. C’est l’unique tentative de recourir à une démarche de studio, à l’exception des portraits de sexe avec verre ou avec pomme, des accessoires semblables à ceux que l’on trouve dans un studio.
Cela me conduit à aborder le point probablement le plus controversé, à savoir l’exposition du sexe féminin, des « portraits » qui font penser à « L’Origine du monde » de Gustave Courbet[33].
Dans la société congolaise, une femme adulte qui expose son sexe en public, laissant tomber le pagne, lance la plus violente malédiction à l’homme à qui ce geste s’adresse[34]. Les représentations picturales de la sorcellerie font jaillir les flammes de l’enfer des vagins de vieilles femmes (fig. 9). Dans le monde social des Congolais, le vagin est un lieu d’où vient la vie biologique et sociale, mais aussi celui où, une fois la procréation éteinte, résident les forces les plus dangereuses que l’humain puisse manipuler. Pour punir/exorciser les femmes suspectées de sorcellerie, on leur passait du feu entre les jambes.
Puisque le choix du gros plan du sexe semble venir des modèles plutôt que du photographe et que l’inspiration par « L’Origine du monde » de Courbet est à écarter, il faut admettre l’hypothèse du geste de défi lancé à la société. Je ne trouve pas de plus juste description de ces portraits que celle de « L’Origine du monde » proposée par Régis Dubois :
Il interpelle le spectateur qu’il place au coeur même de l’action, entre les cuisses de cette femme, face au sexe féminin, ce grand inconnu comme disait Freud qui évoquait un « continent noir » source d’angoisse.[35]
Commençons tout d’abord par le défi. Il n’est pas exceptionnel qu’un individu reçoive pour nom propre, parmi plusieurs autres qu’il peut porter, un nom qui lance un défi. Voici un exemple concret. Sammy Baloji, photographe formé au début de sa carrière par Simon Mukunday, de même qu’un musicien d’origine congolaise né également à Lubumbashi, portent tous les deux le nom de Baloji. En tshiluba, langue de leurs parents, ce mot veut dire sorciers – muloji en est le singulier. Chacun a reçu ce nom du fait qu’il est né après que la famille ait connu des événements malheureux supposément provoqués par la sorcellerie. Nommer ainsi un enfant défie les pouvoirs maléfiques, leur oppose une force protectrice. Alors qu’il pourrait sembler constituer un appel aux sorciers, en réalité il en est un d’éloignement. Revenons aux images. Faire prendre son sexe[36] en portrait constitue selon moi le geste similaire au défi lancé par le choix d’un nom propre « agressif ». S’adresser à un photographe pour constituer un portfolio de nus, exposer son corps et son sexe à la caméra, en faire faire des épreuves argentiques dont la circulation dans l’espace est indépendante du corps, tout cela constitue déjà un défi. Faire focaliser l’attention de la caméra sur son sexe, surtout lorsqu’on tient compte du fait que ce dernier est autant siège du plaisir et de la vie que des forces maléfiques, est un acte de grand courage. Dans la société congolaise, toute sortie du rang attire la jalousie et provoque des inquiétudes sociales. L’individu qui a posé un tel geste s’expose aux sanctions par des actions attribuées à la sorcellerie. Pour la cliente/modèle comme pour le photographe ayant fait ces portraits, le risque social était considérable, et leur courage remarquable.
Sur deux portraits de sexe féminin qui figurent dans les dossiers que j’ai pu consulter, on aperçoit respectivement, à côté du gros plan avec les cuisses écartées, un verre à demi rempli de boisson rouge et deux demi-pommes vertes. Le geste étant trop sérieux pour parler de clin d’oeil, j’utiliserai le terme de référence pour décoder le sens de ces objets déconcertants dans les circonstances[37]. Je pense que ces objets donnent sens à la photographie, au portrait du sexe, et qu’ils sont à leur manière des légendes. Regardons la première photographie. Les fesses sont appuyées par terre alors qu’un verre à demi rempli de boisson rouge est posé devant la cuisse droite. En haut, au coin opposé, figure la main aux doits repliés, à l’exception du petit doit qui pointe vers le bas, exposant l’ongle verni en rouge. Un coup d’oeil sur le tableau présentant la sorcière aux flammes jaillissantes de son vagin[38] (fig. 9) suffit pour saisir la référence. Il n’est pas plus difficile de saisir la référence du portrait du sexe avec demi-pommes. Certains tableaux urbains congolais présentent une mamiwata avec pomme ; d’autres donnent à voir Ève cueillant une pomme ou présentant une pomme à Adam. Qu’elle soit implicite ou explicite, l’association de la pomme et du serpent renvoie dans cette société très chrétienne au sexe et aux plaisirs illicites, mais aussi aux savoirs interdits à l’homme, aux savoirs occultes. Il est également possible que ces portraits se réfèrent indirectement au coquillage, objet central du pouvoir chez les Luba du Katanga (Nooter Roberts et Roberts 1996), qui fait penser au sexe féminin. Des plaquettes en os gravées à cette image circulaient : était-ce en référence à cet objet du pouvoir ? Était-ce un objet de sorcellerie ou un objet pornographique ?
Les deux registres du pouvoir auxquels les Congolais sont confrontés dans le quotidien sont ainsi convoqués et exposés, mais se trouvent aussi défiés : la sorcellerie (pouvoirs des ancêtres et des forces de la nature) et le christianisme (clé d’accès à la modernité). Est-ce possible de supposer que ces deux registres du pouvoir sont également mobilisés par ces portraits ? Ou plus modestement, affirme-t-on que le vagin possède ces pouvoirs, que la personne dont le corps l’abrite pourrait et/ou saurait les mobiliser le cas échéant ? Peut-on donc considérer que ce geste de défi est également geste de protection, comme celui de porter le nom de Baloji ?
Pour conclure : fabriquer un objet du pouvoir
Que fait la photographie à son sujet ? Qu’est-ce qu’une photographie permet à ce sujet de faire ? À la fin de mes efforts pour comprendre les photographies de nus que Simon Mukunday a bien voulu partager avec moi, il est légitime d’affirmer que la photographie offre à un individu la possibilité de se donner à voir en tant que personne, d’imposer cette présence dans l’espace public, ou dans un espace de ce type, et d’agir à titre de personne. Le salon d’une maison est un espace privé que le chef de famille transforme en espace public lorsqu’il y invite des connaissances pour parler de la chose publique. J’estime qu’un portfolio de photos fonctionne de manière semblable : lorsqu’un ou des homme(s) regardent ces images, un espace virtuel de négociation du pouvoir s’ouvre. Contrairement aux tableaux dans un salon concernés principalement par la pertinence du passé, de la mémoire, de l’expérience pour la chose publique, la photo investit l’espace, y plante son « propre »[39]. Dans la culture urbaine congolaise, un tableau accroché au salon est un véhicule de la continuité sociale, une confirmation de l’autorité conférée par le genre, la génération et la position sociale (Fabian 1996 ; Jewsiewicki 2003). Par contre, un portrait photographique impose rupture. Il re-présente la personne, masque moderne d’un individu. Cette image témoigne ici et maintenant de la présence d’une personne, elle agit par délégation d’un individu qu’elle ne remplace pourtant pas. En photo, la personne a non seulement une présence moderne – au sens de se tenir en son nom propre et par elle-même – elle est aussi dotée d’une agencéité, d’une capacité d’action autonome.
Dans ce sens, cette photographie est un objet de pouvoir comme le sont ces objets anciens, mais toujours en fonction, que nous, les Occidentaux, appelons « fétiches » (Strother 2014-2015). Dans ce sens, le portrait de sexe féminin est « fétiche », c’est un objet du pouvoir. Wyatt MacGaffey (2000 : 248)[40] écrit qu’exposer les organes génitaux est le recours ultime d’une femme lors d’une dispute. Un nganga (praticien des forces occultes) peut se dénuder pour forcer un nkisi (fétiche) récalcitrant à agir. Ce geste agressif impose réaction ou soumission, il est une déclaration de force et une démonstration de la puissance potentielle[41]. La photographie transforme ce geste à deux niveaux. Dissociant l’image de la personne, le support photographique est un geste délégué (vicarius) dont l’identité avec la personne peut être manipulée par le degré de transparence de la « signature ». Par ailleurs, l’image imprimée sur papier est un objet du pouvoir conservé en réserve, en retrait, tout comme l’est un masque qui ne danse pas ou un nkisi que son opérateur ne pousse pas à agir. Ils sont objets banals hors du contexte performatif, objets du pouvoir lorsqu’en performance. Ils sont également tous « des objets qui s’imposent visuellement et dont le pouvoir transcende le temps, le lieu et le contexte culturel » (MacGaffey 2014 : 176, traduction libre). Je convoque Rukeyser pour résister à une clôture d’inspiration culturaliste :
La réponse est totale, mais elle est atteinte à travers les émotions. Un poème saisira votre imagination intellectuellement – ça veut dire que lorsqu’il vous touche vous allez le recevoir au niveau intellectuel – mais le chemin passe par l’émotion, par ce que nous appelons la sensation.
Rukeyser 1996 [1949] : 32[42]
Appendices
Notes
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[1]
Voir sur son site (www.metmuseum.org/toah/works-of-art/2006.235.74), disponible le 27 janvier 2016, ainsi que Barratt et Zabar (2010 : 9).
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[2]
C’est l’avis d’une internaute : « Je parie qu’il aurait détruit cette miniature s’il en avait eu le temps » (traduction libre), posté le 15 avril 2011 sur le site de Two Nerdy History Girls, consulté sur Internet (http://twonerdyhistorygirls.blogspot.ca/2011/04/shocking-beauty-revealed-sarah.html), le 15 décembre 2015.
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[3]
Dans l’Atlantique anglo-saxon de l’époque de Goodrich, un portrait miniature était offert en signe de reconnaissance et d’amour au sein de la famille, entre amis. L’image de la partie la plus précieuse du corps était parfois portraiturée en miniature. Cet usage semble avoir été initié par le Prince de Galles, qui a offert à sa maîtresse le portrait de son oeil en miniature. Et la nudité ? Deux ans avant que Goodrich n’ait portraituré ses seins, John Vanderlyn a provoqué à Boston un scandale en y exposant « Ariadne Asleep… », un nu féminin de grand format. Le cadeau de Sarah Goodrich semble donc situer le geste d’affirmation de contrôle de son corps entre l’avant-garde esthétique de l’expression et la convention du message social.
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[4]
Je remercie vivement Sammy Baloji qui, en 2010, a suggéré que je travaille sur ce corpus, ainsi que Simon Mukunday pour avoir mis à ma disposition une partie de ses archives puis avoir correspondu avec moi par courriel. Lorsque je lui ai parlé de ce corpus, Allen Roberts m’a amicalement encouragé à me mettre au travail. Mouloud Boukala et Madeleine Pastinelli m’ont convaincu de soumettre l’article à Anthropologie et Sociétés. La décision de rendre ce corpus public ne fut pas facile puisque l’opinion publique congolaise s’est radicalisée sous l’impact des multiples fondamentalismes religieux. Après avoir lu le brouillon de ce texte, Simon Mukunday en a accepté la publication et décliné l’option d’anonymat. Je tiens à souligner son courage. J’ai décidé ne pas reproduire les photographies sur lesquelles le visage permettrait d’identifier le modèle, surtout qu’il m’a été impossible de les joindre pour solliciter leur avis. Courbet n’aurait-il pas coupé une partie d’une toile avant de la remettre à Khalil-Bey pour empêcher l’identification du modèle, Joanna Hiffernan ? (Poiret 2013 : 21).
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[5]
Il est impossible de donner à cet adjectif un sens non équivoque. Dans ce texte, je ne m’en servirai qu’au sens de la revendication/exigence d’être et d’être perçu (ce qui n’est pas la même chose) égal aux personnes du monde dominant, quelle que soit la raison de cette domination de la race ou genre à la classe sociale ou richesse. Au moment de l’Indépendance, on la disait « être blanc », puis être occidental, etc., toujours à sa manière cependant, comme le sont les « sapeurs » dont les corps parés des fringues à la dernière mode de Paris ne sont en rien des copies des créations d’une maison de mode occidentale.
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[6]
Il m’est impossible d’étendre ici cette analyse aux nus masculins de Sammy Baloji, démarche nécessaire pour comprendre pleinement le sens « politique » de nu dans la société de Lubumbashi.
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[7]
Pour Benjamin, le photographe oriente l’oeil vers un lieu et une histoire spécifique. Radicale et révolutionnaire, la photographie est en même temps totalitaire puisqu’elle ne donne à voir qu’un côté de l’histoire.
-
[8]
Mufwankolo, l’homme de théâtre de Lubumbashi, dont la troupe accompagne depuis 1957 les transformations de la société katangaise, a consacré une pièce de son répertoire populaire aux effets sociaux de la photographie. Au sujet de Mufwankolo, voir Fabian (1990) et Le Lay (2014).
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[9]
Interviewé par Johannes Fabian, un ancien fonctionnaire congolais de l’administration coloniale raconte qu’il se considérait parent du gouverneur de la province puisque les deux portaient le même prénom chrétien (Kalundi Mango et Fabian 2010).
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[10]
La généralisation de l’exigence par les services de l’État, surtout répressifs, de la carte d’identité a par exemple eu pour effet de contraindre plusieurs femmes à s’engager, formellement au moins, dans un mariage polygame. Faute d’avoir sur sa carte d’identité l’inscription du statut de mariée, les célibataires courraient le risque d’être traitées par des policiers et soldats comme des « femmes libres » et d’être rançonnées, violées, etc.
-
[11]
Il a alors le statut légal d’indigène, et est frappé de nombreuses incapacités légales et politiques. Même s’il s’agit d’un anachronisme, pour alléger mon texte, j’y appellerai Congolais tous ceux et celles dont les descendants auront cette qualité à partir du 30 juin 1960.
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[12]
Un juge belge du Katanga, avec une très longue expérience locale, raconte ce cas dans ses souvenirs (Sohier 1974 : 99). Pour plus de détails, voir Jewsiewicki (1992).
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[13]
Jean-Marie Mutamba-Makombo écrit que, dans les années 1950, « Le salon affirmait l’identité de l’évolué avec les photos de famille (le mariage religieux du couple, la famille réunie, le père, la mère, les enfants). Le salon proclamait les convictions chrétiennes » (Mutamba-Makombo 2016 : 88).
-
[14]
La distinction entre tableau peint et photographie n’existe pas en swahili de Lubumbashi, la langue véhiculaire de cette grande cité et de la région minière. Le terme picha, dérivé de l’anglais picture, désigne l’un ou l’autre indistinctement (voir Fabian 1991). La culture urbaine locale connait néanmoins deux modalités de représentation analogique bidimensionnelle, l’une correspondant sommairement à la définition que donne Kracauer à la photographie, l’autre correspondant à la définition de sa peinture urbaine par Johannes Fabian. En deux mots, alors que la première préserve la continuité spatiale, la seconde se déploie dans la continuité temporelle. Alors que la peinture, à l’exception du portrait, inscrit le présent dans le temps, la photographie l’inscrit dans un espace particulier, celui de la modernité. À propos de la relation entre photographie et peinture, voir aussi Jewsiewicki (2013).
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[15]
Pas plus qu’un chrétien ne devrait confondre l’image sainte avec le saint en question, les Africains ne prennent pas un masque pour l’esprit ou l’ancêtre. L’un ou l’autre se manifeste lorsqu’un masque porté par un individu « danse » dans certaines circonstances. Un masque remisé est un objet ordinaire.
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[16]
Depuis quelques années, Sammy Baloji, photographe de Lubumbashi, initialement formé au studio de Simon Mukunday, déconstruit cette photographie en y injectant du temps et en redonnant aux sujets africains de ces images dignité et identité. L’évidente relation entre son travail artistique et la démarche photographique de Simon Mukunday, photographe de nus féminins, ne peut pas être analysée ici, faute de place.
-
[17]
C’est le principe de relégation d’un opposant politique dans son village d’origine (lieu de naissance de son dernier ascendant mâle né au village) ou encore de l’expulsion vers la terre d’origine des immigrants d’intérieur qualifiés de non-originaires. Dans un cas comme dans l’autre, cela constitue un rejet en dehors de la modernité.
-
[18]
Les enquêtes conduites à Lubumbashi au début des années 2000 dans le cadre du projet « Mémoires de Lubumbashi » ont mis en évidence l’existence et la transformation de ces codes. Les familles et les individus conservent des photographies, souvent en vrac, parfois dans un album qu’on ne montre d’ailleurs pas au premier venu. On ne donne pas sa photographie et on ne l’échange pas avec le premier venu non plus.
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[19]
Ces corps sont-ils entièrement nus ? Je pense aux modèles portant des souliers, des bijoux, une montre. Tous ces accessoires sont dans l’imaginaire congolais des attributs de la modernité et rendent sur un portrait le corps moderne tout autant que les lunettes, la cravate, etc. Plus qu’aucun autre article d’habillement, les pieds chaussés rendent le corps moderne. Avant l’Indépendance, alors que la vaste majorité des Congolais, y compris les soldats, marchaient pieds nus, les étudiants d’un grand séminaire devaient porter des souliers puisque, comme prêtres en puissance, ils étaient modernes. Les étudiants d’un petit séminaire marchaient pieds nus.
Unemami wata, femme nue dans la partie supérieure du corps, porte des bijoux, une montre, des lunettes attestant de la modernité de son corps (fig. 3). Un corps fabriqué est artefactuel, sujet d’un « portrait » ; est-il vraiment nu comme le serait un corps « naturel » surpris par l’oeil ? Dans ce corpus, certains modèles sont entièrement nus, rien ne les habille, pas une trace d’huile sur la peau, même pas le parfum de Chanel 5.
-
[20]
Il faudrait une discussion sur la notion de nu que la place dont je dispose ne permet pas. Les divers temps d’une même société et les normes dans diverses sociétés indiquent clairement que « nu » n’équivaut pas à « non habillé », certains déshabillés font nu, d’autres pas. Parlant de ces 23 modèles, celles qui portent des bijoux se considèrent-elles entièrement nues ? Seraient-t-elles considérées nues ? Sous quel regard ? Puisque les bijoux participent de la fabrication d’un corps moderne, un corps « nu » mais portant des bijoux ou une montre pour la prise de photo est-il nu (fig. 4) ? N’est-il pas comme le corps de la sirène des tableaux urbains, le corps d’un agent doté d’un pouvoir ? Lorsque Marylin Monroe a répondu à la question « Que portez-vous au lit ? » : « Chanel no 5 », a-t-elle répondu, recourant à un euphémisme pour dire qu’elle dort nue. Est-ce plutôt qu’elle se considérait effectivement habillée de Chanel 5 ?
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[21]
Nous sommes très loin de la prostitution au sens de vente à l’unité d’un acte sexuel. À partir de l’époque coloniale, le recours à des ménagères pour des hommes blancs et à des femmes libres pour les travailleurs africains en ville devient progressivement une institution. Sous la Seconde République (1965-1996), cette nouvelle institution, appelée « deuxième bureau », renoue avec l’héritage de la ménagère du temps colonial. S’il avait du pouvoir, un homme pouvait, et souvent devait, en avoir au moins une. Il ne s’agit pas d’un mariage polygame puisqu’il n’y a pas paiement de dot. La reproduction n’est pas le but de cette relation. La résidence d’une « deuxième bureau » est souvent le lieu où l’homme traite de ses affaires les plus importantes (d’où le nom). À cette occasion, la femme tisse un réseau de relations. Certaines femmes changent d’hommes, souvent pour un plus important, et gagnent en influence. Alors que leur attrait sexuel se fane avec l’âge, elles gagnent en connaissance des réseaux du pouvoir et utilisent l’argent accumulé pour se lancer en affaires. Les moins habiles transforment la résidence en un nganda (bar informel). Informatrice et confidente d’un blanc, la ménagère était souvent aussi une « agente » d’un chef. Une « deuxième bureau » était souvent contrôlée par les services de sécurité. Elles étaient au coeur des relations du pouvoir.
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[22]
L’exposition et le volume sous la direction de Henry Drewal donnent la mesure de la richesse de ce thème (fig. 3). Voir Drewal (2008) et Jewsiewicki (2008).
-
[23]
Par exemple, à Lubumbashi, certaines chansons de Jean Bosco Mwenda ou de Baba Gaston, ou encore celles de OK Jazz à Kinshasa (Nkongolo Funkwa 2008).
-
[24]
« Actuellement beaucoup de parents sont responsables ou sont à la base de ce qu’on appelle BANA NIOKA parce que certains parents sont incapables d’assumer leurs devoirs envers leurs enfants, surtout envers leurs propres filles. C’est pour cela que nous avons beaucoup de jeunes filles de plus au moins 13 ans qui se sont données à la prostitution… » (Matalata Ngoy Noël, texte rédigé le 27 avril 2002).
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[25]
Les limites d’espace ne me permettent pas de présenter ici l’analyse comparative des images de ce portfolio, particulièrement intéressantes puisque la cliente/modèle sembler vouloir éviter de franchir la limite entre ce qui est accepté comme érotisme et condamné comme pornographie. Elle fait voir son pubis mais n’expose pas son sexe, et lorsqu’elle est entièrement nue, elle évite de montrer son visage (fig. 4). Cependant, lorsque Eve Elsner (1998 : 11) écrit : « Pour aimer le vagin, il vous faut aimer les poils » (traduction libre), n’est-ce pas une manière d’exposer le vagin ? Elle est aussi la seule parmi 23 dont la peau est enduite d’huile ; en serait-elle habillée ?
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Ce raisonnement pourrait paraître exotisant à leur égard. Pourtant, la possibilité de conférer à son image la capacité de faire ce que les conventions et/ou les contraintes sociales empêchent de faire en temps normal me semble la meilleure explication de la désarmante propension de jeunes filles à se dévêtir, à adopter des poses explicites devant une webcam de leur ordinateur. Lorsqu’elles se mettant à nu, elles portent un masque transférant le risque à cette personne virtuelle. La comparaison s’arrête évidemment ici, puisque ces filles s’attendent à ce que l’expérience se termine dans l’espace numérique, alors que, pour les jeunes femmes des photos, elle ne commence que lorsque la photo imprimée quitte le laboratoire.
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J’ai reçu ces photos telles que prises à l’époque sans pouvoir distinguer entre les prises retenues et celles délaissées. Nombreuses y sont les variations sur une pose. Bref, je ne dispose que des images conservées en vrac et rangées dans deux dossiers. L’un est organisé en portfolio portant soit un numéro, soit un prénom chrétien de la cliente/modèle. Dans l’autre dossier, les mêmes prises, parfois prises différentes, s’entassent sans ordre explicite. La constitution des deux dossiers pourrait être le produit de la numérisation plutôt que l’organisation initiale, à l’exception des portfolios. Cependant, chaque portfolio, composé de trois à quarante images, contient parfois plusieurs versions d’une pose. Le nombre de poses dans un portfolio varie entre deux et une dizaine, ce qui semble indiquer le nombre limité d’images que la cliente désirait conserver.
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Qu’une image puisse être un mode d’emploi est vraisemblable dans le cas de la peinture érotique puisque les tableaux que j’ai viennent de petits hôtels ayant fait faillite au début des années 1990. Celles et ceux qui s’y rencontraient étaient soit des jeunes, soit des personnes très modestes, alors que l’institution avait le statut de lieu moderne. Les hommes auxquels les portfolios étaient destinés appartenaient à une autre catégorie sociale. Je ne crois pas qu’ils aient eu besoin d’un mode d’emploi de la modernité, surtout en cette matière. Au cours des années 1990, la présence d’Internet est très faible, et à ma connaissance la consultation des sites pornographiques en ligne est inexistante. Dix ans plus tard, le changement est radical. Le café Internet donne accès à ces sites pour un prix relativement modique et la « nouvelle » peinture pornographique copie de mémoire les images vues sur ces sites. Ce transfert de l’imaginaire est confirmé par des enquêtes réalisées à Lubumbashi. Une fois de plus, le manque de place ne me permet pas de comparer ici ces deux imaginaires érotiques et pornographiques distants d’une décennie. Je remercie Léon Verbeek pour son aide décisive dans l’organisation des enquêtes en 2013.
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Dans la peinture urbaine locale, seules les porteuses de cruche et les sirènes (mami wata, aussi dite mamba muntu) mettent en évidence les seins nus (fig. 3). Cependant, sauf lorsqu’explicitement présentée en femme libre, la sirène n’est pas noire. La porteuse de cruche copie le modèle occidental de femme « primitive » offrant ses seins au regard du spectateur. La relation qu’incarne la sirène s’apparente inversement à celle que veulent susciter les clientes de Simon Mukunday. Dans le cas de la sirène, c’est elle qui détient le pouvoir dont l’homme bénéficie en échange de sa procréation et de sa fidélité. Dans leur cas, le corps et le sexe qu’elles offrent ont pour but d’accéder au pouvoir détenu par les hommes.
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Dans cette société très pratiquante sous l’emprise croissante de l’évangélisme chrétien, le voisinage d’un nu érotique/pornographique avec les images du Jésus et de Marie a de quoi surprendre. Le comportement attendu aurait été de voiler les images collées au mur.
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À propos du décor, un mot d’explication s’impose. Jusqu’aux années 2000, dans les quartiers centraux de Lubumbashi (ancienne ville européenne), il y a très peu de nouvelles constructions de maisons d’habitation, la bourgeoisie locale se partageant et se disputant les maisons de l’ancien personnel européen. Ces maisons n’ont pas été entretenues depuis plus de vingt ans puisque leur propriété est revendiquée par l’État, les entreprises et les occupants. Leur ameublement est également vétuste. Aussi peu invitants que ces décors puissent apparaître au lecteur, ils représentent l’habitation « bourgeoise » dans laquelle ces femmes cherchent à s’installer à titre de « deuxième bureau ». Avant l’ère d’Internet et la mondialisation des imaginaires et des désirs, la domesticité restait sous l’emprise du passé colonial.
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Le raisonnement par analogie est toujours semé d’embûches, mais la réticence devant la verbalisation et l’impossibilité d’observer ces attitudes m’y contraignent. Dans sa thèse, Edoardo Quaretta (2013) signale les images homo-érotiques dessinées sur les murs d’une section de la prison de Lubumbashi localisée à la Kasapa. Des adolescents (s’affirmant sans exception hétérosexuels) vivant dans la rue y sont de temps à autre écroués. Edoardo Quaretta n’a pas pu visiter le lieu ; c’est un jeune chercheur congolais qui lui en a parlé. Ce dernier dit avoir été découragé par son directeur de recherche à signaler les dessins dans son travail. L’imagerie sexuellement explicite, encore davantage homosexuelle, est bannie : y recourir c’est lancer un défi. Et pourtant c’est aussi une façon de se tenir debout, d’affirmer sa dignité face au monde hostile. Ceux et celles en marge de la société, mais déterminés à s’en sortir défient ainsi l’ordre et les conventions.
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Autant que j’ai pu m’en informer, le photographe ne connaissait pas le fameux tableau dont un Occidental aurait pu lui montrer une reproduction. Dans les années 1980, les reproductions étaient rares et l’accès à Internet n’existait pas à Lubumbashi. L’idée de la mise en scène ne semble pas venir de lui. Il est encore moins probable que ses modèles aient vu le tableau. Dans la culture congolaise, la vue de sexe d’une personne adulte constitue beaucoup plus qu’un embarras. La nudité d’un homme ou d’une femme ne provoque pas les mêmes réactions et n’a pas les mêmes conséquences pour celui/celle qui la regarde. La nudité d’un homme adulte est surtout une insulte pour sa dignité, une profonde humiliation. La peine coloniale du fouet fut douloureuse, mais surtout profondément humiliante puisqu’on déculottait en public le supplicié. Les gens gardent en mémoire cet acte d’humiliation par l’État, d’autant plus que les mouvements spasmodiques du corps après chaque coup faisaient dire que le supplicié baise la terre. Il est impossible de savoir dans quelle mesure cette prescription de la nudité masculine trouve son origine dans l’Ancien Testament (pour n’avoir pas couvert la nudité de son père, Cham – ancêtre biblique des noirs – fut maudit) ou bien vient de la sociabilité préchrétienne. Par exemple, dans la culture kongo, lorsqu’un chef tombe, l’assistance tombe aussi par terre, évitant ainsi d’entrevoir éventuellement son sexe. De même, lorsqu’un grand ntadi (sculpture en forme humaine abritant de grandes forces) tombe par terre, l’assistance se couche. En tombant, vêtu d’un pagne et sans culotte dessous, on dévoile facilement son sexe. Cependant, la culture kongo est familière avec le christianisme depuis le XVIe siècle, alors que l’information date du début du XXe siècle (MacGaffey 1991, 2014 : 176-177).
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Au début de la Seconde République, lors de l’exécution publique des « pendus de la Pentecôte », les parentes proches des suppliciés se sont dénudées pour « maudire » Mobutu, d’ailleurs absent du lieu.
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Sur son blogue (lessensdesimages.com), mis en ligne le 26 janvier 2013, consulté le 8 mai 2014. Malgré sa présence au Musée d’Orsay, le tableau continue à faire scandale. Le journal Libération du 23 octobre 2011 a rapporté que le compte Facebook d’un internaute français a été désactivé puisqu’il a placé l’image dans son profil (Libération 2011).
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Avant de parler d’obscénité, je recommande la lecture de l’ouvrage Obscénité, pornographie et censure (Beauthier et al. 2010). Le débat de qualification « est-ce de l’art ou de la pornographie ? » continue en Occident, à propos par exemple des photographies prises par David Hamilton et Jock Sturgies. Ces derniers ont cependant pour modèles des adolescentes, ce qui n’est pas le cas de Simon Mukunday.
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Un objet du quotidien placé dans une scène extraordinaire surprend, met en question l’exceptionnalité de la scène. Faute d’une tradition des images de nus au Congo, je ne crois pas que l’on puisse suivre le raisonnement des critiques qui mettent l’accent sur la rupture d’une convention lorsque Manet place un bouquet de fleurs dans le tableau d’Olympia. Néanmoins, un objet ordinaire, peint en nature morte, sort le nu d’un espace-temps convenu pour le planter dans l’espace-temps du quotidien. Puisqu’Olympia dévisageait le spectateur et le modèle reconnaissable, le tableau a fait scandale. Peut-on parler d’un effet similaire lorsqu’un verre ou une demi-pomme accompagnent l’image du sexe féminin ?
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À l’autre extrême du pays et un siècle auparavant, dans la société kongo, on retrouve la même association lorsque les villageois accusent les policiers de mauvais traitement d’« une jeune fille qui avait été déshabillée en public et avait été exposée au feu, les jambes écartées » (Zana Etambala 2013 : 101). Elle fut probablement considérée par ces policiers comme sorcière.
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Au sens que donne à cette notion Michel de Certeau (1990) : un lieu du monde social à partir duquel il est possible de bâtir une stratégie.
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Il se base sur la documentation particulièrement précieuse que constituent les enquêtes réalisées au début du XXe siècle, sur l’initiative de Karl Laman, par des catéchistes kongo. Grâce à sa compréhension exceptionnellement fine du monde kongo et sa connaissance de la langue, il gagne l’accès à la théorie kongo du pouvoir. Inspiré par ses analyses, je risque une lecture de la culture katangaise située quelques milliers de kilomètres à l’Est et un siècle plus tard.
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À travers l’Afrique centrale, dans la culture politique précoloniale, un chef prouvait et confirmait ses qualités exceptionnelles, lesquelles allaient avec la fonction, posant – éventuellement symboliquement – des gestes interdits à des gens ordinaires sous peine de mort. L’épreuve d’ordalie imposée à un individu accusé de sorcellerie s’inscrit dans le même registre. Survivre à l’absorption du poison ou ne pas être brûlé par le feu, c’est montrer l’étendue de son pouvoir plutôt que son innocence, mais la communauté doit composer avec le pouvoir confirmé. Ainsi, sous la Seconde République, courait la rumeur – peut-être la faisait-on courir – que le président Mobutu couchait avec les filles de ses concubines/bureaux et, simultanément, avec les jumelles mulâtresses dont une seule était officiellement son épouse. La factualité de ces gestes est sans importance, ses qualités de chef étant confirmées aussi longtemps qu’il se portait bien malgré les faits allégués.
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Traduction libre.
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