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Les Desis (du mot hindi/urdu desh qui signifie « en dehors du pays »), ou les populations sud-est-asiatiques vivant à l’extérieur de leur pays, prennent de plus en plus conscience que leur combat contre le racisme et les autres problèmes sociaux passe par leur appropriation de la culture populaire noire aux États-Unis. C’est ce que Nitasha Sharma appelle une « global race consciousness » (pp. 88-99 et 225). Les artistes desis créent ainsi un nouvel espace identitaire, ou plutôt de nouveaux espaces d’identification dans le hip-hop. Cet ouvrage nous emmène dans un tout nouveau champ théorique de l’appropriation, à partir d’une ethnographie des performances d’une communauté de 24 artistes hip-hop dans la région du nord de la Californie, basée sur une présence extensive sur le terrain de 1990 à 2000, des entrevues semi-dirigées, ainsi que des analyses de vidéoclips et de paroles de chansons.
L’ouvrage innove par son analyse américaine d’une problématique qui introduit un nouvel espace racial, les Bruns d’Asie (emprunté à la race brune en Amérique latine ou en anglais « Brown race »), ne se réduisant plus uniquement à la dichotomie « Blancs/Noirs ». Sharma propose en effet d’offrir des réponses aux conflits raciaux et ethniques qui existent entre la race blanche dominante et les dites races minoritaires, et de construire un pont entre les communautés d’artistes hip-hop noirs et bruns de la région Oakland-Berkeley-San-Francisco. Ainsi, les performances des artistes sud-est-asiatiques américains, très peu traitées jusqu’alors dans la littérature sur le hip-hop, sont décrites comme un acte politique de « racialisation » (pp. 12, 20-22 et 93-94, traduction libre) et de prise de conscience de la fierté de cette communauté minoritaire brune (Brown pride, pp. 192 et pp. 206), du fait qu’elles sont inspirées par le mouvement noir du Black Power, comme c’est le cas pour le rappeur indien-américain Vivek (pp. 3 et 225).
Le projet d’alliance multiraciale entre les communautés minoritaires noire et brune crée ce que Sharma appelle le « polycultural sampling » (p. 12), ou procédé d’appropriation et de rejet de différents éléments de l’une et l’autre culture. Ce procédé est illustré par des flux d’appropriation bidirectionnels entre les producteurs des hip-hop noirs et sud-est-asiatiques (p. 18). Les artistes hip-hop (les Desis) se « branchent en dehors » (chap. 2, traduction libre) de leurs communautés et se tournent vers celles qui expriment le mieux leur sens de la différence (i.e. les Noirs). Le « branching-out » est en fait un concept emprunté à George Liptsitz et initié par Juan Flores, qui suppose une alliance en dehors de sa communauté dans le but de créer de nouvelles identités, et sans avoir à dépendre de la conscience historique et des savoirs de sa communauté d’origine (p. 33). Stuart Hall parle ainsi d’« attachements » (p. 88, traduction libre), comme c’est le cas pour les rappeurs desis envers les communautés noires ; ce qui est d’ailleurs souvent mal vu, car les Desis font l’objet d’un mythe comme minorité modèle (p. 14-15) aux États-Unis. La collaboration entre les rappeurs sud-est asiatiques et africains-américains permet de lever plusieurs équivoques sur l’hégémonie du desiness, mais aussi de combattre le racisme, notamment dans l’ère américaine post-11 septembre, où un Desi est perçu comme dangereux s’il a une apparence musulmane, de même qu’un Noir est perçu comme un pauvre sans éducation et potentiellement dangereux.
Les artistes tels que MC Rawj, K13, Chee Malabar et Vivek, ainsi que les rappeuses D’LO et Deejay (à lire DJ) Bella, femmes desis artistes du hip-hop, définissent ainsi une nouvelle forme d’ethnicité desi, qui est une alternative (« alternative desiness », p. 39) fondée sur le rejet des normes desis autant que de celles de la société américaine dominante. L’ethnicité desi alternative relève plutôt de l’appropriation des éléments culturels de l’identité noire, dont on veut cependant garder le caractère « authentique » et « vrai » (p. 217, traduction libre). Ce caractère vrai, cette « realness » s’ancre dans leurs expériences de vie quotidiennes avec les Noirs (pp. 216-217). Ainsi, les Desis s’identifient avec les Noirs, plutôt que comme Noirs (p. 12), à travers un projet anti-essentialiste qui réfute l’idée même selon laquelle la culture hip-hop serait faite uniquement par et pour les Africains-Américains, puisque eux-aussi s’approprient des éléments culturels d’autres cultures, dont la culture sud-est-asiatique. Dans cette perspective, par exemple la rappeuse Missy Elliot introduit un son hindi et la phrase « attamujhe ko », criée par un Indien dans son clip Get Ur Freak On (p. 246).
La problématique du genre et du sexe est finalement abordée avec l’homosexuelle et DJ de nuit Deejay Bella et l’activiste MC D’LO, qui contrecarrent le racisme, la misogynie et le sexisme (chap. 3). Elles revendiquent une identité hip-hop qui ouvre de nouveaux espaces pro-féminins dans cette industrie musicale majoritairement noire, masculine et hétérosexuelle (p. 139). La force de cette recherche réside dans son cadre d’analyse multiracial ainsi que dans sa redéfinition de l’identité non seulement en termes ethniques, mais aussi politiques. L’ouvrage aurait cependant gagné à traduire l’objet hip-hop, qui englobe d’autres éléments que le rap, également en tant que danse et dessin mural (Bazin 1995).
Appendices
Référence
- Bazin H., 1995, La culture hip-hop. Paris, Desclée de Brouwer.