Alors que dans la continuité des mouvements de libération des animaux, les Animal studies se développent à vive allure aux États-Unis, les rapports entre humains et animaux figurent aussi au coeur de l’actualité en Europe occidentale. En France, par exemple, l’Assemblée nationale vient d’adopter – le 28 janvier 2015 – un projet de loi reconnaissant aux animaux la symbolique d’« êtres vivants doués de sensibilité », un statut bien différent de celui qu’ils avaient auparavant, puisqu’ils étaient définis comme des « bien meubles ». Dans ces deux régions du monde, d’ailleurs, les « readers » et les livres sur les animaux ne se comptent plus. Pour des raisons qui restent à éclaircir, les chercheurs canadiens sont restés jusqu’ici très en retrait de cet engouement, ce terrain ayant été surtout occupé par les spécialistes en études autochtones (voir, par exemple, Delâge 2005 ; Henriksen 2009 ; Clément 2012) ou en biologie. Comme le remarque justement Florence Burgat (2010), la parution d’un ouvrage synthèse sous le titre Qui sont les animaux ? (et non « Que sont les animaux ») sous la direction du journaliste Jean Birnbaum (2010) est révélatrice d’une rupture épistémologique. Dorénavant, il semble bien que les animaux, y compris dans des sociétés qui les ont longtemps définis comme des êtres incomplets par rapport aux humains (il leur manque l’esprit, la pensée logique, le rire, l’art, etc.) se voient reconnaître une subjectivité, voire une humanité puisqu’il est même question d’un « animal cannibalisé », pour reprendre le titre d’un ouvrage que Michèle Cros, Julien Bondaz et Maxime Michaud (2012) ont récemment consacré à ces diverses consommations que les hommes font des animaux en Afrique. Cette rupture avec l’approche privative apparaît dans plusieurs autres publications collectives récentes telle que celle de John Knight (2005), qui entend aborder les animaux comme des sujets interagissant avec les humains et non plus sous l’angle des seules représentations, ou encore celle de Samantha Hurn (2012), qui propose de saisir des interactions entre des espèces, une sorte d’« ethnographie multi-espèces », pour reprendre l’expression de Roy Ellen soulignant les mérites de son ouvrage. Un tel changement fait écho à l’éternelle ambiguïté qui, en Occident, marque nos rapports avec les bêtes puisque le terme latin que contient le générique qui les désigne signifie le souffle, le principe de vie, voire « l’âme », ce que précisément on dénie leur reconnaître. Aujourd’hui, cette rupture ouvre la porte à de multiples évolutions comme la reconnaissance de droits, par exemple, et il se pourrait bien que les États-Unis soient là encore les premiers cette révolution. Jusqu’ici, le rôle des animaux dans la pensée mythique, écologique et symbolique a été largement étudié par des générations de chercheurs, mais jamais n’a-t-on encore trouvé autant de travaux consacrés à l’étude des rapports entre humains et animaux dans des sociétés qui auraient apparemment établi une séparation radicale avec ces derniers. Non sans paradoxe, ceux qui ont ouvert le bal de ces nouvelles discussions n’ont pas été des anthropologues, pourtant au contact depuis longtemps avec des sociétés qui refusent de penser que les humains occupent une position supérieure à celle des animaux, mais des philosophes, des éthiciens, des historiens et des éthologues. Dans les années 1970, tel que le rappelle un des contributeurs à cet ouvrage (Burgat 2010 : 143), la primatologue Jane Goodall provoquait encore le scandale quand elle utilisait la notion de « personnalités » pour les grands singes qu’elle étudiait. Aujourd’hui, elle fait oeuvre de précurseur et bien des primatologues – comme William McGrew, Frans de Waal et d’autres – vont plus loin encore, s’intéressant à présent la « culture » des …
Appendices
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