Rappeler ici les principes de constitution des quatre modèles ontologiques demanderait de trop longs développements, mais je crois que je peux répondre de deux façons. La première, c’est que ce que j’appelle les « schèmes de relation » sont des schèmes de relation institués. Le monde est composé d’êtres qui sont instaurés par des relations. Donc, il n’y a pas, d’un côté, un univers de termes qui serait l’univers ontologique, et puis de l’autre côté un univers des relations qui serait l’univers sociocosmologique. Mais certaines relations sont instituées et non plus seulement instituantes, c’est-à-dire qu’elles sont repérables comme le principe actif d’institutions concrètes (des formes d’organisation, d’échange, de production) qui fournissent le cadre d’un très vaste ensemble d’interactions entre les humains, d’une part, et entre les humains et les non-humains, d’autre part. Or, les positions des êtres dans un mode de relation sont dépendantes de leur statut dans un mode d’identification : dans une ontologie comme l’animisme par exemple, il y a toujours une équivalence des termes, des sujets humains et non-humains, de sorte qu’il y a parité entre eux dans chacun des mode institués de relation propres à l’animisme, à savoir « l’échange », « la prédation » et « le don ». Ces modes de relations sont fondés sur des conduites effectives, c’est-à-dire sur les obligations que les humains pensent encourir lorsqu’ils entrent en relation avec d’autres humains ou avec des non-humains. Dans certains cas, que je regroupe sous le label « don » (il en va ainsi chez les Inuit par exemple), on pense que l’on peut recevoir du gibier sans avoir à en payer le prix, si je puis dire. On doit payer si l’on est excessif, bien sûr, par la maladie ou la mort ; l’hybris à la chasse est toujours puni, quelle que soit l’ontologie. Dans le cas de l’échange, au contraire, il faut rembourser. C’est le principe même qui fonde le rapport aux autres humains ou aux non-humains, de sorte que tout ce que l’on prend, il faut le restituer. Et dans le régime de la prédation on accapare autrui, parce que cet autrui est nécessaire à soi, tout simplement parce que l’on ne peut pas vivre sans s’incorporer l’autre en permanence. On n’a ici aucune obligation de rembourser. Il arrive qu’il y ait des représailles, bien sûr, de toutes sortes d’ailleurs, que ce soit dans la guerre entre les humains, ou à la chasse, lorsque, dans l’animisme, cette figure classique du maître des animaux va se venger parce qu’il trouve que le chasseur a été un peu trop loin. On interprète alors la plupart des maux, des maladies, des infortunes comme une vengeance des animaux. Une autre caractéristique de l’animisme est le travail constant auquel se livrent les spécialistes des rituels pour dé-subjectiver les proies animales afin de minimiser le risque encouru lorsque l’on mange des sujets. Dans l’animisme, on mange en effet constamment des sujets, et ce sont toujours des sujets de même niveau que soi, pas des gens qu’on domine ou que l’on protège. Et c’est pour cela qu’il n’y a pas d’élevage ni de domestication dans l’animisme. D’autres modes de relations sont fondés sur la dissymétrie des positions entre les termes. Je pense à l’ontologie analogiste dans laquelle il y a toujours une hiérarchie, parce que la hiérarchie est simplement le moyen le plus aisé de structurer pareil système. Une ontologie analogiste est en effet une configuration dans laquelle le monde est vu comme une foule de singularités entre lesquelles il faut établir des correspondances, des liaisons, des connexions, et ce, afin que ce monde soit vivable …
Appendices
Références
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