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Dans cet ouvrage très riche en références philosophiques et littéraires, Kasereka Kavwahirehi, philosophe congolais spécialiste de littérature africaine et des théories postcoloniales, exprime sur la crise africaine des interrogations radicales mettant l’accent sur deux aspects : sa dimension humaine, et le rôle central de l’intellectuel, penseur « libre et critique », pour en sortir. Il s’agit selon lui d’éviter le recours aux outillages humanitaires ou développementalistes – qui échouent par leur visée même d’agir sur les effets plutôt que sur les causes –, et de revenir au fondement de la crise à son niveau le plus élémentaire : l’humain, qu’il convient de « guérir » des traumatismes et violences déshumanisantes de l’esclavage et du colonialisme ainsi que des pesanteurs de la post-colonie.
Pour ce faire, dans une suite de textes en variation autour du thème, il défend la posture d’une articulation nécessaire entre sciences, arts et politique, accordant une place importante à la littérature, qui permet à la fois de comprendre, de questionner et d’échapper à l’ordre établi en imaginant d’autres voies. C’est donc à partir des oeuvres de philosophes, écrivains, artistes, et intellectuels africains qu’il analyse la crise, qu’il qualifie de « tragique dépersonnalisation causée par la négation ou la marginalisation des bases anthropologiques des sociétés africaines » (p. 24), et envisage « l’utopie d’une Afrique nouvelle » (ibid.) entre le je et le nous, le local et le global, en faisant appel à un nouvel imaginaire social.
Se référant à Mudimbé, l’auteur fait le choix d’ancrer son point de vue à partir de l’Afrique, dans une perspective de décolonisation de la pensée et des sciences. Partant de son expérience personnelle en République démocratique du Congo, il appelle donc à remettre en question l’ordre du discours occidental totalitaire avant d’envisager une stratégie de renaissance.
Dans la première partie, Kavwahirehi s’attache à faire le constat de la crise et à ébaucher des pistes de solutions. Il décrit l’opacité sociale et politique, la pauvreté anthropologique conduisant à la stupeur, la crise des sciences humaines, et la réduction du sujet africain à « une sorte de degré zéro de l’être », et souligne la nécessité d’introduire de l’intelligence, de prendre en considération les traumatismes du passé, d’adopter une démarche épistémologique centrée sur un questionnement existentiel ou ontologique de l’être africain et d’envisager une théorie générale de l’évènement postcolonial.
La deuxième partie examine les enjeux d’une autre vision de l’Afrique, en abordant les débats autour de la question de l’authenticité (en référence au discours mobutien) ; en envisageant l’émergence de nouvelles rationalités spirituelles africaines qui échapperaient au christianisme ; en soulignant la nécessité d’une décolonisation du savoir à partir de la mémoire et de l’expérience africaine comme produit de plusieurs traditions culturelles, qui déboucherait sur une reprise des savoirs et traditions marginalisés et l’ouverture à une diversité des cosmovisions ; en insistant, enfin, sur la nécessité d’une place véritable pour la pensée libre et critique.
La troisième et dernière partie envisage la manière dont les intellectuels pourraient influencer les décisions politiques africaines. Revenant sur le lien entre philosophes et pouvoir politique, à partir des travaux de Ngoma Binda et Hountondji, il souligne l’exigence pour les philosophes de s’inscrire dans un projet d’engagement, vers une philosophie politique où le courant herméneutique aurait son rôle à jouer sans tomber dans l’excès d’un passéisme dogmatique propre à l’ethnophilosophie, en complément du courant critico-prospectif qui devrait être à l’écoute des populations. Mais constatant l’ineffectivité de la présence de nombreux intellectuels au sein de l’appareil d’État de pays africains sur l’amélioration de la gestion publique, il recommande que le philosophe s’engage pleinement dans le projet d’émancipation du peuple, sans pour autant vouloir imposer sa « vérité » face à l’opinion des citoyens. S’appuyant sur Eboussi Boulaga, il explore enfin ce que devraient être les modalités d’une pensée honorable dans « l’inservitude ».
La conclusion énonce un ensemble de voies possibles pour une renaissance, soulignant le besoin de revenir sur le passé traumatique pour mieux s’en affranchir, de réintroduire dans le développement les dimensions sociales et culturelles pour penser d’autres formes de vivre-ensemble et de « puiser dans l’énergie créatrice et, pourquoi pas, utopique du peuple africain qui, malgré la violence subie, la souffrance endurée, l’annihilation vécue de son être, et de ses ressources culturelles par la raison moderne, n’a jamais perdu sa joie de vivre, sa capacité de créer et d’imaginer un autre monde plus humain » (p. 308).
Pour poursuivre cette réflexion riche et dense, il est tentant de s’interroger sur les modalités d’une mise en application de ces recommandations, interrogation qu’il conviendrait probablement de mener à partir d’expériences locales. Ceci permettrait de relativiser le léger malaise provoqué par un propos homogénéisant l’Afrique, une entité que l’auteur dit lui-même être avant tout géographique, et ce, au détriment de la diversité des cosmologies locales où s’ancrent les fondements, dans la chair qu’évoque Werewere Liking et sur la terre des ancêtres de Djeliba, le griot d’Amadou Kourouma.