Dans le milieu des années 2000, dans un bâtiment imposant situé au bord du lac de Zurich en Suisse, se tient une séance réunissant divers professionnels des milieux touristiques helvétiques. L’objectif de cette séance est de réaliser de nouvelles brochures devant être diffusées l’année suivante sur le marché intérieur aussi bien qu’extérieur. Lors de cette séance qui a donné lieu à de nombreuses discussions sur la mise en page de ces brochures, mais aussi sur les images qui devraient illustrer les attraits touristiques du pays et le message que l’industrie cherchait à produire de l’expérience touristique, plusieurs points de débat concernant la réalisation linguistique et plurilingue de ce matériel promotionnel ont émergé. Tout d’abord, les participants se sont questionnés sur les langues dans lesquelles ces brochures devaient être traduites. Certaines langues apparaissaient pour eux évidentes et devaient faire l’objet de traduction : l’allemand, le français et l’italien, dans la mesure où elles correspondent au marché plurilingue national et au marché des pays voisins (France, Belgique, Allemagne, Autriche, Italie), qui constituent une clientèle numériquement importante dans le processus de consommation des produits touristiques du pays. Il en allait de même pour l’anglais à titre de lingua franca et de langue des touristes britanniques et nord-américains anglophones. D’autres langues encore sont apparues comme pouvant faire l’objet d’une possible traduction. Ainsi, l’espagnol, qui permettait de viser une clientèle venant à la fois de l’Espagne et de l’Amérique latine, a rapidement été considéré comme devant faire partie du lot. Courbe statistique à l’appui, l’un des dirigeants soulignait qu’il s’agit dans les deux cas d’un marché grandissant en termes de nombre de nuitées par séjour. Le cas du russe a également été évoqué. Cependant, lors des débats, il s’est avéré que la brochure en question ne conviendrait pas nécessairement au marché russe, mais qu’une version modifiée de cette dernière dans un format différent et plus court pourrait être envisagée afin de répondre davantage à des consommateurs considérés comme exigeants, culturellement différents et ne venant pas en Suisse pour les mêmes raisons que des Britanniques ou des Français. Enfin, la question d’une traduction en polonais a également fait l’objet de discussions dans la mesure où l’organisation faitière du tourisme helvétique avait à cette époque décidé d’investir ce marché émergent, considéré par les économistes de l’industrie comme fort prometteur compte tenu de l’accès d’une partie de la population au statut de classe moyenne désireuse, selon les dires des pronostiqueurs, de consommer des produits touristiques prestigieux. Si le résultat des discussions a conduit à ne pas inclure une traduction en polonais pour cette fois, il a été convenu que la brochure simplifiée pour le marché russe pourrait faire l’objet d’une traduction en polonais. Dans le processus de fabrication de ce matériel promotionnel s’est également posée la question, non plus uniquement de la langue dans laquelle les brochures pourraient être traduites, mais celle de savoir par qui et dans quelle variété de langue la traduction devait être faite. Sur la base des expériences antérieures et des retours des différentes antennes de l’agence nationale du tourisme localisées à l’étranger, c’est avant tout le « problème » du français qui a retenu l’attention. En effet, si par le passé ces brochures étaient traduites en Suisse romande (la partie francophone de la Suisse), il s’est avéré que les responsables pour le marché français ont relevé la présence de constructions considérées comme trop fortement locales, jugées grammaticalement incorrectes et pouvant être éventuellement mal perçues par la clientèle française (ou plus généralement francophone non suisse). L’illégitimité de ce qui a été construit comme une variété locale difficilement compatible avec le public-cible a conduit à …
Appendices
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